Il est maintenant en nous, il a la
direction
de notre pensée.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Plus loin une autre fillette était agenouillée près de sa bicyclette
qu'elle arrangeait. Une fois la réparation faite, la jeune coureuse
monta sur sa bicyclette, mais sans l'enfourcher comme eût fait un
homme. Pendant un instant la bicyclette tangua, et le jeune corps sembla
s'être accru d'une voile, d'une aile immense; et bientôt nous vîmes
s'éloigner à toute vitesse la jeune créature mi-humaine, mi-ailée,
ange ou péri, poursuivant son voyage.
Voilà ce dont une vie avec Albertine me privait justement. Dont elle me
privait? N'aurais-je pas dû penser: dont elle me gratifiait au
contraire. Si Albertine n'avait pas vécu avec moi, avait été libre,
j'eusse imaginé, et avec raison, toutes ces femmes comme des objets
possibles, probables, de son désir, de son plaisir. Elles me fussent
apparues comme ces danseuses qui, dans un ballet diabolique,
représentant les Tentations pour un être, lancent leurs flèches au
cœur d'un autre être. Les midinettes, les jeunes filles, les
comédiennes, comme je les aurais haïes! Objet d'horreur, elles eussent
été exceptées pour moi de la beauté de l'univers. Le servage
d'Albertine, en me permettant de ne plus souffrir par elles, les
restituait à la beauté du monde. Inoffensives, ayant perdu l'aiguillon
qui met au cœur la jalousie, il m'était loisible de les admirer, de
les caresser du regard, un autre jour plus intimement peut-être. En
enfermant Albertine, j'avais du même coup rendu à l'univers toutes ces
ailes chatoyantes qui bruissent dans les promenades, dans les bals, dans
les théâtres, et qui redevenaient tentatrices pour moi, parce qu'elles
ne pouvaient plus succomber à leur tentation. Elles faisaient la
beauté du monde. Elles avaient fait jadis celle d'Albertine. C'est
parce que je l'avais vue comme un oiseau mystérieux, puis comme une
grande actrice de la plage, désirée, obtenue peut-être, que je
l'avais trouvée merveilleuse. Une fois captif chez moi, l'oiseau que
j'avais vu un soir marcher à pas comptés sur la digue, entouré de la
congrégation des autres jeunes filles pareilles à des mouettes venues
on ne sait d'où, Albertine avait perdu toutes ses couleurs, avec toutes
les chances qu'avaient les autres de l'avoir à eux. Elle avait peu à
peu perdu sa beauté. Il fallait des promenades comme celles-là, où je
l'imaginais sans moi accostée par telle femme, ou tel jeune homme, pour
que je la revisse dans la splendeur de la plage, bien que ma jalousie
fût sur un autre plan que le déclin des plaisirs de mon imagination.
Mais malgré ces brusques sursauts où, désirée par d'autres, elle me
redevenait belle, je pouvais très bien diviser son séjour chez moi en
deux périodes, la première où elle était encore, quoique moins
chaque jour, la chatoyante actrice de la plage, La seconde où, devenue
la grise prisonnière, réduite à son terne elle-même, il lui fallait
ces éclairs où je me ressouvenais du passé pour lui rendre des
couleurs.
Parfois, dans les heures où elle m'était le plus indifférente, me
revenait le souvenir d'un moment lointain où sur la plage, quand je ne
la connaissais pas encore, non loin de telle dame avec qui j'étais fort
mal et avec qui j'étais presque certain maintenant qu'elle avait eu des
relations, elle éclatait de rire en me regardant d'une façon
insolente. La mer polie et bleue bruissait tout autour. Dans le soleil
de la plage, Albertine, au milieu de ses amies, était la plus belle.
C'était une fille magnifique, qui dans le cadre habituel d'eaux
immenses m'avait, elle, précieux à la dame qui l'admirait, infligé ce
définitif affront. Il était définitif, car la dame retournait
peut-être à Balbec, constatait peut-être, sur la plage lumineuse et
bruissante, l'absence d'Albertine. Mais elle ignorait que la jeune fille
vécût chez moi, rien qu'à moi. Les eaux immenses et bleues, l'oubli
des préférences qu'elle avait pour cette jeune fille et qui allaient
à d'autres, s'étaient refermées sur l'avanie que m'avait faite
Albertine, l'enfermant dans un éblouissant et infrangible écrin. Alors
la haine pour cette femme mordait mon cœur; pour Albertine aussi, mais
une haine mêlée d'admiration pour la belle jeune fille adulée, à la
chevelure merveilleuse, et dont l'éclat de rire sur la plage était un
affront. La honte, la jalousie, le ressouvenir des désirs premiers et
du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sa beauté, sa valeur
d'autrefois. Et ainsi alternait, avec l'ennui un peu lourd que j'avais
auprès d'elle, un désir frémissant, plein d'orages magnifiques et de
regrets; selon qu'elle était à côté de moi dans ma chambre ou que je
lui rendais sa liberté dans ma mémoire sur la digue, dans ses gais
costumes de plage, au jeu des instruments de musique de la mer,
Albertine, tantôt sortie de ce milieu, possédée et sans grande
valeur, tantôt replongée en lui, m'échappant dans un passé que je ne
pourrais connaître, m'offensant, auprès de son amie, autant que
l'éclaboussure de la vague ou l'étourdissement du soleil, Albertine
remise sur la plage, ou rentrée dans ma chambre, en une sorte d'amour
amphibie.
Ailleurs une bande nombreuse jouait au ballon. Toutes ces fillettes
avaient voulu profiter du soleil, car ces journées de février, même
quand elles sont si brillantes, ne durent pas tard et la splendeur de
leur lumière ne retarde pas la venue de son déclin. Avant qu'il fût
encore proche, nous eûmes quelque temps de pénombre, parce qu'après
avoir poussé jusqu'à la Seine, où Albertine admira, et par sa
présence m'empêcha d'admirer, les reflets de voiles rouges sur l'eau
hivernale et bleue, une maison blottie au loin comme un seul coquelicot
dans l'horizon clair dont Saint-Cloud semblait plus loin la
pétrification fragmentaire, friable et côtelée, nous descendîmes de
voiture et marchâmes longtemps; même pendant quelques instants je lui
donnai le bras, et il me semblait que cet anneau que le sien faisait
sous le mien unissait en un seul être nos deux personnes et attachait
l'une à l'autre nos deux destinées.
À nos pieds, nos ombres parallèles, rapprochées et jointes, faisaient
un dessin ravissant. Sans doute il me semblait déjà merveilleux à la
maison qu'Albertine habitât avec moi, que ce fût elle qui s'étendît
sur mon lit. Mais c'en était comme l'exportation au dehors, en pleine
nature, que devant ce lac du Bois que j'aimais tant, au pied des arbres,
ce fût justement son ombre, l'ombre pure et simplifiée de sa jambe, de
son buste, que le soleil eût à peindre au lavis à côté de la mienne
sur le sable de l'allée. Et je trouvais un charme plus immatériel sans
doute, mais non pas moins intime, qu'au rapprochement, à la fusion de
nos corps, à celle de nos ombres. Puis nous remontâmes dans la
voiture. Et elle s'engagea pour le retour dans de petites allées
sinueuses où les arbres d'hiver habillés de lierre et de ronces, comme
des ruines, semblaient conduire à la demeure d'un magicien. À peine
sortis de leur couvert assombri, nous retrouvâmes, pour sortir du Bois,
le plein jour si clair encore que je croyais avoir le temps de faire
tout ce que je voudrais avant le dîner, quand, quelques instants
seulement après, au moment où notre voiture approchait de l'Arc de
Triomphe, ce fut avec un brusque mouvement de surprise et d'effroi que
j'aperçus au-dessus de Paris la lune pleine et prématurée comme le
cadran d'une horloge arrêtée qui nous fait croire qu'on s'est mis en
retard. Nous avions dit au cocher de rentrer. Pour Albertine, c'était
aussi revenir chez moi. La présence des femmes, si aimées
soient-elles, qui doivent nous quitter pour rentrer, ne donne pas cette
paix que je goûtais dans la présence d'Albertine assise au fond de la
voiture à côté de moi, présence qui nous acheminait non au vide où
l'on est séparé, mais à la réunion plus stable encore et mieux
enclose dans mon chez-moi, qui était aussi son chez-elle, symbole
matériel de la possession que j'avais d'elle. Certes pour posséder il
faut avoir désiré. Nous ne possédons une ligne, une surface, un
volume que si notre amour l'occupe. Mais Albertine n'avait pas été
pour moi pendant notre promenade, comme avait été jadis Rachel, une
vaine poussière de chair et d'étoffe. L'imagination de mes yeux, de
mes lèvres, de mes mains, avait à Balbec si solidement construit, si
tendrement poli son corps que maintenant dans cette voiture, pour
toucher ce corps, pour le contenir, je n'avais pas besoin de me serrer
contre Albertine, ni même de la voir, il me suffisait de l'entendre, et
si elle se taisait de la savoir auprès de moi; mes sens tressés
ensemble l'enveloppaient tout entière et quand, arrivée devant la
maison, tout naturellement elle descendit, je m'arrêtai un instant pour
dire au chauffeur de revenir me prendre, mais mes regards
l'enveloppaient encore tandis qu'elle s'enfonçait devant moi sous la
voûte, et c'était toujours ce même calme inerte et domestique que je
goûtais à la voir ainsi lourde, empourprée, opulente et captive,
rentrer tout naturellement avec moi, comme une femme que j'avais à moi,
et, protégée par les murs, disparaître dans notre maison.
Malheureusement elle semblait s'y trouver en prison et être de l'avis
de cette Mme de La Rochefoucauld qui, comme on lui demandait si elle
n'était pas contente d'être dans une aussi belle demeure que Liancourt
répondit qu'«il n'est pas de belle prison», si j'en jugeais par l'air
triste et las qu'elle eut ce soir-là pendant notre dîner en
tête-à-tête dans sa chambre. Je ne le remarquai pas d'abord; et
c'était moi qui me désolais de penser que s'il n'y avait pas eu
Albertine (car avec elle j'eusse trop souffert de la jalousie dans un
hôtel où elle eût toute la journée subi le contact de tant
d'êtres), je pourrais en ce moment dîner à Venise dans une de ces
petites salles à manger surbaissées comme une cale de navire, et où
on voit le grand canal par de petites fenêtres cintrées qu'entourent
des moulures mauresques.
Je dois ajouter qu'Albertine admirait beaucoup chez moi un grand bronze
de Barbedienne qu'avec beaucoup de raison Bloch trouvait fort laid. Il
en avait peut-être moins de s'étonner que je l'eusse gardé. Je
n'avais jamais cherché comme lui à faire des ameublements artistiques,
à composer des pièces, j'étais trop paresseux pour cela, trop
indifférent à ce que j'avais l'habitude d'avoir sous les yeux. Puisque
mon goût ne s'en souciait pas, j'avais le droit de ne pas nuancer mon
intérieur. J'aurais peut-être pu malgré cela ôter le bronze. Mais
les choses laides et cossues sont fort utiles, car elles ont auprès des
personnes qui ne nous comprennent pas, qui n'ont pas notre goût et dont
nous pouvons être amoureux, un prestige que n'aurait pas une fière
chose qui ne révèle pas sa beauté. Or les êtres qui ne nous
comprennent pas sont justement les seuls à l'égard desquels il puisse
nous être utile d'user d'un prestige que notre intelligence suffit à
nous assurer auprès d'êtres supérieurs. Albertine avait beau
commencer à avoir du goût, elle avait encore un certain respect pour
le bronze, et ce respect rejaillissait sur moi en une considération
qui, venant d'Albertine, m'importait infiniment plus que de garder un
bronze un peu déshonorant, puisque j'aimais Albertine.
Mais la pensée de mon esclavage cessait tout d'un coup de me peser et
je souhaitais de le prolonger encore, parce qu'il me semblait apercevoir
qu'Albertine sentait cruellement le sien. Sans doute chaque fois que je
lui avais demandé si elle ne se déplaisait pas chez moi, elle m'avait
toujours répondu qu'elle ne savait pas où elle pourrait être plus
heureuse. Mais souvent ces paroles étaient démenties par un air de
nostalgie, d'énervement.
Certes si elle avait les goûts que je lui avais crus, cet empêchement
de jamais les satisfaire devait être aussi incitant pour elle qu'il
était calmant pour moi, calmant au point que j'eusse trouvé
l'hypothèse que je l'avais accusée injustement la plus vraisemblable
si dans celle-ci je n'eusse eu beaucoup de peine à expliquer cette
application extraordinaire que mettait Albertine à ne jamais être
seule, à ne jamais être libre, à ne pas s'arrêter un instant devant
la porte quand elle rentrait, à se faire accompagner ostensiblement,
chaque fois qu'elle allait téléphoner, par quelqu'un qui pût me
répéter ses paroles, par Françoise, par Andrée, à me laisser
toujours seul, sans avoir l'air que ce fût exprès, avec cette
dernière, quand elles étaient sorties ensemble pour que je pusse me
faire faire un rapport détaillé sur leur sortie. Avec cette
merveilleuse docilité contrastaient certains mouvements vite réprimés
d'impatience, qui me firent me demander si Albertine n'aurait pas formé
le projet de secouer sa chaîne. Des faits accessoires étayaient ma
supposition. Ainsi, un jour où j'étais sorti seul, ayant rencontré,
près de Passy, Gisèle, nous causâmes de choses et d'autres. Bientôt
assez heureux de pouvoir le lui apprendre, je lui dis que je voyais
constamment Albertine. Gisèle me demanda où elle pourrait la trouver
car elle avait justement quelque chose à lui dire. «Quoi donc? » «Des
choses qui se rapportaient à de petites camarades à elle. » «Quelles
camarades? Je pourrai peut-être vous renseigner, ce qui ne vous
empêchera pas de la voir. » «Oh! des camarades d'autrefois, je ne me
rappelle pas les noms», répondit Gisèle d'un air vague, en battant en
retraite. Elle me quitta croyant avoir parlé avec une prudence telle
que rien ne pouvait me paraître que très clair. Mais le mensonge est
si peu exigeant, a besoin de si peu de chose pour se manifester! S'il
s'était agi de camarades d'autrefois, dont elle ne savait même pas les
noms, pourquoi aurait-elle eu «justement» besoin d'en parler à
Albertine. Cet adverbe assez parent d'une expression chère à Madame
Cottard: «cela tombe à pic», ne pouvait s'appliquer qu'à une chose
particulière, opportune, peut-être urgente, se rapportant à des
êtres déterminés. D'ailleurs rien que la façon d'ouvrir la bouche
comme quand on va bâiller, d'un air vague, en me disant (en reculant
presque avec son corps, comme elle faisait machine en arrière à partir
de ce moment dans notre conversation): «Ah! je ne sais pas, je ne me
rappelle pas les noms», faisait aussi bien de sa figure, et,
s'accordant avec elle, de sa voix, une figure de mensonge, que l'air
tout autre, serré, animé, à l'avant, de «j'ai justement» signifiait
une vérité. Je ne questionnai pas Gisèle. À quoi cela m'eût-il
servi? Certes elle ne mentait pas de la même manière qu'Albertine. Et
certes les mensonges d'Albertine m'étaient plus douloureux. Mais
d'abord il y avait entre eux un point commun: le fait même du mensonge
qui, dans certains cas, est une évidence. Non pas de la réalité qui
se cache dans ce mensonge. On sait bien que chaque assassin en
particulier s'imagine avoir tout si bien combiné qu'il ne sera pas
pris, et parmi les menteurs, plus particulièrement les femmes qu'on
aime. On ignore où elle est allée, ce qu'elle y a fait. Mais au moment
même où elle parle, où elle parle d'une autre chose sous laquelle il
y a cela, qu'elle ne dit pas, le mensonge est perçu instantanément, et
la jalousie redoublée puisqu'on sent le mensonge, et qu'on n'arrive pas
à savoir la vérité. Chez Albertine, la sensation du mensonge était
donnée par bien des particularités qu'on a déjà vues au cours de ce
récit, mais principalement par ceci que quand elle mentait son récit
péchait soit par insuffisance, omission, invraisemblance, soit par
excès au contraire de petits faits destinés à le rendre
vraisemblable. Le vraisemblable, malgré l'idée que se fait le menteur,
n'est pas du tout le vrai. Dès qu'en écoutant quelque chose de vrai,
on entend quelque chose qui est seulement vraisemblable, qui l'est
peut-être plus que le vrai, qui l'est peut-être trop, l'oreille un peu
musicienne sent que ce n'est pas cela, comme pour un vers faux, ou un
mot lu à haute voix pour un autre. L'oreille le sent, et si l'on aime,
le cœur s'alarme. Que ne songe-t-on alors, quand on change toute sa vie
parce qu'on ne sait pas si une femme est passée rue de Berri ou rue
Washington, que ne songe-t-on que ces quelques mètres de différence,
et la femme elle-même, seront réduits au cent millionième
(c'est-à-dire à une grandeur que nous ne pouvons percevoir), si
seulement nous avons la sagesse de rester quelques années sans voir
cette femme et que ce qui était Gulliver en bien plus grand deviendra
une lilliputienne qu'aucun microscope--au moins du cœur--car celui de
la mémoire indifférente est plus puissant et moins fragile--ne pourra
plus percevoir! Quoi qu'il en soit, s'il y avait un point commun--le
mensonge même==entre ceux d'Albertine et de Gisèle, pourtant Gisèle
ne mentait pas de la même manière qu'Albertine, ni non plus de la
même manière qu'Andrée, mais leurs mensonges respectifs
s'emboîtaient si bien les uns dans les autres, tout en présentant une
grande variété, que la petite bande avait la solidité impénétrable
de certaines maisons de commerce, de librairie ou de presse par exemple,
où le malheureux auteur n'arrivera jamais, malgré la diversité des
personnalités composantes, à savoir s'il est ou non floué. Le
directeur du journal ou de la revue ment avec une attitude de
sincérité d'autant plus solennelle qu'il a besoin de dissimuler en
mainte occasion qu'il fait exactement la même chose et se livre aux
mêmes pratiques mercantiles que celles qu'il a flétries chez les
autres directeurs de journaux ou de théâtres, chez les autres
éditeurs, quand il a pris pour bannière, levé contre eux l'étendard
de la Sincérité. Avoir proclamé (comme chef d'un parti politique,
comme n'importe quoi) qu'il est atroce de mentir, oblige le plus souvent
à mentir plus que les autres, sans quitter pour cela le masque
solennel, sans déposer la tiare auguste de la sincérité. L'associé
de l'«homme sincère» ment autrement et de façon plus ingénue. Il
trompe son auteur comme il trompe sa femme, avec des trucs de
vaudeville. Le secrétaire de la rédaction, honnête homme et grossier,
ment tout simplement, comme un architecte qui vous promet que votre
maison sera prête, à une époque où elle ne sera pas commencée. Le
rédacteur en chef, âme angélique, voltige au milieu des trois autres,
et sans savoir de quoi il s'agit, leur porte, par scrupule fraternel et
tendre solidarité, le secours précieux d'une parole insoupçonnable.
Ces quatre personnes vivent dans une perpétuelle dissension que
l'arrivée de l'auteur fait cesser. Par-dessus les querelles
particulières, chacun se rappelle le grand devoir militaire de venir en
aide au «corps» menacé. Sans m'en rendre compte, j'avais depuis
longtemps joué le rôle de cet auteur vis-à-vis de la «petite
bande». Si Gisèle avait pensé, quand elle avait dit: «justement»,
à telle camarade d'Albertine disposée à voyager avec elle dès que
mon amie, sous un prétexte ou un autre, m'aurait quitté, et à
prévenir Albertine que l'heure était venue ou sonnerait bientôt,
Gisèle se serait fait couper en morceaux plutôt que de me le dire; il
était donc bien inutile de lui poser des questions. Des rencontres
comme celles de Gisèle n'étaient pas seules à accentuer mes doutes.
Par exemple, j'admirais les peintures d'Albertine. Les peintures
d'Albertine, touchantes distractions de la captive, m'émurent tant que
je la félicitai. «Non, c'est très mauvais, mais je n'ai jamais pris
une seule leçon de dessin. » «Mais un soir vous m'aviez fait dire à
Balbec que vous étiez restée à prendre une leçon de dessin. » e lui
rappelai le jour et je lui dis que j'avais bien compris tout de suite
qu'on ne prenait pas de leçons de dessin à cette heure-là. Albertine
rougit. «C'est vrai, dit-elle, je ne prenais pas de leçons de dessin,
je vous ai beaucoup menti au début, cela je le reconnais. Mais je ne
vous mens plus jamais. » J'aurais tant voulu savoir quels étaient les
nombreux mensonges du début, mais je savais d'avance que ses aveux
seraient de nouveaux mensonges. Aussi je me contentai de l'embrasser. Je
lui demandai seulement un de ces mensonges. Elle répondit: «Eh bien!
par exemple que l'air de la mer me faisait mal. » Je cessai d'insister
devant ce mauvais vouloir.
Pour lui faire paraître sa chaîne plus légère, le mieux était sans
doute de lui faire croire que j'allais moi-même la rompre. En tous cas,
ce projet mensonger je ne pouvais le lui confier en ce moment, elle
était revenue avec trop de gentillesse du Trocadéro tout à l'heure;
ce que je pouvais faire, bien loin de l'affliger d'une menace de
rupture, c'était tout au plus de taire les rêves de perpétuelle vie
commune que formait mon cœur reconnaissant. En la regardant, j'avais de
la peine à me retenir de les épancher en elle, et peut-être s'en
apercevait-elle. Malheureusement leur expression n'est pas contagieuse.
Le cas d'une vieille femme maniérée comme M. de Charlus qui, à force
de ne voir dans son imagination qu'un fier jeune homme, croit devenir
lui-même fier jeune homme et d'autant plus qu'il devient plus maniéré
et plus risible, ce cas est plus général, et c'est l'infortune d'un
amant épris de ne pas se rendre compte que, tandis qu'il voit une
figure belle devant lui, sa maîtresse voit sa figure à lui qui n'est
pas rendue plus belle, au contraire, quand la déforme le plaisir qu'y
fait naître la vue de la beauté. Et l'amour n'épuise même pas toute
la généralité de ce cas; nous ne voyons pas notre corps, que les
autres voient, et nous «suivons» notre pensée, l'objet invisible aux
autres qui est devant nous. Cet objet-là parfois l'artiste le fait voir
dans son œuvre. De là vient que les admirateurs de celle-ci sont
désillusionnés par l'auteur dans le visage de qui cette beauté
intérieure s'est imparfaitement reflétée.
Tout être aimé, même dans une certaine mesure, tout être est pour
nous comme Janus, nous présentant le front qui nous plaît si cet être
nous quitte, le front morne si nous le savons à notre perpétuelle
disposition. Pour Albertine, la société durable avec elle avait
quelque chose de pénible d'une autre façon que je ne peux dire en ce
récit. C'est terrible d'avoir la vie d'une autre personne attachée à
la sienne comme une bombe qu'on tiendrait sans qu'on puisse la lâcher
sans crime. Mais qu'on prenne comme comparaison les hauts et les bas,
les dangers, l'inquiétude, la crainte de voir crues plus tard des
choses fausses et vraisemblables qu'on ne pourra plus expliquer,
sentiments éprouvés si on a dans son intimité un fou. Par exemple, je
plaignais M. de Charlus de vivre avec Morel (aussitôt le souvenir de la
scène de l'après-midi me fit sentir le côté gauche de ma poitrine
bien plus gros que l'autre); en laissant de côté les relations qu'ils
avaient ou non ensemble, M. de Charlus avait dû ignorer au début que
Morel était fou. La beauté de Morel, sa platitude, sa fierté, avaient
dû détourner le baron de chercher si loin, jusqu'aux jours de
mélancolie où Morel accusait M. de Charlus de sa tristesse, sans
pouvoir fournir d'explications, l'insultait de sa méfiance, à l'aide
de raisonnements faux, mais extrêmement subtils, le menaçait de
résolutions désespérées, au milieu desquelles persistait le souci le
plus retors de l'intérêt le plus immédiat. Tout ceci n'est que
comparaison. Albertine n'était pas folle.
* * *
J'appris que ce jour-là avait eu lieu une mort qui me fit beaucoup de
peine, celle de Bergotte. On sait que sa maladie durait depuis
longtemps. Non pas celle évidemment qu'il avait eue d'abord et qui
était naturelle. La nature ne semble guère capable de donner que des
maladies assez courtes. Mais la médecine s'est annexé l'art de les
prolonger. Les remèdes, la rémission qu'ils procurent, le malaise que
leur interruption fait renaître, composent un simulacre de maladie que
l'habitude du patient finit par stabiliser, par styliser, de même que
les enfants toussent régulièrement par quintes, longtemps après
qu'ils sont guéris de la coqueluche. Puis les remèdes agissent
moins,--on les augmente, ils ne font plus aucun bien, mais ils ont
commencé à faire du mal grâce à cette indisposition durable. La
nature ne leur aurait pas offert une durée si longue. C'est une grande
merveille que la médecine égalant presque la nature puisse forcer à
garder le lit, à continuer sous peine de mort l'usage d'un médicament.
Dès lors la maladie artificiellement greffée a pris racine, est
devenue une maladie secondaire mais vraie, avec cette seule différence
que les maladies naturelles guérissent, mais jamais celles que crée la
médecine, car elle ignore le secret de la guérison.
Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de chez lui.
D'ailleurs, il n'avait jamais aimé le monde, ou l'avait aimé un seul
jour pour le mépriser comme tout le reste et de la même façon, qui
était la sienne, à savoir non de mépriser parce qu'on ne peut
obtenir, mais aussitôt qu'on a obtenu. Il vivait si simplement qu'on ne
soupçonnait pas à quel point il était riche, et l'eût-on su qu'on se
fût trompé encore, l'ayant cru alors avare alors que personne ne fut
jamais si généreux. Il l'était surtout avec des femmes, des fillettes
pour mieux dire, et qui étaient honteuses de recevoir tant pour si peu
de chose. Il s'excusait à ses propres yeux parce qu'il savait ne
pouvoir jamais si bien produire que dans l'atmosphère de se sentir
amoureux. L'amour, c'est trop dire, le plaisir un peu enfoncé dans la
chair, aide au travail des lettres parce qu'il anéantit les autres
plaisirs, par exemple les plaisirs de la société, ceux qui sont les
mêmes pour tout le monde. Et même si cet amour amène des
désillusions, du moins agite-t-il, de cette façon-là aussi, la
surface de l'âme qui sans cela risquerait de devenir stagnante. Le
désir n'est donc pas inutile à l'écrivain pour l'éloigner des autres
hommes d'abord et de se conformer à eux, pour rendre ensuite quelques
mouvements à une machine spirituelle qui, passé un certain âge, a
tendance à s'immobiliser. On n'arrive pas à être heureux mais on fait
des remarques sur les raisons qui empêchent de l'être et qui nous
fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la déception.
Les rêves ne sont pas réalisables, nous le savons; nous n'en
formerions peut-être pas sans le désir, et il est utile d'en former
pour les voir échouer et que leur échec instruise. Aussi Bergotte se
disait-il: «Je dépense plus que des multimillionnaires pour des
fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu'elles me donnent me
font écrire un livre qui me rapporte de l'argent. » Économiquement ce
raisonnement était absurde, mais sans doute trouvait-il quelque
agrément à transmuter ainsi l'or en caresses et les caresses en or.
Nous avons vu au moment de la mort de ma grand'mère que la vieillesse
fatiguée aimait le repos. Or dans le monde il n'y a que la
conversation. Elle y est stupide, mais a le pouvoir de supprimer les
femmes qui ne sont plus que questions et réponses. Hors du monde les
femmes redeviennent ce qui est si reposant pour le vieillard fatigué,
un objet de contemplation. En tout cas, maintenant, il n'était plus
question de rien de tout cela. J'ai dit que Bergotte ne sortait plus de
chez lui, et quand il se levait une heure dans sa chambre, c'était tout
enveloppé de châles, de plaids, de tout ce dont on se couvre au moment
de s'exposer à un grand froid ou de monter en chemin de fer. Il s'en
excusait auprès des rares amis qu'il laissait pénétrer auprès de lui
et montrant ses tartans, ses couvertures, il disait gaiement: «Que
voulez-vous, mon cher, Anaxagore l'a dit, la vie est un voyage». Il
allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui
offrait une image anticipée de la grande quand peu à peu la chaleur se
retirera de la terre, puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin,
car si avant dans les générations futures que brillent les œuvres des
hommes, encore faut-il qu'il y ait des hommes. Si certaines espèces
d'animaux résistent plus longtemps au froid envahisseur, quand il n'y
aura plus d'hommes, et à supposer que la gloire de Bergotte ait duré
jusque-là, brusquement elle s'éteindra à tout jamais. Ce ne sont pas
les derniers animaux qui le liront, car il est peu probable que, comme
les apôtres à la Pentecôte, ils puissent comprendre le langage des
divers peuples humains sans l'avoir appris.
Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait
d'insomnies, et ce qui est pire, dès qu'il s'endormait, de cauchemars
qui, s'il s'éveillait, faisaient qu'il évitait de se rendormir.
Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que
grâce à eux, grâce à la contradiction qu'ils présentent avec la
réalité qu'on a devant soi à l'état de veille, ils nous donnent, au
plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons dormi.
Mais les cauchemars de Bergotte n'étaient pas cela. Quand il parlait de
cauchemars, autrefois il entendait des choses désagréables qui se
passaient dans son cerveau. Maintenant, c'est comme venus du dehors de
lui qu'il percevait une main munie d'un torchon mouillé qui, passée
sur sa figure par une femme méchante, s'efforçait de le réveiller,
d'intolérables chatouillements sur les hanches, la rage--parce que
Bergotte avait murmuré en dormant qu'il conduisait mal--d'un cocher fou
furieux qui se jetait sur l'écrivain et lui mordait les doigts, les lui
sciait. Enfin dès que dans son sommeil l'obscurité était suffisante,
la nature faisait une espèce de répétition sans costumes de l'attaque
d'apoplexie qui l'emporterait: Bergotte entrait en voiture sous le
porche du nouvel hôtel des Swann, voulait descendre. Un vertige
foudroyant le clouait sur sa banquette, le concierge essayait de l'aider
à descendre, il restait assis ne pouvant se soulever, dresser ses
jambes. Il essayait de s'accrocher au pilier de pierre qui était devant
lui, mais n'y trouvait pas un suffisant appui pour se mettre debout.
Il consulta les médecins qui, flattés d'être appelés par lui, virent
dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu'il n'avait
rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises. Ils lui
conseillèrent de ne pas lire de contes terrifiants (il ne lisait rien),
de profiter davantage du soleil «indispensable à la vie» (il n'avait
dû quelques années de mieux relatif qu'à sa claustration chez lui),
de s'alimenter davantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout ses
cauchemars). Un de ses médecins étant doué de l'esprit de
contradiction et de taquinerie, dès que Bergotte le voyait en l'absence
des autres, et pour ne pas le froisser, lui soumettait comme des idées
de lui ce que les autres lui avaient conseillé: le médecin
contredisant, croyant que Bergotte cherchait à se faire ordonner
quelque chose qui lui plaisait, le lui défendait aussitôt, et souvent
avec des raisons fabriquées si vite pour les besoins de la cause que
devant l'évidence des objections matérielles que faisait Bergotte, le
docteur contredisant était obligé dans la même phrase de se
contredire lui-même, mais, pour des raisons nouvelles, renforçait la
même prohibition. Bergotte revenait à un des premiers médecins, homme
qui se piquait d'esprit, surtout devant un des maîtres de la plume et
qui, si Bergotte insinuait: «Il me semble pourtant que le Dr X. . .
m'avait dit--autrefois bien entendu--que cela pouvait me congestionner
le rein et le cerveau. . . », souriait malicieusement, levait le doigt et
prononçait: «J'ai dit user, je n'ai pas dit abuser. Bien entendu tout
remède, si on exagère, devient une arme à double tranchant. » Il y a
dans notre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, comme
dans le cœur de ce qui est le devoir moral, et qu'aucune autorisation
du docteur en médecine ou en théologie ne peut suppléer. Nous savons
que les bains froids nous font mal, nous les aimons, nous trouverons
toujours un médecin pour nous les conseiller, non pour empêcher qu'ils
ne nous fassent mal. À chacun de ces médecins Bergotte prit ce que,
par sagesse, il s'était défendu depuis des années. Au bout de
quelques semaines, les accidents d'autrefois avaient reparu, les
récents s'étaient aggravés. Affolé par une souffrance de toutes les
minutes, à laquelle s'ajoutait l'insomnie coupée de brefs cauchemars,
Bergotte ne fit plus venir de médecin et essaya avec succès, mais avec
excès, de différents narcotiques, lisant avec confiance le prospectus
accompagnant chacun d'eux, prospectus qui proclamait la nécessité du
sommeil mais insinuait que tous les produits qui l'amènent (sauf celui
contenu dans le flacon qu'il enveloppait et qui ne produisait jamais
d'intoxication) étaient toxiques et par là rendaient le remède pire
que le mal. Bergotte les essaya tous. Certains sont d'une autre famille
que ceux auxquels nous sommes habitués, dérivés par exemple de
l'amyle et de l'éthyle. On n'absorbe le produit nouveau, d'une
composition toute différente, qu'avec la délicieuse attente de
l'inconnu. Le cœur bat comme à un premier rendez-vous. Vers quels
genres ignorés de sommeil, de rêves, le nouveau venu va-t-il nous
conduire?
Il est maintenant en nous, il a la direction de notre pensée.
De quelle façon allons-nous nous endormir? Et une fois que nous le
serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quels
gouffres inexplorés le maître tout-puissant nous conduira-t-il? Quel
groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce voyage?
Nous mènera-t-il au malaise? À la béatitude? À la mort? Celle de
Bergotte survint la veille de ce jour-là et où il s'était ainsi
confié à un de ces amis (ami? ennemi? ) trop puissant. Il mourut dans
les circonstances suivantes. Une crise d'urémie assez légère était
cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit
que dans la _Vue de Delft_ de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye
pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait
connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait
pas) était si bien peint, qu'il était, si on le regardait seul, comme
une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à
elle-même. Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à
l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut
pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut
l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice,
et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de
Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le
Ver Meer qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce
qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il
remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le
sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de
mur jaune. Ses étourdissements augmentaient; il attachait son regard,
comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux
petit pan de mur. «C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes
derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches
de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit
pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui
échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant
l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit
pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment
donné le premier pour le second. «Je ne voudrais pourtant pas, se
disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette
exposition. »
Il se répétait: «Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de
mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire; aussi
brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à
l'optimisme, se dit: «C'est une simple indigestion que m'ont donnée
ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup
l'abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les
visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais? Qui peut le dire?
Certes les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux,
n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que
tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix
d'obligations contractées dans une vie antérieure; il n'y a aucune
raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous
croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être
polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de
recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera
importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur
jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à
jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces
obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent
appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le
sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous
sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner
revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi
parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y
avait tracées,--ces lois dont tout travail profond de l'intelligence
nous rapproche et qui sont invisibles seulement--et encore! --pour les
sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est
sans invraisemblance.
On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses
livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes
éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa
résurrection.
J'appris, ai-je dit, ce jour-là que Bergotte était mort. Et j'admirais
l'inexactitude des journaux qui--reproduisant les uns et les autres une
même note--disaient qu'il était mort la veille. Or la veille,
Albertine l'avait rencontré, me raconta-t-elle le soir même, et cela
l'avait même un peu retardée, car il avait causé assez longtemps avec
elle. C'est sans doute avec elle qu'il avait eu son dernier entretien.
Elle le connaissait par moi qui ne le voyais plus depuis longtemps, mais
comme elle avait eu la curiosité de lui être présentée, j'avais, un
an auparavant, écrit au vieux maître pour la lui amener. Il m'avait
accordé ce que j'avais demandé, tout en souffrant un peu, je crois,
que je ne le revisse que pour faire plaisir à une autre personne, ce
qui confirmait mon indifférence pour lui. Ces cas sont fréquents:
parfois celui ou celle qu'on implore non pour le plaisir de causer de
nouveau avec lui, mais pour une tierce personne, refuse si obstinément,
que notre protégée croit que nous nous sommes targués d'un faux
pouvoir; plus souvent le génie ou la beauté célèbre consentent, mais
humiliés dans leur gloire, blessés dans leur affection, ne nous
gardent plus qu'un sentiment amoindri, douloureux, un peu méprisant. Je
devinai longtemps après que j'avais faussement accusé les journaux
d'inexactitude, car ce jour-là Albertine n'avait nullement rencontré
Bergotte, mais je n'en avais point eu un seul instant le soupçon tant
elle me l'avait conté avec naturel, et je n'appris que bien plus tard
l'art charmant qu'elle avait de mentir avec simplicité. Ce qu'elle
disait, ce qu'elle avouait avait tellement les mêmes caractères que
les formes de l'évidence--ce que nous voyons, ce que nous apprenons
d'une manière irréfutable--qu'elle semait ainsi dans les intervalles
de la vie les épisodes d'une autre vie dont je ne soupçonnais pas
alors la fausseté et dont je n'ai eu que beaucoup plus tard la
perception. J'ai ajouté: «quand elle avouait», voici pourquoi.
Quelquefois des rapprochements singuliers me donnaient à son sujet des
soupçons jaloux où à côté d'elle figurait dans le passé, ou hélas
dans l'avenir, une autre personne. Pour avoir l'air d'être sûr de mon
fait, je disais le nom et Albertine me disait: «Oui je l'ai
rencontrée, il y a huit jours, à quelques pas de la maison. Par
politesse j'ai répondu à son bonjour. J'ai fait deux pas avec elle.
Mais il n'y a jamais rien eu entre nous. Il n'y aura jamais rien. » Or
Albertine n'avait même pas rencontré cette personne, pour la bonne
raison que celle-ci n'était pas venue à Paris depuis dix mois. Mais
mon amie trouvait que nier complètement était peu vraisemblable. D'où
cette courte rencontre fictive, dite si simplement que je voyais la dame
s'arrêter, lui dire bonjour, faire quelques pas avec elle. Le
témoignage de mes sens, si j'avais été dehors à ce moment, m'aurait
peut-être appris que la dame n'avait pas fait quelques pas avec
Albertine. Mais si j'avais suie contraire, c'était par une de ces
chaînes de raisonnement (où les paroles de ceux en qui nous avons
confiance insèrent de fortes mailles) et non par le témoignage des
sens. Pour invoquer ce témoignage des sens il eût fallu que j'eusse
été précisément dehors, ce qui n'avait pas eu lieu. On peut imaginer
pourtant qu'une telle hypothèse n'est pas invraisemblable: j'aurais pu
être sorti et passer dans la rue à l'heure où Albertine m'aurait dit
ce soir (ne m'ayant pas vu) qu'elle avait fait quelques pas avec la
dame, et j'aurais su alors qu'Albertine avait menti. Est-ce bien sûr
encore? Une obscurité sacrée se fût emparée de mon esprit, j'aurais
mis en doute que je l'avais vue seule, à peine aurais-je cherché à
comprendre par quelle illusion d'optique je n'avais pas aperçu la dame
et je n'aurais pas été autrement étonné de m'être trompé, car le
monde des astres est moins difficile à connaître que les actions
réelles des êtres, surtout des êtres que nous aimons, fortifiés
qu'ils sont contre notre doute par des fables destinées à les
protéger. Pendant combien d'années peuvent-ils laisser notre amour
apathique croire que la femme aimée a à l'étranger une sœur, un
frère, une belle-sœur qui n'ont jamais existé!
Le témoignage des sens est lui aussi une opération de l'esprit où la
conviction crée l'évidence. Nous avons vu bien des fois le sens de
l'ouïe apporter à Françoise non le mot qu'on avait prononcé, mais
celui qu'elle croyait le vrai, ce qui suffisait pour qu'elle n'entendît
pas la rectification implicite d'une prononciation meilleure. Notre
maître d'hôtel n'était pas constitué autrement. M. de Charlus
portait à ce moment-là--car il changeait beaucoup--des pantalons fort
clairs et reconnaissables entre mille. Or notre maître d'hôtel, qui
croyait que le mot «pissotière» (le mot désignant ce que M. de
Rambuteau avait été si fâché d'entendre le duc de Guermantes appeler
un édicule Rambuteau) était «pistière», n'entendit jamais dans
toute sa vie une seule personne dire «pissotière», bien que très
souvent on prononçât ainsi devant lui. Mais l'erreur est plus
entêtée que la foi et n'examine pas ses croyances. Constamment le
maître d'hôtel disait: «Certainement M. le baron de Charlus a pris
une maladie pour rester si longtemps dans une pistière. Voilà ce que
c'est que d'être un vieux coureur de femmes. Il en a les pantalons. Ce
matin, madame m'a envoyé faire une course à Neuilly. À la pistière
de la rue de Bourgogne j'ai vu entrer M. le baron de Charlus. En
revenant de Neuilly, bien une heure après, j'ai vu ses pantalons jaunes
dans la même pistière, à la même place, au milieu où il se met
toujours pour qu'on ne le voie pas. » Je ne connais rien de plus beau,
de plus noble et plus jeune qu'une nièce de Mme de Guermantes. Mais
j'entendis le concierge d'un restaurant où j'allais quelquefois dire
sur son passage: «Regarde-moi cette vieille rombière, quelle touche!
et ça a au moins quatre-vingts ans. » Pour l'âge il me paraît
difficile qu'il le crût. Mais les chasseurs groupés autour de lui, qui
ricanaient chaque fois qu'elle passait devant l'hôtel pour aller voir
non loin de là ses deux charmantes grand'tantes, Mmes de Fezensac et de
Bellery, virent sur le visage de cette jeune beauté, les quatre-vingts
ans que par plaisanterie ou non avait donnés le concierge à la vieille
«rombière». On les aurait fait tordre en leur disant qu'elle était
plus distinguée que l'une des deux caissières de l'hôtel, et qui,
rongée d'eczéma, ridicule de grosseur, leur semblait belle femme. Seul
peut-être le désir sexuel eût été capable d'empêcher leur erreur
de se former, s'il avait joué sur le passage de la prétendue vieille
rombière, et si les chasseurs avaient brusquement convoité la jeune
déesse. Mais pour des raisons inconnues, et qui devaient être
probablement de nature sociale, ce désir n'avait pas joué. Il y aurait
du reste beaucoup à discuter. L'univers est vrai pour nous tous et
dissemblable pour chacun. Si nous n'étions pas, pour l'ordre du récit,
obligé de nous borner à des raisons frivoles, combien de plus
sérieuses nous permettraient de montrer la minceur menteuse du début
de ce volume où, de mon lit, j'entends le monde s'éveiller, tantôt
par un temps, tantôt par un autre. Oui, j'ai été forcé d'amincir la
chose et d'être mensonger, mais ce n'est pas un univers, c'est des
millions, presque autant qu'il existe de prunelles et d'intelligences
humaines, qui s'éveillent tous les matins.
Pour revenir à Albertine, je n'ai jamais connu de femmes douées plus
qu'elle d'heureuse aptitude au mensonge animé, coloré des teintes
mêmes de la vie, si ce n'est une de ses amies--une de mes jeunes
filles en fleurs aussi, rose comme Albertine, mais dont le profil
irrégulier, creusé, puis proéminent à nouveau, ressemblait tout à
fait à certaines grappes de fleurs roses dont j'ai oublié le nom et
qui ont ainsi de longs et sinueux rentrants. Cette jeune fille était,
au point de vue de la fable, supérieure à Albertine, car elle n'y
mêlait aucun des moments douloureux, des sous-entendus rageurs qui
étaient fréquents chez mon amie. J'ai dit pourtant qu'elle était
charmante quand elle inventait un récit qui ne laissait pas de place au
doute, car on voyait alors devant soi la chose--pourtant
imaginée,--qu'elle disait, en se servant comme vue de sa parole. La
vraisemblance seule inspirait Albertine, nullement le désir de me
donner de la jalousie. Car Albertine, sans être intéressée
peut-être, aimait qu'on lui fît des gentillesses. Or si au cours de
cet ouvrage j'ai eu et j'aurai bien des occasions de montrer comment la
jalousie redouble l'amour, c'est au point de vue de l'amant que je me
suis placé. Mais pour peu que celui-ci ait un peu de fierté, et
dût-il mourir d'une séparation, il ne répondra pas à une trahison
supposée par une gentillesse, il s'écartera, ou sans s'éloigner
s'ordonnera de feindre la froideur. Aussi est-ce en pure perte pour elle
que sa maîtresse le fait tant souffrir. Dissipe-t-elle au contraire
d'un mot adroit, de tendres caresses, les soupçons qui le torturaient
bien qu'il s'y prétendît indifférent, sans doute l'amant n'éprouve
pas cet accroissement désespéré de l'amour où le hausse la jalousie,
mais cessant brusquement de souffrir, heureux, attendri, détendu comme
on l'est après un orage quand la pluie est tombée et qu'à peine
sent-on encore sous les grands marronniers s'égoutter à longs
intervalles les gouttes suspendues que déjà le soleil reparu colore,
il ne sait comment exprimer sa reconnaissance à celle qui l'a guéri.
Albertine savait que j'aimais à la récompenser de ses gentillesses, et
cela expliquait peut-être qu'elle inventât pour s'innocenter des aveux
naturels comme ses récits dont je ne doutais pas et dont un avait été
la rencontre de Bergotte alors qu'il était déjà mort. Je n'avais su
jusque-là de mensonges d'Albertine que ceux que par exemple à Balbec
m'avait rapportés Françoise et que j'ai omis de dire bien qu'ils
m'eussent fait si mal: «Comme elle ne voulait pas venir, elle m'a dit:
«Est-ce que vous ne pourriez pas dire à monsieur que vous ne m'avez
pas trouvée, que j'étais sortie? » Mais les «inférieurs», qui nous
aiment comme Françoise m'aimait, ont du plaisir à nous froisser dans
notre amour-propre.
CHAPITRE DEUXIÈME
_Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus. _
Après le dîner, je dis à Albertine que j'avais envie de profiter de
ce que j'étais levé pour aller voir des amis, Mme Villeparisis, Mme de
Guermantes, les Cambremer, je ne savais trop, ceux que je trouverais
chez eux. Je tus seulement le nom de ceux chez qui je comptais aller,
les Verdurin. Je lui demandai si elle ne voulait pas venir avec moi.
Elle allégua qu'elle n'avait pas de robe. «Et puis je suis si mal
coiffée. Est-ce que vous tenez à ce que je continue à garder cette
coiffure? » Et pour me dire adieu elle me tendit la main de cette façon
brusque, le bras allongé, les épaules se redressant, qu'elle avait
jadis sur la plage de Balbec, et qu'elle n'avait plus jamais eue depuis.
Ce mouvement oublié refit du corps qu'il anima, celui de cette
Albertine qui me connaissait encore à peine. Il rendit à Albertine,
cérémonieuse sous un air de brusquerie, sa nouveauté première, son
inconnu, et jusqu'à son cadre. Je vis la mer derrière cette jeune
fille que je n'avais jamais vue me saluer ainsi depuis que je n'étais
plus au bord de la mer. «Ma tante trouve que cela me vieillit»,
ajouta-t-elle d'un air maussade. «Puisse sa tante dire vrai! »
pensai-je. «Qu'Albertine en ayant l'air d'une enfant fasse paraître
Mme Bontemps plus jeune, c'est tout ce que celle-ci demande, et
qu'Albertine aussi ne lui coûte rien, en attendant le jour, où en
m'épousant, elle lui rapportera. » Mais qu'Albertine parût moins
jeune, moins jolie, fît moins retourner les têtes dans la rue, voilà
ce que moi au contraire je souhaitais. Car la vieillesse d'une duègne
ne rassure pas tant un amant jaloux que la vieillesse du visage de celle
qu'il aime. Je souffrais seulement que la coiffure que je lui avais
demandé d'adopter pût paraître à Albertine une claustration de plus.
Et ce fut encore ce sentiment domestique nouveau qui ne cessa, même
loin d'Albertine, de m'attacher à elle comme un lien.
Je dis à Albertine, peu en train, m'avait-elle dit, pour m'accompagner
chez les Guermantes ou les Cambremer, que je ne savais trop où j'irais
et je partis chez les Verdurin. Au moment où la pensée du concert que
j'y entendrais me rappelait la scène de l'après-midi: «grand pied de
grue, grand pied de grue»,--scène d'amour déçu, d'amour jaloux,
peut-être, mais alors aussi bestiale que celle que, à la parole près,
peut faire à une femme un orangoutang qui en est, si l'on peut dire,
épris,--au moment où dans la rue j'allais appeler un fiacre,
j'entendis des sanglots qu'un homme, qui était assis sur une borne,
cherchait à réprimer. Je m'approchai, l'homme qui avait la tête dans
ses mains avait l'air d'un jeune homme, et je fus surpris de voir, à la
blancheur qui sortait du manteau, qu'i était en habit et en cravate
blanche. En m'entendant il découvrit son visage inondé de pleurs, mais
aussitôt m'ayant reconnu le détourna. C'était Morel. Il comprit que
je l'avais reconnu et tâchant d'arrêter ses larmes il me dit qu'il
s'était arrêté un instant tant il souffrait. «J'ai grossièrement
insulté aujourd'hui même, me dit-il, une personne pour qui j'ai eu de
très grands sentiments. C'est d'un lâche car elle m'aime. » «Avec le
temps elle oubliera peut-être», répondis-je sans penser qu'en parlant
ainsi, j'avais l'air d'avoir entendu la scène de l'après-midi. Mais il
était si absorbé dans son chagrin qu'il n'eut même pas l'idée que je
pusse savoir quelque chose. «Elle oubliera peut-être, me dit-il. Mais
moi je ne pourrai pas oublier. J'ai le sentiment de ma honte, j'ai un
dégoût de moi! Mais enfin c'est dit, rien ne peut faire que ce n'ait
pas été dit. Quand on me met en colère je ne sais plus ce que je
fais. Et c'est si malsain pour moi, j'ai les nerfs tout entrecroisés
les uns dans les autres», car comme tous les neurasthéniques il avait
un grand souci de sa santé. Si, dans l'après-midi, j'avais vu la
colère amoureuse d'un animal furieux, ce soir, en quelques heures, des
siècles avaient passé et un sentiment nouveau, un sentiment de honte,
de regret, de chagrin, montrait qu'une grande étape avait été
franchie dans l'évolution de la bête destinée à se transformer en
créature humaine. Malgré tout j'entendais toujours «grand pied de
grue» et je craignais une prochaine récurrence à l'état sauvage. Je
comprenais d'ailleurs très mal ce qui s'était passé, et c'est
d'autant plus naturel que M. de Charlus lui-même ignorait entièrement
que depuis quelques jours et particulièrement ce jour-là, même avant
le honteux épisode qui ne se rapportait pas directement à l'état du
violoniste, Morel était repris de neurasthénie. En effet, il avait, le
mois précédent, poussé aussi vite qu'il avait pu, beaucoup plus
lentement qu'il eût voulu, la séduction de la nièce de Jupien avec
laquelle il pouvait, en tant que fiancé, sortir à son gré. Mais dès
qu'il avait été un peu loin dans ses entreprises vers le viol, et
surtout quand il avait parlé à sa fiancée de se lier avec d'autres
jeunes filles qu'elle lui procurerait, il avait rencontré des
résistances qui l'avaient exaspéré. Du coup (soit qu'elle eût été
trop chaste, ou au contraire se fût donnée) son désir était tombé.
Il avait résolu de rompre, mais sentant le baron bien plus moral,
quoique vicieux, il avait peur que, dès la rupture, M. de Charlus ne le
mît à la porte. Aussi avait-il décidé, il y avait une quinzaine de
jours, de ne plus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et
Jupien se débrouiller (il employait un verbe plus cambronesque) entre
eux, et avant d'annoncer a rupture, de «fout' le camp» pour une
destination inconnue.
Bien que la conduite qu'il avait eue avec la nièce de Jupien fût
exactement superposable, dans les moindres détails, avec celle dont il
avait fait la théorie devant le baron pendant qu'ils dînaient à
Saint-Mars-le-Vêtu, il est probable qu'elles étaient fort
différentes, et que des sentiments moins atroces et qu'il n'avait pas
prévus dans sa conduite théorique avaient embelli, rendu sentimentale
sa conduite réelle. Le seul point où au contraire la réalité était
pire que le projet, est que dans le projet il ne lui paraissait pas
possible de rester à Paris après une telle trahison. Maintenant au
contraire vraiment «fout' le camp» pour une chose aussi simple lui
paraissait beaucoup. C'était quitter le baron qui, sans doute, serait
furieux, et briser sa situation. Il perdrait tout l'argent que lui
donnait le baron. La pensée que c'était inévitable lui donnait des
crises de nerfs, il restait des heures à larmoyer, prenait pour ne pas
y penser de la morphine avec prudence. Puis tout à coup s'était
trouvée dans son esprit une idée qui sans doute y prenait peu à peu
vie et forme depuis quelque temps, et cette idée était que
l'alternative, le choix entre la rupture et la brouille complète avec
M. de Charlus, n'était peut-être pas forcés. Perdre tout l'argent du
baron était beaucoup. Morel, incertain, fut pendant quelques jours
plongé dans des idées noires, comme celles que lui donnaient la vue de
Bloch. Puis il décida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le
faire tomber dans un piège, qu'ils avaient dû s'estimer heureux d'en
être quittes à si bon marché. Il trouvait en somme que la jeune fille
était dans son tort d'avoir été si maladroite, de n'avoir pas su le
garder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situation chez M.
de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettait jusqu'aux dîners
dispendieux qu'il avait offerts à la jeune fille depuis qu'ils étaient
fiancés et desquels il eût pu dire le coût, en fils de valet de
chambre qui venait tous les mois apporter son «livre» à mon oncle.
Car livre, au singulier, qui signifie ouvrage imprimé pour le commun
des mortels, perd ce sens pour les Altesses et pour les valets de
chambre. Pour les seconds il signifie le livre de comptes, pour les
premières le registre où on s'inscrit. (À Balbec, un jour où la
Princesse de Luxembourg m'avait dit qu'elle n'avait pas emporté de
livre, j'allais lui prêter _Pêcheur d'Islande_ et _Tartarin de
Tarascon_, quand je compris ce qu'elle avait voulu dire, non qu'elle
passerait le temps moins agréablement, mais que je pourrais plus
difficilement mettre mon nom chez elle. )
Malgré le changement de point de vue de Morel quant aux conséquences
de sa conduite, bien que celle-ci lui eût semblé abominable il y a
deux mois quand il aimait passionnément la nièce de Jupien, et que
depuis quinze jours il ne cessât de se répéter que cette même
conduite était naturelle, louable, elle ne laissait pas d'augmenter
chez lui l'état de nervosité dans lequel tantôt il avait signifié la
rupture. Et il était tout prêt à «passer sa colère» sinon (sauf
dans un accès momentané) sur la jeune fille envers qui il gardait ce
reste de crainte, dernière trace de l'amour, du moins sur le baron. Il
se garda cependant de lui rien dire avant le dîner, car, mettant
au-dessus de tout sa propre virtuosité professionnelle, au moment où
il avait des morceaux difficiles à jouer (comme ce soir chez les
Verdurin), il évitait (autant que possible, et c'était déjà bien
trop que la scène e l'après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses
mouvements quelque chose de saccadé. Tel un chirurgien, passionné
d'automobile, cesse de conduire quand il a à opérer. C'est ce qui
m'explique que, tout en me parlant, il faisait remuer doucement ses
doigts l'un après l'autre afin de voir s'ils avaient repris leur
souplesse. Un froncement de sourcil s'ébaucha qui semblait signifier
qu'il y avait encore un peu de raideur nerveuse. Mais pour ne pas
l'accroître, il déplissait son visage, comme on s'empêche de
s'énerver de ne pas dormir ou de ne pas posséder aisément une femme,
de peur que la phobie elle-même retarde encore l'instant du sommeil ou
du plaisir. Aussi, désireux de reprendre sa sérénité afin d'être
comme d'habitude tout à ce qu'il jouerait chez les Verdurin et
désireux, tant que je le verrais, de me permettre de constater sa
douleur, le plus simple lui parut de me supplier de partir
immédiatement. La supplication était inutile et le départ m'était un
soulagement. J'avais tremblé qu'allant dans la même maison, à
quelques minutes d'intervalle, il ne me demandât de le conduire et je
me rappelais trop la scène de l'après-midi pour ne pas éprouver
quelque dégoût à avoir Morel auprès de moi pendant le trajet. Il est
très possible que l'amour, puis l'indifférence ou la haine de Morel à
l'égard de la nièce de Jupien eussent été sincères. Malheureusement
ce n'était pas la première fois qu'il agissait ainsi, qu'il
«plaquait» brusquement une jeune fille à laquelle il avait juré de
l'aimer toujours, allant jusqu'à lui montrer un revolver chargé en lui
disant qu'il se ferait sauter la cervelle s'il était assez lâche pour
l'abandonner. Il ne l'abandonnait pas moins ensuite et éprouvait, au
lieu de remords, une sorte de rancune. Ce n'était pas la première fois
qu'il agissait ainsi, ce ne devait pas être la dernière, de sorte que
bien des têtes de jeunes filles--de jeunes filles moins oublieuses de
lui qu'il n'était d'elles--souffrirent--comme souffrit encore longtemps
la nièce de Jupien, continuant à aimer Morel tout en le
méprisant--souffrirent, prêtes à éclater sous l'élancement d'une
douleur interne parce qu'en chacune d'elles,--comme le fragment d'une
sépulture grecque,--un aspect du visage de Morel, dur comme le marbre
et beau comme l'antique, était enclos dans leur cervelle, avec ses
cheveux en fleurs, ses yeux fins, son nez droit, formant protubérance
pour un crâne non destiné à le recevoir, et qu'on ne pouvait pas
opérer. Mais à la longue ces fragments si durs finissent par glisser
jusqu'à une place où ils ne causent pas trop de déchirements, n'en
bougent plus; on ne sent plus leur présence: c'est l'oubli, ou le
souvenir indifférent.
J'avais en moi deux produits de ma journée. C'était d'une part, grâce
au calme apporté par la docilité d'Albertine, la possibilité et, en
conséquence, la résolution de rompre avec elle. C'était d'autre part,
fruit de mes réflexions pendant le temps que je l'avais attendue, assis
devant mon piano, l'idée que l'Art, auquel je tâcherais de consacrer
ma liberté reconquise, n'était pas quelque chose qui valût la peine
d'un sacrifice, quelque chose d'en dehors de la vie, ne participant pas
à sa vanité et son néant, l'apparence d'individualité réelle
obtenue dans les œuvres n'étant due qu'au trompe-l'œil de l'habileté
technique. Si mon après-midi avait laissé en moi d'autres résidus,
plus profonds peut-être, ils ne devaient venir à ma connaissance que
bien plus tard. Quant aux deux que je soupesais clairement, ils
n'allaient pas être durables; car, dès cette soirée même, mes idées
de l'art allaient se relever de la diminution qu'elles avaient
éprouvée l'après-midi, tandis qu'en revanche le calme, et par
conséquent la liberté qui me permettrait de me consacrer a lui, allait
m'être de nouveau retiré.
Comme ma voiture, longeant le quai, approchait de chez les Verdurin, je
la fis arrêter. Je venais en effet de voir Brichot descendre de tramway
au coin de la rue Bonaparte, essuyer ses souliers avec un vieux journal,
et passer des gants gris-perle. J'allai à lui. Depuis quelque temps son
affection de la vue ayant empiré, il avait été doté--aussi richement
qu'un observatoire--de lunettes nouvelles puissantes et compliquées
qui, comme des instruments astronomiques, semblaient vissées à ses
yeux; il braqua sur moi leurs feux excessifs et me reconnut. Elles
étaient en merveilleux état. Mais derrière elles j'aperçus
minuscule, pâle, convulsif, expirant, un regard lointain placé sous ce
puissant appareil, comme dans les laboratoires trop richement
subventionnés pour les besognes que l'on y fait on place une
insignifiante bestiole agonisante sous les appareils les plus
perfectionnés. J'offris mon bras au demi-aveugle pour assurer sa
marche. «Ce n'est pas cette fois près du grand Cherbourg que nous nous
rencontrons, me dit-il, mais à côté du petit Dunkerque», phrase qui
me parut fort ennuyeuse, car je ne compris pas ce qu'elle voulait dire;
et cependant je n'osai pas le demander à Brichot, par crainte moins
encore de son mépris que de ses explications. Je lui répondis que
j'étais assez curieux de voir le salon où Swann rencontrait jadis tous
les soirs Odette. «Comment, vous connaissez ces vieilles histoires, me
dit-il. Il y a pourtant de cela jusqu'à la mort de Swann ce que le
poète appelle à bon droit: _Grande Spatium mortalis ævi. _»
La mort de Swann m'avait à l'époque bouleversé. La mort de Swann!
Swann ne joue pas dans cette phrase le rôle d'un simple génitif.
J'entends par là la mort particulière, la mort envoyée par le destin
au Service de Swann.
