De
moutarde
alors, il était devenu poivre.
Samuel Beckett
Dans un autre endroit, dit-il, à partir d'un autre endroit, peut-être qu'il aurait pu finir son histoire, révéler la véri- table identité de Monsieur Nackybal (de son vrai nom Tisler,
il pourrissait dans une chambre sur le canal), expliquer sa méthode d'extraction mentale et relater les forfaits de Louit, sa chute et son ascension, grâce au trafic du Bando.
Mais dans le domaine de Monsieur Knott, à partir du domaine de Monsieur Knott, cela ne lui était pas possible, à Arthur.
Car si Arthur s'arrêta au milieu de son histoire, et se tut, ce n'est pas vraiment qu'il fût las de son histoire, car il ne l'était pas vraiment, c'est qu'il éprouvait le désir de revenir. de quitter Louit et de revenir, à la maison de Monsieur Knott, à ses mystères, à sa fixité. Car en rester absent plus longtemps lui était insupportable.
Mais dans un autre endroit, à partir d'un autre endroit, peut-être qu'il n'aurait jamais commencé cette histoire.
Car un endroit et un seul, là où était Monsieur Knott, recélait dans ses mystères, dans sa fixité, de quoi pousser l'âme dehors, d'une telle poussée.
Mais s'il avait commencé, dans un autre endroit, à partir d'un autre endroit, à raconter cette histoire, alors il l'aurait probablement finie.
Car un endroit et un seul, là où était Monsieur Knott, avait l'étrange propriété de pouvoir, ayant d'une telle poussée poussé l'âme dehors, la rappeler à lui, d'un tel rappel.
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Watt prenait part à ce dilemme. N'avait-il pas lui aussi, au début, eu recours à de semblables faux-fuyants?
En avait-il fini à présent? Eh bien presque.
Fixité n'est pas le terme qu'il aurait employé.
Watt n'avait pas grand'chose àdire au sujet de la seconde
ou dernière période de son séjour chez Monsieur Knott.
Au cours de la seconde ou dernière période du séjour de Watt chez Monsieur Knott les renseignements glanés par
Watt, à ce sujet, étaient maigres.
De la nature de Monsieur Knott en particulier il conti-
nuait de tout ignorer.
Il y avait à cela de nombreuses et excellentes raisons dont
deux au moins semblaient à Watt dignes d'être relevées : d'une part la pénurie des matériaux proposés à ses sens, de l'autre l'altération de ceux-ci. Le peu qu'il y avait à voir, à entendre, à sentir, à goûter, à toucher, comme frappé de stupeur il le voyait, l'entendait, le sentait, le goûtait, le tou- chait.
Dans le vide feutré, l'ombre close, de la vaste pièce réser- vée à la jouissance de Monsieur Knott et de son serviteur, Monsieur Knott demeurait. Et cette ambiance le suivait dehors et allait avec lui, partout où il allait, dans la maison, dans le jardin, assombrissant tout, affadissant tout, assour- dissant tout, engourdissant tout, partout où il passait.
Les vêtements que portait Monsieur Knott, dans sa cham bre, par sa maison, parmi son jardin, étaient d'une grande diversité, d'une très grande diversité. Tantôt lourds, tantôt légers; tantôt habillés, tantôt négligés; tantôt sobres, tantôt voyants; tantôt décents, tantôt osés (son costume de bain sans jupette, par exemple). Et souvent il portait, au coin du feu, ou quand il errait par les chambres, les escaliers, les couloirs de sa demeure, un chapeau, ou une casquette, ou, emprisonnant son cheveu folâtre et rare, un filet. Et tout aussi souvent sa tête était nue.
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Quant à ses pieds, tantôt il avait à chacun une chaussette, ou à l'un une chaussette et à l'autre un bas, ou un brode- quin, ou un soulier, ou un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas, ou à l'un un bas et à l'autre un, brodequin, ou un soulier, ou un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un brodequin, ou à l'un un brodequin et à l'autre un soulier, ou un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à cha- cun un soulier, ou à l'un un soulier et à l'autre un chausson, ou une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un chausson, ou à l'un un chausson et à l'autre une chaussette et un brodequin, ou une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun une chaussette et un brode- quin, ou à l'un une chaussette et un brodequin et à l'autre
une chaussette et un soulier, ou une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un sou- lier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun une chaussette et un soulier, ou à l'un une chaussette et un soulier et à l'autre une chaussette et un chausson, ou un bas et un brodequin, ou un bas et un sou- lier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il
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avait à chacun une chaussette et un chausson, ou à l'un une chaussette et un chausson et à l'autre un bas et un brode- quin, ou un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas et un brode- quin, ou à l'un un bas et un brodequin et à l'autre un bas et un soulier, ou un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas et un soulier, ou à l'un un bas et un soulier et à l'autre un bas et un chausson, ou rien du tout. Et tantôt il avait à chacun un bas et un chausson, ou à l'un un bas et un chausson et à l'autre rien du tout. Et tantôt il allait pieds nus.
Penser, quand on n'est plus jeune, quand on n'est pas encore vieux, qu'on n'est plus jeune, qu'on n'est pas encore vieux, ce n'est peut-être pas rien. Faire une pause, vers la fin de sa journée de trois heures, et considérer : l'aise tou-
jours plus sombre, la peine toujours plus claire; le plaisir là encore parce qu'il fut, la douleur là déjà parce qu'elle sera; l'acte joyeux devenu volontaire, en attendant de se faire acharné; le halètement, le tremblement, vers l'être révolu, devant l'être à venir; et le vrai qui ne l'est plus, et le faux qui ne l'est pas encore. Et décider de ne pas sourire après tout, assis à l'ombre à écouter les cigales, à réclamer la nuit, à réclamer le matin, à écouter le murmure, Non, ce n'est pas le cœur, non, ce n'est pas le foie, non, ce n'est pas la prostate, c'est musculaire, c'est nerveux. Puis la rage s'achève, ou elle continue, et l'on est au fond du trou, au- delà du désir du désir, de l'horreur de l'horreur, au fin fond du trou, au pied de toutes les pentes enfin, des chemins qui montent, des chemins qui descendent, et libre, libre enfin,
pour un instant libre enfin, rien enfin.
Mais quoi qu'il choisît en se levant, car minuit le voyait
toujours en chemise de nuit, quoi qu'il choisît alors, pour sa tête, pour son corps, pour ses pieds, il n'y touchait plus, mais le gardait toute la journée, dans sa chambre, par sa mai- son, parmi son jardin, jusqu'au moment où il mettait sa che-
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mise de nuit, une fois de plus. Oui, pas question de toucher au moindre bouton, pour le boutonner ou le déboutonner, sauf nécessité naturelle, et là il ne boutonnait jamais, depuis le moment où il mettait ses vêtements, en les ajustant à sa convenance, jusqu'au moment où il les enlevait, encore une fois. Si bien qu'il n'était pas rare de le voir, dans sa cham- bre, par sa maison, parmi son jardin, en tenue bizarre et hors de saison, comme s'il n'avait pas conscience du temps qu'il faisait, ou de l'époque de l'année. Et le voir quelque- fois ainsi, nu-pieds et accoutré pour le canotage, dans la neige, dans la gadoue, dans la bise glaciale de l'hiver, ou, l'été revenu, au coin du feu, chargé de fourrures, c'était se demander, Cherche-t-il à savoir de nouveau ce que c'est, le froid, le chaud? Mais c'était là une impertinence anthropo- morphique de courte durée.
Car sauf, primo, d'être sans besoin et, secundo, d'un témoin de son absence de besoin, Monsieur Knott n'avait besoin de rien, pour autant que Watt pût en juger.
S'il mangeait, et il mangeait copieusement; s'il buvait, et il buvait abondamment; s'il dormait, et il dormait pro- fondément; s'il faisait autre chose, et il faisait autre chose régulièrement, ce n'était pas par besoin de nourriture, ou de boisson, ou de sommeil, ou d'autre chose, non, mais par besoin d'être sans besoin, à tout jamais sans besoin, de nourriture, de boisson, de sommeil et d'autre chose.
Ce fut là, de la part de Watt, sur le compte de Monsieur Knott, la première conjecture non dépourvue d'intérêt.
Et Monsieur Knott n'ayant besoin de rien sinon, primo, d'être sans besoin et, secundo, d'un témoin de son absence de besoin, sur lui-même ne savait rien. D'où son besoin d'un témoin, non pas aux fins de savoir, non, mais aux fim de ne pas cesser.
Ce fut là, sur le compte de Monsieur Knott, de la part de Watt, la seconde et dernière hypothèse pas entièrement gratuite.
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Hésitantes, défaillantes d'incertitude, elles franchirent à peine ses lèvres.
Son ton habituel était celui de l'assurance.
Mais quelle sorte de témoin était Watt, dont la vue décli- nait, l'ouïe baissait, et même les sens autrement intimes laissaient sérieusement à désirer?
Un témoin tout besoin, tout insuffisance.
Pour mieux témoigner et plus mal.
Pour en tant que besoin témoigner de son absence.
Pour en tant qu'insuffisance en témoigner mal.
Pour gue sans jamais cesser Monsieur Knott aille sans
cesse cessant.
Tel semblait être le système.
Quand Monsieur Knott circulait par sa maison il le faisait
comme quelqu'un étranger aux lieux, tâtonnant à des portes immémorialement condamnées, regardant étonné par les fenêtres, trébuchant dans le noir de toujours, errant partout à la recherche des toilettes, se figeant perplexe au pied de l'escalier, se figeant perplexe en haut de l'escalier.
Quand Monsieur Knott circulait parmi son jardin il le faisait comme que1gu'un ignorant de ses beautés, tombant en arrêt devant les arbres, devant les fleurs, devant les buis- sons, devant les légumes, comme si leur création, ou la sienne, avait eu lieu dans la nuit.
Mais c'était dans sa chambre, même s'il lui arrivait de vouloir en sortir par la porte du placard, gue Monsieur Knott semblait le moins perdu, et se montrait sous son meilleur jour. \
Ici il se tenait immobile. Debout. Assis. A genoux. Cou- ché. Ici il allait et venait. De la porte à la fenêtre, de la fenêtre à la porte; de la fenêtre à la porte, de la porte à la fenêtre; du feu au lit, du lit au feu; du lit au feu, du feu au lit; de la porte au feu, du feu à la porte; du feu à la porte, de la porte au feu; de la fenêtre au lit, du lit à la fenêtre; du lit à la fenêtre, de la fenêtre au lit; du
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feu à la fenêtre, de la fenêtre au feu; de la fenêtre au feu, du feu à la fenêtre; du lit à la porte, de la porte au lit ; de la porte au lit, du lit à la porte; de la porte à la fenêtre, de la fenêtre au feu ; du feu à la fenêtre, de la fenêtre à la porte; de la fenêtre à la porte, de la porte au lit ; du lit à la porte, de la porte à la fenêtre; du feu au lit, du lit à la fenêtre; de la fenêtre au lit, du lit au feu; du lit au feu, du feu à la porte'; de la porte au feu, du feu au lit; de la porte à la fenêtre, de la fenêtre au lit; du lit à la fenêtre, de la fenêtre à la porte; de la fenêtre à la porte, de la porte au feu; du feu à la porte, de la porte à la fenêtre; du feu au lit, du lit à la porte; de la porte au lit, du lit au feu; du lit au feu, du feu à la fenêtre; de la fenêtre au feu, du feu au lit; de la porte au feu, du feu à la fenêtre; de la fenêtre au feu, du feu à la porte; de la fenêtre au lit, du lit à la porte; de la porte au lit, du lit à la fenêtre; du feu à la fenêtre, de la fenêtre au lit ; du lit à la fenêtre, de
la fenêtre au feu; du lit à la porte, de la porte au feu; du feu à la porte, de la porte au lit.
Cette chambre était meublée solidement et avec sobriété.
Ce mobilier solide et sobre était soumis par Monsieur Knott à de fréquents changements de position, tant absolus que relatifs. Ainsi il n'était pas rare de voir le dimanche la commode debout près du feu, et la coiffeuse pieds en l'air près du lit, et la table de nuit sur le ventre près de la porte, et la table de toilette sur le dos près de la fenê- tre; et le lundi la commode sur le dos près du lit, et la coiffeuse sur le ventre près de la porte, et la table de nuit sur le dos près de la fenêtre, et la table de toilette debout près du f e u ; et le mardi la commode sur le ventre près de la porte, et la coiffeuse sur le dos près de la fenêtre, et la table de nuit debout près du feu, et la table de toi- lette pieds en l'air près du lit; et le mercredi la commode sur le dos près de la fenêtre, et la coiffeuse debout près du feu, et la table de nuit pieds en l'air près du lit, et
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la table de toilette sur le ventre près de la porte; et le jeudi la commode sur le flanc près du feu, et la coiffeuse debout près du lit, et la table de nuit pieds en l'air près de la porte, et la table de toilette sur le ventre près de la fenêtre; et le vendredi la commode debout près du lit, et la coiffeuse pieds en l'air près de la porte, et la table
de nuit sur le ventre près de la fenêtre, et la table de toi- lette sur le flanc près du f e u ; et le samedi la commode pieds en l'air près de la porte, et la coiffeuse sur le ventre près de la fenêtre, et la table de nuit sur le flanc près du feu, et la table de toilette debout près du lit; et le dimanche suivant la commode sur le ventre près de la fenêtre, et la coiffeuse sur le flanc près du feu, et la table de nuit debout près du lit, et la table de toilette pieds en l'air près de la porte; et le lundi suivant la commode sur le dos près du feu, et la coiffeuse sur le flanc près du lit, et la table de nuit debout près de la porte, et la table de toilette pieds
en l'air près de la fenêtre; et le mardi suivant la commode sur le flanc près du lit, et la coiffeuse debout près de la porte, et la table de nuit pieds en l'air près de la fenêtre, et la table de toilette sur le dos près du feu; et le mercredi suivant la commode debout près de la porte, et la coif- feuse pieds en l'air près de la fenêtre, et la table de nuit sur le dos près du feu, et la table de toilette sur le flanc près du lit; et le jeudi suivant la commode pieds en l'air
près de la fenêtre, et la coiffeuse sur le dos près du feu, et la table de nuit sur le flanc près du lit, et la table de toilette debout près de la porte ; et le vendredi suivant la commode sur le ventre près du feu, et la coiffeuse sur le dos près du lit, et la table de nuit sur le flanc près de la porte, et la table de toilette debout près de la fenêtre; et le samedi suivant la commode sur le dos près du lit, et la
coiffeuse sur le flanc près de la porte, et la table de nuit debout près de la fenêtre, et la table de toilette sur le ventre près du f e u ; et le dimanche suivant la commode
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sur le flanc près de la porte, et la coiffeuse debout près de la fenêtre, et la table de nuit sur le ventre près du feu, et la table de toilette sur le dos près du lit; et le lundi suivant la commode debout près de la fenêtre, et la coif- feuse sur le ventre près du feu, et la table de nuit sur le dos près du lit, et la table de toilette sur le flanc près de la porte; et le mardi suivant la commode pieds en l'air près du feu, et la coiffeuse sur le ventre près du lit, et la table de nuit sur le dos près de la porte, et la table de toilette sur le flanc près de la fenêtre; et le mercredi suivant la commode sur le ventre près du lit, et la coif- feuse sur le dos près de la porte, et la table de nuit sur le flanc près de la fenêtre, et la table de toilette pieds
en l'air près du feu; et le jeudi suivant la commode sur le dos près de la porte, et la coiffeuse sur le flanc près de la fenêtre, et la table de nuit pieds en l'air près du feu, et la table de toilette sur le ventre près du lit; et le vendredi suivant la commode sur le flanc près de la fenêtre, et la coiffeuse pieds en l'air près du feu, et la table de nuit sur le ventre près du lit, et la table de toi- lette sur le dos près de la porte, par exemple, pas du tout rare, pour considérer seulement, sur une période de vingt jours seulement, la commode, la coiffeuse, la table de nuit et la table de toilette, et leurs pieds, leurs ventres, leurs dos et leurs flancs non précisés, et le feu, le lit, la porte et la fenêtre, pas du tout rare.
Car les sièges aussi, pour ne parler que des sièges aussi, voyageaient sans cesse.
Car les encoignures aussi, pour ne parler que des encoi- gnures aussi, étaient rarement dégagées.
Seul le lit donnait l'illusion de la fixité, le lit si sobre, le lit si solide, qu'il en était rond, et vissé au sol.
La tête de Monsieur Knott, les pieds de Monsieur Knott, à raison d'un déplacement de près d'un degré par nuit, bouclaient en douze mois le tour de cette couche
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solitaire. Son coccyx aussi, et appareil adjacent, accomplis- saient leur petite révolution annuelle, comme en faisaient foi les draps (changés régulièrement à la Saint-Lazare) et même le matelas.
Des étranges agissements dans les étages, qui avaient tant préoccupé Watt pendant son séjour au rez-de-chaussée, nulle explication ne se présentait. Mais ils ne le préoccu- paient plus.
De temps en temps Monsieur Knott disparaissait de sa chambre, laissant Watt tout seul. Un moment il était là, le moment d'après envolé. Mais Watt en ces occasions, à l'en- contre d'Erskine, ne se sentait pas tenu de partir à sa recher- che, dans les étages et au rez-de-chaussée, massacrant de ses pas le silence de la maison et importunant son collègue dans la cuisine, non, mais il demeurait tranquillement à sa place, ni tout à fait endormi, ni tout à fait éveillé, en atten- dant que Monsieur Knott revînt.
Watt ne souffrait ni de la présence de Monsieur Knott, ni de son absence. Quand il était avec lui il était content d'être avec lui, quand il était loin de lui il était content d'être loin de lui. Jamais avec soulagement, jamais à regret, il ne le quittait le soir, ni le matin ne le retrouvait.
Cette ataraxie s'étendait à la maison tout entière, au jardin de plaisance, au potager et bien sûr à Arthur.
De sorte que, venu pour Watt le moment du départ, il gagna la grille le plus sereinement du monde.
Mais il n'était pas plus tôt sur la voie publique qu'il fondit en larmes. Il se voyait encore, planté là, tête basse, un sac à chaque main, et ses larmes qui dégouttaient lentes et avares, pour se répandre sur la chaussée qui venait d'être refaite. Il n'aurait pas cru possible une chose pareille, s'il n'y avait assisté, De cette effusion, la source partie, il esti- mait que la route avait dû garder des traces pendant deux minutes au moins, sinon trois. Encore heureux que le temps fût au sec.
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La chambre de \Vatt ne recélait aucun indice. C'était un réduit sordide et, quoique Watt ne fût pas exactement sale de sa personne, malodorant. L'unique fenêtre avait une belle vue sur un champ de courses. La peinture, ou reproduction
en couleurs, ne livrait rien de plus. Au contraire, plus le temps passait, moins elle avait de sens.
De la voix de Monsieur Knott il n'y avait rien à tirer. Entre Monsieur' Knott et Watt, aucune conversation. Il arrivait à Monsieur Knott, sans raison apparente, d'ouvrir la bouche pour chanter. Il usait de tous les registres mâles, de la basse au ténor, avec un bonheur égal. Il ne chantait pas bien, à l'avis de Watt, mais Watt avait entendu de pires chanteurs. La musique de ces chants était d'une monotonie extrême. Car à part de temps en temps une échappée dis- cordante, aussi bien vers le haut que vers le bas, de la
valeur d'une dixième, et même d'une onzième, la voix ne quittait plus la note sur laquelle, l'ayant choisie pour com- mencer, elle semblait contrainte de continuer, et finalement de conclure. Quant aux paroles de ces chants de deux choses l'une, ou bien elles ne signifiaient rien, ou bien elles déri- vaient d'un idiome auquel Watt, linguiste plus que passable, n'avait pas accès. L'a ouvert prédominait, avec les explosives k et g. A noter aussi que Monsieur Knott parlait souvent tout seul, avec des accents et des gestes aussi variés que
véhéments, mais le tout si bas que Watt ne percevait, de ses oreilles déficientes, qu'un babil confus et sauvage, dépourvu de sens. C'était là un bruit dont Watt finit par être très friand. Non qu'il fût triste quand il s'arrêtait, ni heureux quand il reprenait, non, mais tant qu'il durait il se sentait réjoui, comme par la pluie sur les bambous, ou même sur les joncs, comme par la terre contre les vives eaux, vouées à cesser, vouées à revenir. Monsieur Knott était sujet aussi à de solitaires éjaculations dactyliques d'une rare vigueur, assorties de spasmes des membres. Revenaient le plus sou- vent : Exelmans! Cavendish! Habbakuk! Ecchymose!
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Sur la question si importante de l'aspect physique de Monsieur Knott Watt n'avait malheureusement rien à dire, ou si peu. Car un jour il pouvait être grand, gros, pâle et brun, et le lendemain sec, petit, rougeaud et blond. et le lendemain râblé, moyen, jaune et roux, et le lendemain petit, gros, pâle et blond, et le lendemain moyen, rougeaud, sec et roux, et le lendemain grand, jaune, brun et râblé, et le lendemain gros, moyen, roux et pâle, et le lendemain grand, sec, brun et rougeaud, et le lendemain petit, blond, râblé et jaune, et le lendemain grand, roux, pâle et gros, et le lendemain sec, rougeaud, petit et brun, et le lendemain blond, râblé, moyen et jaune, et le lendemain brun, petit, gros et pâle, et le lendemain blond, moyen, rougeaud et sec, et le lendemain râblé, roux, grand et jaune, et le lendemain pâle, gros, moyen et blond, et le lendemain rougeaud, grand, sec et roux, et le lendemain jaune, petit, brun et râblé, et le lendemain gros, rougeaud, roux et grand, et le lendemain brun, sec, jaune et petit, et le lendemain blond, pâle, râblé et moyen, et le lendemain brun, rougeaud, petit et gros, et le lendemain sec, blond, jaune et moyen, et le lendemain pâle, râblé, roux et grand, et le lendemain rou- geaud, blond, gros et moyen, et le lendemain jaune, roux, grand et sec, et le lendemain râblé, petit, pâle et brun, et le lendemain grand, gros, jaune et blond, et le lendemain petit, pâle, sec et roux, et le lendemain moyen, rougeaud, brun et râblé, et le lendemain gros, petit, roux et jaune, et le lendemain moyen, sec, brun et pâle, et le lendemain grand, blond, râblé et rougeaud, et le lendemain . noyen, brun, jaune et gros, et le lendemain sec, pâle, grand et blond, et le lendemain roux, râblé, petit et rougeaud, et
le lendemain brun, grand, gros et jaune, et le lendemain blond, petit, pâle et sec, et le lendemain râblé, roux, moyen et rougeaud, et le lendemain jaune, gros, petit et blond, et le lendemain pâle, moyen, sec et lOUX, et le lendemain rou- geaud, grand, brun et râblé, et le lendemain gros, jaune,
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roux et moyen, et le lendemain brun, sec, pâle et grand, et le lendemain blond, rougeaud, râblé et petit, et le lende- main roux, jaune, grand et gros, et le lendemain sec, brun, pâle et petit, et le lendemain rougeaud, râblé, blond et moyen, et le lendemain jaune, brun, gros et petit, et le len- demain pâle, blond, moyen et sec, et le lendemain râblé, grand, rougeaud et roux, et le lendemain moyen, gros, jaune et blond, et le lendemain grand, pâle, sec et roux, et le lendemain petit, rougeaud, brun et râblé, et le lendemain gros, grand, blond et pâle, et le lendemain petit, sec, roux et rougeaud, et le lendemain moyen, brun, râblé et jaune, et le lendemain petit, roux, pâle et gros, et le lendemain
sec, rougeaud, moyen et brun, et le lendemain blond, râblé, grand et jaune, et le lendemain brun, moyen, gros et pâle, et le lendemain blond, grand, rougeaud et sec, et le lende- main râblé, roux, petit et jaune, et le lendemain rougeaud, gros, grand et blond, et le lendemain jaune, petit, sec et roux, et le lendemain pâle, moyen, brun et râblé, et le len- demain gros, rougeaud, roux et petit, et le lendemain brun, sec, jaune et moyen, et le lendemain blond, pâle, râblé et grand, et le lendemain brun, rougeaud, moyen et gros, et le lendemain sec, blond, jaune et grand, et le lendemain pâle, râblé, roux et petit, et le lendemain rougeaud, brun, gros et grand, et le lendemain jaune, blond, petit et sec,
et le lendemain râblé, moyen, pâle et roux, et le lendemain petit, gros, rougeaud et blond, et le lendemain moyen, jaune, sec et roux, et le lendemain grand, pâle, brun et râblé, et le lendemain gros, moyen, roux et rougeaud, et le lende- main grand, sec, brun et jaune, et le lendemain petit, blond, râblé et pâle, du moins Watt en avait l'impression, pour ne parler que de la taille, de la corpulence, du teint et des cheveux.
Car changeaient en outre tous les jours, quant au port, à l'expression, à la forme, à la taille, les pieds, les jambes, les mains, les bras, la bouche, le nez, les yeux, les oreilles,
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pour ne parler que des pieds, des jambes, des mains, des bras, de la bouche, du nez, des yeux, des oreilles, et du port, de l'expression, de la forme, de la taille.
Car le maintien, la voix, l'odeur, la coiffure étaient rare- ment les mêmes d'un jour à l'autre, pour ne parler que du maintien, de la voix, de l'odeur, de la coiffure.
Car la façon de graillonner, la façon de cracher, était sujette à des fluctuations journalières, pour ne considérer que la façon de graillonner, la façon de cracher.
Car le rot n'était jamais pareil deux jours de suite, pour se borner au rot.
Watt n'avait aucune part à ces transformations et ignorait à quel moment du jour ou de la nuit elles pouvaient bien s'effectuer. Il soupçonnait toutefois qu'elles s'effectuaient entre minuit, heure à laquelle Watt terminait sa journée en aidant Monsieur Knott à se glisser, d'abord dans sa che- mise de nuit (1), ensuite dans son lit, et les huit heures du matin, heure à laquelle Watt commençait sa journée en aidant Monsieur Knott à s'extraire, d'abord de son lit,
ensuite de sa chemise de nuit. Car si Monsieur Knott avait modifié ses dehors pendant les heures de service de Watt, alors il aurait difficilement pu le faire sans attirer l'atten- tion de Watt, sinon à l'instant même, du moins dans les heures qui suivaient. Ainsi Watt soupçonnait que c'était
1. Pour la gouverne du lecteur attentif, en peine de comprendre comment cette routine de la chemise de nuit, sans cesse revêtue et dépouillée, ne finit pas par révéler à Watt le véritable aspect de Mon- sieur Knotr, il n'est peut-être pas superflu de signaler ici que l'altitude de Monsieur Knott envers la chemise de nuit n'était pas celle généralement reçue. Car il ne suivait pas l'exemple de la plupart des hommes, et de bon nombre de femmes, qui la nuit venue, avant de revêtir leurs vête- ments de nuit, retirent leurs vêtements de jour, et derechef quand le matin revient, encore une fois, ne songent pas à revêtir leurs vêtements de jour avant d'avoir retiré leurs vêtements de nuit défraîchis, non, mais il se couchait ses vêtements de nuit par-dessus ses vêtements de jour et se levait ses vêtements de jour par-dessous ses vêtements de nuir.
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au plus profond de la nuit, où le risque d'être dérangé . était minime, que Monsieur Knott organisait son extérieur pour la journée à venir. Et ce qui contribuait à renforcer ce soup- çon dans le cœur de W a t t était ceci, que lorsque, passé minuit, ne pouvant ou ne voulant pas dormir, il se levait et allait à la fenêtre, pour regarder les étoiles qu'il avait si bien connues, et jusqu'à leurs noms, à l'époque où il se mourait à Londres, et pour respirer l'air de la nuit, et pour écouter les rumeurs de la nuit dont il était toujours très amateur, il voyait quelquefois qui pâlissait l'obscurité, grisaillait les feuilles et, quand il pleuvait, argentait la pluie, entre lui et le sol un faisceau de lumière blanche.
Aucun des gestes de Monsieur Knott ne pouvait passer pour caractéristique sinon peut-être celui qui consistait en l'obturation simultanée des cavités de la face, les pouces dans la bouche, les index dans les oreilles, les auriculaires dans les narines, les annulaires dans les yeux et les majeurs, aptes en temps de crise à activer la cérébration, posés contre les tempes. Mais c'était là moins un geste qu'une attitude, soutenue par Monsieur Knott pendant de longs moments, sans gêne apparente.
Watt avait remarqué d'autres traits chez Monsieur Knott, d'autres petits tours, petits tours pour tuer les petits jours, et aurait pu les rapporter s'il avait voulu, s'il n'avait pas été las, si las, après tout ce qu'il avait rapporté déjà, las d'ajouter, las de retrancher, aux mêmes vieilleries les mêmes vieilleries.
Mais il ne pouvait supporter que nous nous séparions, pour ne plus jamais nous voir (ici bas), et moi dans l'igno- rance de comment Monsieur Knott s'y prenait pour chausser ses brodequins, ou ses souliers, ou ses chaussons, ou son brodequin et son soulier, ou son brodequin et son chausson, ou son soulier et son chausson, quand cela lui arrivait, car il lui arrivait aussi de ne chausser qu'un brodequin, qu'un soulier, qu'un chausson, sans plus. Détachant donc ses
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mains de mes épaules, et les attachant à mes poignets, il raconta comment Monsieur Knott, quand il sentait le moment venu, prenait soudain un air rusé et commençait en douceur à se couler vers les brodequins, vers les souliers, vers les chaussons, vers le brodequin et le soulier, vers le brodequin et le chausson, vers le soulier et le chausson, tout doucement en tapinois mine de rien de plus en plus près du râtelier où ils étaient rangés, jusqu'à en être assez près pour pouvoir bing, d'un bond, s'en saisir. Et alors pendant qu'il en mettait un, le brodequin noir, le soulier marron, le chausson noir, le brodequin marron, le soulier noir, le chausson marron, à un pied, il tenait l'autre serré dans la main, de peur qu'il ne se sauve, ou le mettait dans sa poche, ou mettait le pied dessus, ou l'enfermait dans un tiroir, ou le serrait dans ses dents, jusqu'au moment de le mettre à l'autre pied.
Pour continuer donc, quand il m'eut dit tout cela, alors il dégagea mes mains de ses épaules et repassa à reculons par la brèche de son parc à lui, me laissant seul, n'ayant pour le suivre que mes tristes yeux, cette dernière fois après tant et tant de fois, pour le suivre qui allait trébu- chant, par l'herbe folle où les grandes ombres se tordaient, à reculons vers son pavillon. Et souvent il se heurtait aux troncs des arbres, et dans l'enchevêtrement du sous-bois se prenait le pied, et s'étalait par terre, sur le dos, sur le ventre, sur le flanc, ou dans un grand fouillis de ronces, ou d'épines, ou de chardons, ou d'orties. Mais toujours il se relevait et repartait sans murmure, vers son pavillon, si bien que je finis par ne plus le voir, mais seuls les trem- bles. Et montant des pavillons invisibles, du sien, du mien, où déjà on apprêtait le dîner, les fumées s'en allaient au gré du vent, tantôt loin l'une de l'autre, mais tantôt ensem- ble, pour s'évanouir confondues.
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IV
De même que Watt raconta le début de son histoire, non pas primo, mais secundo, de même tertio, et non pas quarto, il en raconta maintenant la fin. Deux, un, quatre, trois, voilà l'ordre dans lequel Watt raconta son histoire. Les quatrains héroïques ne sont pas autrement élaborés.
De même que Watt arriva, de même maintenant il s'en alla, la nuit, qui couvre tout de son manteau, surtout par temps couvert.
Il lui semblait que c'était l'été, car l'air n'était pas exac- tement froid. De même qu'à son arrivée, de même main- tenant à son départ, ça semblait être une douce nuit d'été Et elle venait à la fin d'une journée pareille aux autres journées. Pareille pour Watt. Car de Monsieur Knott ij ne pouvait répondre.
Dans la chambre, passablement éclairée par la lune, et par de nombreuses étoiles, Monsieur Knott se tenait à peu près comme d'habitude apparemment, couché, à genoux, assis et debout, circulait, poussait ses cris, marmonnait et se taisait. Et à côté de la fenêtre ouverte Watt assis, comme c'était son habitude quand le temps était . propice , entendait confusément les premières rumeurs de la nuit, voyait con- fusément les premiers feux de la nuit, tant humains que célestes.
A dix heures ce furent les pas, de plus en plus forts,
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de plus en plus faibles, dans l'escalier, sur le palier, dans l'escalier de nouveau, et par la porte ouverte la lumière, de l'obscurité lentement émergeant, dans l'obscurité len- tement se perdant, les pas d'Arthur, la lumière du pauvre Arthur, qui montait petit à petit vers son repos, à son heure habituelle.
A onze heures la chambre s'obscurcit, la lune montante s'étant cachée derrière un arbre. Mais l'arbre était petit, et l'ascension de la lune rapide, de sorte que cette éclipse dura peu, et cette enténébration.
De même qu'à la faveur des pas, de la lumière, crois- sant, décroissant, Watt sut qu'il était dix heures, de même il sut, quand la chambre s'obscurcit, qu'il était onze heures: environ .
Mais quand il jugea qu'il était minuit , environ , et une fois Monsieur Knott introduit, d'abord dans sa chemise de nuit, ensuite dans son lit , alors W a t t descendit à la cuisine, comme chaque nuit il le faisait, boire son dernier verre de lait, fumer son dernier quart de cigare.
Mais dans la cuisine un étranger était assis, à la lueur du fourneau mourant, sur une chaise.
Watt demanda à cet homme qui il était et comment il avait fait pour entrer dans la maison. Il sentait que c'était là son devoir.
Je m'appelle Micks, dit l'étranger. A un moment donné j'étais dehors, le moment d'après dedans.
Ainsi le moment était venu. Watt souleva de dessus le verre le disque de liège et but. Le lait tournait. Il alluma son quart de cigare et en tira une bouffée. C'était un cigare inférieur.
Je viens de - , dit Monsieur Micks, et il célébra l'endroit d'où il venait. Je suis né à - , dit-il, et le site et les cir- constances de son éjection furent divulgués. Mes chers parents, dit-il, et Monsieur et Madame Micks, couple héroï- que sans précédent dans les annales de la fornication claus-
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trale, envahirent la cuisine. Il dit encore, A l'âge de quinze ans, Mon épouse bien-aimée, Mon chien bien-aimé, Jusqu'à ce qu'enfin. Heureusement que Monsieur Micks n'avait pas d'enfants.
Watt écouta un moment, car la voix ne manquait pas de suavité. Les fricatives en particulier étaient plaisantes. Mais comme sur le chemin du proscrit une musique de nuit, ainsi s'éloigna la voix de Micks, la voix plaisante du pauvre Micks, et se perdit, dans le tumulte muet de la lamentation intérieure.
Ayant bu son lait et fumé son cigare, jusqu'à s'en brûler les lèvres, Watt quitta la cuisine. Mais peu après il réappa- rut, devant Micks, un petit sac dans chaque main, soit deux petits sacs en tout.
Watt préférait, quand il voyageait, deux petits sacs à un grand sac. Il préférait même, quand il se déplaçait, deux petits sacs, un dans chaque main, à un petit sac, tantôt dans une main, tantôt dans l'autre. Aucun sac, ni grand ni petit, ni dans une main ni dans l'autre, c'est ce qu'il aurait préféré à tout, cela va de soi, quand il prenait la route. Mais alors que seraient devenus ses effets, ses objets de toilette, son linge de rechange?
L'un de ces sacs était la gibecière déjà évoquée peut- être. Au mépris des courroies et des boucles dont elle était généreusement pourvue, Watt la tenait par l'oreille, à la manière d'un sac de sable.
L'autre de ces sacs était une autre gibecière, semblable en tous points à la première. Elle aussi Watt la tenait par l'oreille, à la manière d'un gourdin.
Ces deux sacs étaient aux trois quarts vides.
Watt portait un grand manteau, encore vert par endroits. Ce manteau, la dernière fois que Watt l'avait pesé, pesait entre quinze et seize livres, poids commerce, Watt en avait la certitude, pour être monté sur la bascule, d'abord avec le manteau, puis sans le manteau, laissé en tas par terre, à
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ses pieds. Mais il y avait longtemps de cela et le manteau avait pu prendre du poids, comme il avait pu en perdre, entre-temps. Ce manteau était si long que le pantalon de Watt, qu'il portait très flottant afin de dissimuler la forme de ses jambes, en était dérobé à la vue. Ce manteau était d'un âge très respectable, pour un manteau de son espèce, ayant été acheté d'occasion, pour une somme dérisoire, à une veuve méritante, par le père de Watt à une époque où le père de Watt était encore jeune et l'automobile dans
son enfance encore, c'est-à-dire quelque soixante-dix ans plus tôt. Ce manteau n'avait jamais, depuis lors, à aucun moment été lavé, sinon imparfaitement par la pluie, et la neige, et la grêle, et bien entendu par d'occasionnelles et fugitives immersions dans les eaux du canal, ni nettoyé à sec, ni retourné, ni brossé, et c'est sans doute à ces pré- cautions qu'il devait d'être resté, sinon entier, du moins un. L'étoffe de ce manteau, quoique abondamment éraflée et meurtrie, surtout par derrière, était si épaisse, si résistante, qu'elle restait exempte de perforation, au sens strict du terme, et que sa trame n'était nulle part mise à nu sinon à l'endroit du séant, et des coudes. Ce manteau se boutonnait encore, d'un bout à l'autre du devant, au moyen de treize boutons très divers quant à la forme et à la couleur, mais
sans exception assez volumineux pour rester, une fois bou- tonnés, boutonnés. Tout en haut dans la fente à fleur lan- guissaient les restes d'un chrysanthème artificiel lie-de-vin. Des débris de velours s'accrochaient au col. Les basques n'étaient pas fendues.
Watt portait, sur la tête, un feutre rigide, de couleur poivre. Cet excellent chapeau avait appartenu à son grand- père qui l'avait ramassé sur un champ de courses, là où il gisait à même le sol, et ramené à la maison.
De moutarde alors, il était devenu poivre.
Il était à remarquer que les couleurs, d'une part de ce manteau, de l'autre de ce chapeau, se rapprochaient de plus
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en plus l'une de l'autre, avec chaque lustre qui passait. Et pourtant quelle différence à leurs débuts! L'un vert! L'autre jaune! Ainsi le veut le temps qui éclaircit le sombre, assombrit le clair.
Il était à prévoir qu'une fois leur jonction faite ils n'en resteraient pas là, non, mais qu'ils continueraient à vieillir, chacun selon sa loi, jusqu'à ce que le manteau soit jaune, le chapeau vert, et qu'ensuite, franchis les derniers parallèles, l'un pâlissant, l'autre fonçant, ils finissent par cesser, le manteau d'être manteau, le chapeau d'être chapeau. Car ainsi le préfère le temps.
Watt portait, aux pieds, un brodequin jaune et un soulier par bonheur jaunâtre aussi. Ce brodequin avait été acheté par Watt, pour huit pence, à un unijambiste qui, ayant perdu la jambe, et à plus forte raison le pied, dans un accident stupide, était heureux de pouvoir monnayer, à sa libération de l'hôpital, l'unique bien négociable resté en sa possession. Il était loin de se douter qu'il devait ce bonheur à l'invention par Watt, quelques jours plus tôt, sur la grève marine, d'un soulier raide de sel, mais au demeurant en état de marche.
Ce brodequin et ce soulier étaient si proches, quant à la couleur, et quant à l'empeigne si cachés, d'abord par le pantalon, ensuite par le manteau, qu'on aurait pu presque y voir, non pas un brodequin d'une part, et de l'autre un soulier, mais une vraie paire de brodequins, ou de souliers, n'eussent été les bouts dépareillés, celui du brodequin pointu, celui du soulier rond.
Chaussé de ce brodequin, un quarante-neuf, et de ce soulier, un quarante-cinq, Watt qui chaussait du quarante- sept souffrait sinon mille morts, tout au moins le martyre avec ses pieds, dont chacun aurait volontiers cédé sa place à l'autre, même l'espace d'un instant.
En portant au pied trop petit non pas une de ses deux chaussettes, mais les deux, et au pied trop grand non pas
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l'autre, mais aucune, Watt s'évertuait en vain à corriger cette dissymétrie. Mais la logique était pour lui et il restait fidèle, sur les grandes et moyennes distances, à cette répar- tition de ses chaussettes, de préférence aux trois autres.
Au sujet de la veste et du gilet de Watt, de sa chemise, de sa flanelle et de son caleçon, il y aurait beaucoup de choses à dire, d'une portée et d'une signification certaines. Le caleçon en particulier était remarquable, à plus d'un point de vue. Mais ils étaient dissimulés, veste et gilet, chemise et sous-vêtements, tous dissimulés à la vue.
Watt ne portait pas de faux-col, ni cravate aucune. S'il avait eu un faux-col il aurait sans doute trouvé une cra- vate, pour l'accompagner. Et s'il avait eu une cravate il se serait peut-être procuré un faux-col, pour la recevoir. Mais n'ayant ni faux-col, ni cravate, il n'avait ni cravate, ni faux- col.
Ainsi vêtu, et un sac dans chaque main, Watt se tenait debout dans la cuisine et l'expression de son visage devint peu à peu d'une telle vacuité que Micks, portant épouvanté sa main stupéfaite à sa bouche ahurie, recula jusqu'au mur et ne bougea plus, tout tassé sur lui-même, le dos collé au mur, le revers d'une main collé à ses lèvres, le revers de l'autre collé à la paume de l'une. Ou c'était peut-être autre chose qui obligea Micks à reculer, de la sorte, et à se tas- ser contre le mur, les mains sur le visage, de la sorte, autre chose que le visage de Watt. Car on a du mal à croire que le visage de Watt, tout horrible assurément qu'il était alors, pût être horrible assurément assez pour obliger un homme tel que Micks, puissant et lymphatique, à reculer jusqu'au mur en portant les mains au visage, de la sorte, comme pour parer un coup, ou étouffer un cri, et à blémir, car il blémit, comme de juste. Car le visage de Watt, tout horrible assurément qu'il était certes, surtout quand il prenait cette expression, pouvait difficilement être horrible assurément à ce point-là. D'autant que Micks n'était
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pas une fillette, ni un innocent petit enfant de chœur, non, mais un gros pépère placide qui avait roulé sa bosse, dans la merde natale et d'outre-mer. Mais alors qu'est-ce qui avait bien pu, si ce n'était le visage de Watt, révulser Micks à ce point, et drainer ses joues de leur incarnat coutumier? Le manteau? Le chapeau? Le soulier et le brodequin? Oui, le soulier et le brodequin peut-être, pris conjointement, si jaunes, si furtifs, si rond et si pointu, talons joints et bouts écartés dans un garde-à-vous obscène, et d'un jaune, d'un jaune. Ou enfin quelque chose qui n'était pas Watt, ni à Watt, mais derrière Watt, ou à côté de Watt, ou devant W att, ou au-dessous de W att, ou au-dessus de W att, ou autour de Watt, une ombre sans rien pour la jeter, une
lumière sans rien pour la verser, ou dans l'air gris le tour- billon des vaines entéléchies.
Mais si la bouche de Watt était ouverte, et sa mâchoire pendante, et ses yeux vitreux, et sa tête basse, et ses genoux fléchis, et son dos courbé, son esprit était tout à son pro- blème, au problème de savoir ce qui était préférable, fermer la porte, d'où lui venait un vent coulis, sur la peau du cou, et déposer ses sacs, et s'asseoir, ou fermer la porte, et déposer ses sacs, sans s'asseoir, ou fermer la porte, et s'asseoir, sans déposer ses sacs, ou déposer ses sacs, et s'asseoir, sans fermer la porte, ou fermer la porte, d'où lui venait la bise, sur la peau du cou, sans déposer ses sacs, ni s'asseoir, ou déposer ses sacs, sans se donner la peine de fermer la porte, ou de s'asseoir, ou s'asseoir, sans se mêler de déposer ses sacs, ou
de fermer la porte, ou ne rien changer à rien, ni à la traction des sacs dans ses mains, ni à la poussée du sol sous ses pieds, ni à l'air qui lui venait par bouffées, à travers la porte, sur la peau du cou. Et les réflexions de \X'att aboutirent à ceci, que si une seule de ces choses en valait la peine, alors toutes en valaient la peine, mais qu'aucune n'en valait la peine, non, pas une seule, mais que toutes étaient à déconseiller, sans exception. Car il n'aurait pas le temps de se reposer, de
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se réchauffer. Car s'asseoir signifiait avoir encore à se mettre debout, et le fardeau déposé encore un fardeau à soulever, et la porte fermée encore une porte à ouvrir, si peu après la dernière fois, si peu avant la prochaine, qu'il risquait d'en éprouver, en fin de compte, plus de fatigue que de réconfort. Et il dit aussi, en guise de corollaire, que même s'il avait toute la nuit devant lui, pour se reposer, pour se réchauffer, sur une chaise, dans la cuisine, ce n'en serait pas moins un piètre repos, et une dérisoire chaleur, à côté du repos et de la chaleur qu'il se rappelait, à côté du repos et de la chaleur qu'il attendait, un piètre repos en vérité, et une lamentable chaleur, et source par conséquent en tout état de cause, très probablement, en fin de compte, moins de satisfaction que de désagrément. Mais sa lassitude était telle, au terme de cette longue jour- née, et l'heure de son coucher passée depuis si longtemps, et son besoin de repos si pressant en conséquence, et son
besoin de chaleur, qu'il se pencha un peu plus, sans doute avec l'intention de déposer ses sacs, par terre, et de fermer la porte, et de s'asseoir à la table, et de poser ses bras sur ja table, et d'ensevelir, oui, d'ensevelir sa tête dans ses bras, et peut-être même qui sait de tomber, au bout d'un moment, dans un sommeil agité, lacéré de songes, de plongeons depuis des hauteurs terrifiantes dans des eaux hérissées d'écueils, devant une nombreuse assistance. Il se pencha donc, mais il ne se pencha pas loin, car l'inclination n'avait pas plus tôt commencé qu'elle finit, et il n'avait pas plus tôt mis en mar- che son programme de repos, de repos agité, qu'il y coupa court et resta figé, dans une pose qui semblait la caricature de sa précédente station semi-debout, pose si pitoyable qu'il s'en aperçut, et aurait souri, s'il n'avait été trop faible pour sourire, ou franchement ri, s'il avait été assez fort pour rire franchement. Intérieurement il se dérida bien sûr, et oublia un instant ses soucis, mais moins que s'il avait eu la force de sourire, ou franchement de rire.
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Dans l'allée, quelque part entre la maison et la route, Watt se rappela, avec regret, qu'il n'avait pas pris congé de Micks, comme il aurait dû le faire. Les quelques simples mots, au moment de se quitter, qui comptent tant, pour celui qui reste, pour celui qui s'en va, il n'avait pas eu l'élémen- taire politesse de les dire, avant de quitter la maison. Une vague envie de revenir sur ses pas, et de réparer cette mu- flerie, le fit s'arrêter. Mais il ne s'arrêta pas longtemps, mais reprit son chemin, vers la grille, et la route. Et il fit bien, car Micks avait quitté la cuisine, avant Watt. Mais Watt ignorait ce détail, le départ de la cuisine de Micks avant le sien, car il ne devait s'en rendre compte que beaucoup plus tard, quand ce serait trop tard, et put par conséquent se repentir, chemin faisant vers la grille, et la route, de ne pas avoir pris congé de Micks, même brièvement.
La nuit était d'une splendeur inaccoutumée. La lune, sans être pleine, n'était pas loin de l'être, dans un jour ou deux elle serait pleine, pour ensuite décroître, jusqu'à prendre dans le ciel, au dire de certains auteurs, l'aspect d'un crois- sant, ou d'une faucille. Les autres corps célestes à leur tour, quoique situés pour la plupart à une grande distance, déver- saient sur Watt, et sur les beautés jardinières qu'il traversait, une pointe de remords au cœur pour sa négligence envers Micks, au grand dégoût de Watt une lumière si forte, si pure, si constante et si blanche que sa progression, toute pénible et incertaine qu'elle était, était moins pénible, moins incertaine, qu'il ne l'avait craint au moment de partir.
Watt avait toujours de la chance, avec le temps.
Il marcha sur la bordure herbeuse, parce qu'il n'aimait pas la sensation du gravier sous les pieds, et les fleurs, et les hautes herbes, et les branches, tant d'arbres que d'arbris- seaux, le frôlaient d'une façon qui ne lui déplaisait pas. La caresse, contre le dôme de son chapeau, de quelque ombelle pendante, peut-être d'un charme, lui procura un plaisir tout particulier, et il ne s'était pas beaucoup éloigné, de
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l'endroit, qu'il fit demi-tour et retourna, à l'endroit, et s'immobilisa sous la branche, tout entier aux pédicelles, au va-et-vient des pédicelles, contre le dôme de son chapeau.
Il remarqua qu'il n'y avait pas de vent, pas un souffle. Et pourtant, dans la cuisine, il avait senti l'air frais, sur la peau du cou.
Il fut surpris, sur la route, par la défaillance passagère déjà signalée. Mais elle passa et il put reprendre son chemin, vers la gare.
Il marcha au milieu de la route, à cause des gravillons qui jonchaient le bas-côté.
Il ne rencontra âme qui vive, sur son chemin. Une bourri- que égarée, ou une chèvre, couchée dans le fossé, leva la tête sur son passage. Watt ne vit pas la bourrique, ou la chèvre, mais la bourrique, ou la chèvre, vit Watt. Elle le regarda s'éloigner, à pas lents, sur la route, et finalement disparaître. Elle se figurait peut-être qu'il y avait dans les sacs quelque bonne provende pour elle. Sitôt les sacs hors de vue, elle laissa retomber sa tête, parmi les orties.
Arrivé à la gare, Watt la trouva fermée. A vrai dire elle était fermée depuis un bon moment déjà et ne faisait que continuer à l'être. Car il devait être déjà entre une heure et deux heures du matin, et le dernier train à s'arrêter dans cette gare le soir, et le premier à s'y arrêter le matin, s'y arrêtaient, le premier entre onze heures du soir et minuit, le second entre cinq heures et six heures du matin. Si bien que cette gare-là, pour ne parler que d'elle, fermait au plus tard à minuit et n'ouvrait jamais avant cinq heures du matin. Et comme il devait être seulement entre une heure et deux heures du matin, la gare était fermée.
Watt gravit les marches de pierre et, s'arrêtant devant le portillon, regarda à travers les barreaux. Il admira la voie ferrée, sa fuite dans les deux sens, sous les rayons de la lune, et des étoiles, jusqu'au point où les yeux ne pouvaient plus
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la suivre, où les yeux de Watt n'auraient plus pu la suivre, s'ils avaient été dans la gare. Il contempla aussi avec émer- veillement l'ample coulée de la plaine, dans sa montée si libre et simple vers la montagne, et les replis ombrés de ses lointains. Remontant au gré des pentes son regard s'arrêta enfin sur le ciel bruni, ses trous d'ombre, ses constellations déclinantes et enfin, écarquillés sous l'eau, brouillés par les remous, deux: yeux dévorants. Finalement brusquement il fixa le portillon.
Watt escalada le portillon et se trouva sur le quai, avec ses sacs. Car il avait pris la précaution, avant d'escalader le portillon, de hisser ses sacs par-dessus et de les laisser tomber, par terre, de l'autre côté.
Le premier soin de Watt, une fois dans la gare, sain et sauf, avec ses sacs, fut de faire demi-tour et de considérer, à travers le portillon, à contresens le chemin si récemment par- couru.
De toutes les touchantes images offertes de la sorte à son inspection, c'est la route elle-même qui le toucha le plus, plus blanche d'apparence à cette heure que le jour et d'une plus belle envolée entre ses haies et ses fossés. Cette route se déroulait sans accident sur une assez grande distance, puis plongeait soudain et disparaissait dans un fouillis déplorable d'abrupte verdure.
Les cheminées de la maison de Monsieur Knott n'étaient pas visibles, malgré l'excellente visibilité. Par une belle jour- née on pouvait les distinguer, de la gare. Mais par une belle nuit apparemment pas. Car les yeux de Watt, quand il y mettait du sien, n'étaient pas plus mauvais que d'autres, même à cette époque, et la nuit était exceptionnellement belle, même pour la région, réputée pour la beauté de ses nuits.
Watt avait toujours beaucoup de chance, avec le temps.
Watt se lassait déjà de balayer cette route des yeux lorsque son attention fut fixée, et ranimée, par une forme, à première
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vue humaine, qui avançait en son milieu. La première pensée de Watt fut que cette créature était sortie de dessous terre, ou tombée du ciel. Et sa seconde, quelque quinze ou vingt minutes après, qu'elle avait pu gagner sa position actuelle par voie d'abord d'une haie, puis d'un fossé. Watt n'était pas en mesure de dire si cette forme était celle d'un homme, ou celle d'une femme, ou celle d'un prêtre, ou celle d'une nonne. Que ce ne fût pas celle d'un garçon, ni celle d'une fille, c'est ce qui ressortait, à l'avis de Watt, de ses dimensions. Mais déterminer si c'était celle d'un homme, ou celle d'une femme, ou celle d'un prêtre, ou celle d'une nonne, non, Watt avait beau écarquiller les yeux, il n'y arrivait pas. Si c'était celle d'une femme, ou celle d'une nonne, c'était celle d'une femme, ou celle d'une nonne, de taille exceptionnelle, même pour la région, renommée pour la taille exceptionnelle de ses femmes, et de ses nonnes. Mais Watt savait trop bien, beau- coup trop bien, de quelles dimensions certaines femmes, et
certaines nonnes, étaient capables, pour conclure, des dimen- sions de ce noctambule, que ce noctambule n'était ni une femme, ni une nonne, mais un homme, ou un prêtre. Quant aux vêtements, vus à cette distance, dans cet éclairage, il n'y avait pas plus à en tirer que d'un drap, ou d'un sac, ou d'un plaid, ou d'un suaire. Car s'étendaient de la tête aux pieds, pour autant que Watt pût voir, et les yeux de Watt étaient aussi bons que d'autres, même à ce stade, quand il se donnait la peine de les ajuster, les surfaces ininterrompues d'une vêture unique, tandis que sur la tête se tenait, asexué, ce qui ressemblait à un pot de chambre surbaissé à l'envers et jauni par le temps, façon de parler. Si la forme était effec- tivement celle d'une femme, ou celle d'une nonne, de taille exceptionnelle, c'était celle d'une femme, ou celle d'une nonne, de taille exceptionnelle d'une rare inélégance. Mais la femme géante est volontiers chienlit, Watt l'avait souvent remarqué, et la nonne géante tout autant. Les bras ne s'arrê- taient pas aux mains, mais se prolongeaient, par un phéno-
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mène que Watt n'arrivait pas à saisir, jusqu'à tout près du sol. Les pieds, se suivant l'un l'autre dans leur course impé- tueuse, se lançaient avec force, le gauche vers la gauche, le droit vers la droite, dans une frénésie d'embardées compen- sées, si bien que, pour chaque enjambée longue- de trois pieds mettons, la distance parcourue n'en excédait pas un. Tout cela donnait à la démarche une sorte de vivacité entravée, très pénible à voir. Dans le for obscur Watt sentit luire soudain, puis soudain s'éteindre, les mots, Seul remède le régime.
Watt attendait avec impatience que cet homme, si c'était un homme, ou que cette femme, si c'était une femme, ou que ce prêtre, si c'était un prêtre, ou que cette nonne, si c'était une nonne, s'approche et le délivre de son incertitude. Il n'avait pas envie de conversation, il n'avait pas envie de compagnie, il n'avait pas envie de consolation, il ne tenait pas à une érection, non, son seul désir était que la forme s'approche et le tire de sa perplexité, à son égard.
Il ne savait pas pourquoi il se souciait de savoir ce que c'était, la forme qui avançait sur la route. Il ne savait pas s'il faisait bien, ou s'il faisait mal. Il lui semblait, abstraction faite de tout sentiment égoïste de gêne ou de soulagement, que c'était regrettable, ce souci de savoir ce que c'était, la forme qui avançait sur la route, tout à fait regrettable.
Que la forme s'approche sans plus, il lui semblait évident qu'il ne pouvait s'en contenter, non, il fallait que la forme s'approche de très près, de tout près. Car si elle ne faisait que s'approcher sans plus, et non pas de tout près, alors comment saurait-il, si c'était un homme, que ce n'était pas une femme, ou un prêtre, ou une nonne, en costume d'hom- me ? Ou, si c'était une femme, que ce n'était pas un homme, ou un prêtre, ou une nonne, en costume de femme? Ou, si c'était un prêtre, que ce n'était pas un homme, ou une femme, ou une nonne, en costume de prêtre? Ou, si c'était une nonne, que ce n'était pas un homme, ou une femme, ou
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un prêtre, en costume de nonne? Watt attendait donc, avec impatience, que la forme s'approche de tout près.
Puis, comme Watt attendait toujours que la forme s'ap- proche de tout près, il comprit soudain qu'il n'était pas nécessaire, mais pas du tout, que la forme s'approche de tout près , mais qu 'une approche modérée serait plus que suffi- sante. Car la préoccupation de Watt, soit dit sans vouloir la dénigrer, ne visait pas la forme telle qu'elle était, en réalité, mais telle qu'elle semblait être, en réalité. Car depuis quand les préoccupations de W a t t visaient-elles les choses telles qu'elles étaient, en réalité? Mais il retombait toujours dans cette vieille erreur, cette erreur du temps jadis où, déchiré de curiosité, au milieu des corps ombre il trébuchait. C'était là, pour Watt, une source de peine profonde. Watt attendait
donc de nouveau, avec impatience, que la forme s'approche. Il attendait toujours, les mains serrant les barreaux du portillon, à se faire rentrer les ongles dans les paumes, ses sacs à ses pieds, son regard braqué à travers les barreaux sur cet incompréhensible staffage, dévoré d'impatience. Son trouble se fit enfin si grand qu'il secoua le portillon, de
toutes ses forces.
Ce qui tant troublait Watt était ceci, que depuis le mo-
ment, voilà déjà dix minutes ou une demi-heure, où la forme lui était apparue, lancée vers la gare à toute allure au milieu de la chaussée, elle n'avait rien gagné, ni en hauteur, ni en largeur, ni en netteté. Tout en se hâtant de l'avant, pendant tout ce temps, sans rien perdre de sa précipitation fourbue, vers la gare, elle n'avait pas fait plus de chemin qu'une borne.
Watt se creusait la tête à ce sujet lorsque la forme, tout en continuant ses mouvements, se fit de plus en plus indis- tincte et finalement disparut.
Watt, pour quelque raison obscure, semblait attacher à cette hallucination-là un intérêt tout particulier.
Watt ramassa ses sacs, longea le mur et déboucha sur le quai. Il y avait de la lumière dans la cabine d'aiguillage.
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L'aiguilleur, homme d'un certain âge nommé Case, atten- dait dans sa cabine, comme il le faisait chaque nuit, à l'excep- tion de la nuit de dimanche à lundi (bizarre), que le rapide montant brûle sans encombre la gare. Sur quoi il réglerait ses aiguilles et rentrerait chez lui, auprès de son épouse esseulée, laissant la gare déserte.
Pour tromper l'attente, tout en enrichissant ses connais- sances, Monsieur Case lisait un livre, Chants d'un chemi- neau, auteur George Russell (A. E. ). Monsieur Case, la tête rejetée en arrière, tenait ce livre à bout de bras. Monsieur Case avait, pour un aiguilleur, des goûts très délicats, en matière de lecture.
Monsieur Case lisait :
?
La moustache touffue de Monsieur Case suivait les mou- vements de sa lèvre qui à son tour allait épousant, tantôt enflée, tantôt retroussée, les diverses sonorités dont se com- posaient les mots ci-dessus. Son nez aussi participait, du bulbe et des narines. La pipe montait et descendait et du coin de la bouche la salive dégouttait, oubliée, sur son gilet, qui était en velours.
Watt se tenait dans la cabine comme tantôt dans la cui- sine, ses sacs dans ses mains, ses yeux ouverts au repos et le dos tourné à la porte ouverte. Monsieur Case avait jadis, par la fenêtre de sa cabine, entrevu Watt, le soir de son
arrivée. Son aspect ne lui était donc pas étranger. Cela lui rendait maintenant les choses moins difficiles.
Sauriez-vous me dire quelle heure il était? dit Watt.
Il était, comme il le craignait, plus tôt qu'il ne l'espé- rait.
Saurais-je entrer en salle d'attente? dit Watt.
Ça, pour un casse-tête, c'en était un. Car Monsieur Case
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ne devait pas quitter sa cabine avant le moment de la quitter pour rentrer chez lui, auprès de son épouse inquiète. Pas question non plus de détacher la clef de son trousseau pour la confier à Watt en disant, Tenez, Monsieur, voici la clef de notre salle d'attente, je passerai la reprendre en m'en allant. Non. Car la salle d'attente donnait sur celle des pas perdus de telle sorte que pour gagner la salle d'attente il fallait passer par les pas. perdus. Et la clef de la porte de la salle d'attente n'ouvrait pas la porte des pas perdus. Pas question non plus de dégager les deux clefs de son trousseau pour les confier à Watt en disant, Tenez, Monsieur, voici la clef de la porte de notre salle d'attente et voici, tenez, celle de la porte de nos pas perdus, je passerai les reprendre en partant.
Non. Car les pas perdus communiquaient avec le sanctuaire du chef de gare de telle manière que pour pénétrer dans le sanctuaire du chef de gare il suffisait de franchir les pas per- dus. Et la clef de la porte des pas perdus ouvrait la porte du sanctuaire du chef de gare de telle façon que ces deux portes étaient représentées aux trois trousseaux de clefs, au trousseau de Monsieur Gorman chef de gare, au trousseau de Monsieur Case aiguilleur et au trousseau de Monsieur Nolan porteur, non pas par deux clefs, mais par une seule.
Ainsi se réalisait l'économie de non moins de trois clefs et il entrait dans les intentions de Monsieur Gorman chef de gare de réduire encore davantage le nombre des clefs de
la gare en faisant monter, dans un avenir proche et aux frais de la compagnie, sur la porte de la salle d'attente une ser- rure identique à celles identiques déjà des portes des pas perdus et de son sanctuaire particulier. De ce dessein il s'était ouvert, au hasard d'un récent conclave, et à Mon- sieur Case et à Monsieur Nolan, sans se voir opposer de leur part la moindre objection. Mais ce qu'il n'avait confié ni à Monsieur Case, ni à Monsieur Nolan, était sa résolution de faire monter, dans des délais raisonnables, petit à petit, 2UX frais de la compagnie, sur le portillon et sur les portes
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de la cabine d'aiguillage, du foyer du porteur, de la consigne et des toilettes tant des dames que des messieurs, des serrures conçues de telle sorte que la clef qui ouvrait déjà, avec tant d'aisance, et la porte des pas perdus et la porte du sanctuaire du chef de gare, et qui si prochainement allait ouvrir, sans la moindre difficulté, la porte de la salle d'attente, finirait par ouvrir toutes ces autres portes aussi, l'une après l'autre, en temps voulu. Ainsi il laisserait derrière lui, à sa retraite, s'il ne mourait pas avant, ou à sa mort, s'il ne se retirait pas avant, une gare unique à cet égard, sinon à d'autres, parmi les gares de la ligne.
Les clefs du tiroir-caisse que Monsieur Gorman portait, l'une à sa chaîne de montre de crainte que sa poche de pantalon ne vienne à se trouer, comme le font si volontiers les poches de pantalon, ou que la clef, minuscule, ne soit retirée de la poche avec la menue monnaie et de cette façon perdue, et l'autre, de crainte que sa chaîne de montre ne soit perdue, ou l'objet d'un vol, dans sa poche de pantalon, ces petites clefs-là ne faisaient pas partie, aux yeux de Monsieur Gorman, des clefs de la gare. Et en effet les clefs du tiroir- caisse n'étaient pas du tout à proprement parler des clefs de gare. Car le tiroir-caisse de la gare, au contraire des portes de la gare, ne restait pas dans la gare, jour et nuit, mais quittait la gare avec Monsieur Gorman, quand il rentrait chez lui le soir, et n'y retournait que le lendemain matin, quand Monsieur Gorman retournait à la gare.
Monsieur Case considéra toutes ces données, ou tout au moins celles qu'il jugeait pertinentes, pesant le pour, et pesant le contre, sans passion. Il en arriva finalement à la conclusion qu'il ne pouvait rien faire, pour le moment. Quand le train rapide aurait fini de passer, et qu'il serait libre de rentrer chez lui, auprès de son épouse inquiète, à ce moment-là il pourrait faire quelque chose, il pourrait intro- duire Watt dans la salle d'attente, et l'y laisser. Mais il n'en était pas plus tôt arrivé à la conclusion qu'il pourrait faire
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ainsi, pour obliger Watt, qu'il comprit qu'il ne le pourrait qu'à une condition, celle de fermer à clef derrière lui la porte des pas perdus. Car pas question de s'en aller en lais- sant ouverte la porte des pas perdus, dans la gare endormie. Mais à cette condition-là, que Watt accepte d'être enfermé à clef dans les pas perdus, il pourrait obliger Watt, une fois que le train rapide aurait fini de passer. Mais il n'avait pas plus tôt décidé qu'il lui serait loisible d'obliger Watt, à cette condition-là, qu'il se rendit compte que non, même à cette condition-là il ne lui serait pas loisible d'obliger Watt, à moins que Watt ne consente à être enfermé à clef, non seu-
lement dans les pas perdus, mais dans la salle d'attente aussi. Car pas question que Watt puisse avoir libre accès, toute la nuit, dans la gare endormie, au narthex du sanctuaire du chef de gare. Mais si Watt ne voyait pas d'inconvénient à être enfermé à clef jusqu'au matin, non seulement dans les pas perdus, mais dans la salle d'attente aussi, alors Monsieur Case ne voyait vraiment aucune raison pour que la salle d'attente ne soit pas mise à sa disposition, dès que le train rapide serait passé sans encombre, avec ses voyageurs et ses marchandises précieuses.
Monsieur Case fit part alors à Watt des dispositions qu'il avait arrêtées, dans son esprit, au sujet de la demande de Watt d'être admis dans la salle d'attente des voyageurs. Les raisons qui avaient conduit Monsieur Case à arrêter, dans son esprit, ces dispositions plutôt que d'autres, Monsieur Case eut la délicatesse de les garder pour lui, comme étant susceptibles de faire à W a t t davantage de peine que de plaisir. Le matin venu, dit Monsieur Case, dès l'arrivée de Monsieur Gorman, ou de Monsieur Nolan, vous serez relâché et libre d'aller et venir, à votre guise. Watt répondit qu'il y avait là en effet de quoi exulter à l'avance, et de quoi le soutenir pendant la nuit, dans cette perspective d'être élargi, le matin venu, par les soins de Monsieur Gorman, ou à la rigueur de Monsieur Nolan, et laissé libre d'aller et venir, à
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sa fantaisie. En attendant, dit Monsieur Case, s'il vous plaît d'entrer dans la cabine, en fermant la porte, et de prendre un siège, vous êtes le bienvenu. Watt répondit qu'il ferait mieux d'attendre dehors. On le trouverait sur le quai, faisant les cent pas, ou assis sur un banc.
Watt s'allongea sur le banc, sur le dos, ses sacs sous la tête et son chapeau sur le visage. Il se trouvait ainsi à l'abri de la lune, jusqu'à un certain point, et des beautés moindres de cette nuit splendide. Le problème de la vision, en ce qui concernait Watt, ne comportait qu'une seule solution: l'œil ouvert dans le noir. Les résultats obtenus par l'œil fermé étaient, à l'avis de Watt, très peu satisfaisants.
Watt considéra d'abord la question du train rapide qui allait d'un moment à l'autre, d'un élan irrésistible, tonner à travers la gare endormie. Il concentra sur cette question toute la force de son attention. Finalement brusquement il
cessa, aussi brusquement qu'il avait commencé, d'y penser. Le voilà donc étalé sur le banc, veuf de toute pensée, de toute sensation, à part une légère impression de fraîcheur, à un pied. Les voix qui dans son crâne allaient chuchotant en canon étaient comme une galopade de souris, une rafale de menues pattes grises dans la poussière. C'était là sans doute
une sensation aussi, à strictement parler.
Monsieur Case fut obligé d'expliquer son insistance. Mais
il suffit de quelques mots. Quelques mots de la bouche de Monsieur Case et tout lui revint, à Watt. Monsieur Case portait à la main une lampe-tempête. Elle émettait un fais- ceau de lumière jaune, d'une faiblesse extraordinaire. Mon- sieur Case parla du train rapide, avec la fierté de l'homme de métier. Il était parti à l'heure, il était passé à l'heure et il
arriverait à destination, sauf contretemps retardateur, à l'heure.
C'était donc là l'explication du fracas exogène de tantôt.
Il y avait bien deux heures déjà que Watt n'avait évacué ses eaux. Et pourtant il n'éprouvait aucun besoin, mieux,
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aucun désir de le faire. D'eau, dit-il, je ne saurais évacuer la moindre goutte, la moindre larme, bonne ou mauvaise, dût-on me payer pour ne pas le faire. Lui qui en temps normal évacuait toutes les heures des eaux irrépressibles, des eaux délicieuses.
