En quelles circonstances il m'a tapé, dit
Monsieur
Nixon.
Samuel Beckett
Je ne lui ai jamais posé la question, dit Monsieur Hac-
kett. La taverne, ou l'église, ou les deux.
Pauvre femme, Dieu lui pardonne, dit Tetty.
Fichtre ça ne m'étonnerait pas de lui, dit Monsieur
Hackett.
La brune s'épaissit, dit Goff, il fera bientôt nuit noire. Et nous rentrerons tous à la maison, dit Monsieur Hac-
kett.
De l'autre côté de la rue, en face d'où ils étaient assis,
un tram s'arrêta. Il resta en place un bon moment et ils entendirent, grossie par la colère, la voix du contrôleur. Puis il repartit, découvrant sur le trottoir, immobile, une forme solitaire qu'éclairaient de moins en moins, à mesure
16
qu'elles s'éloignaient, les lumières du véhicule, et qui bien- tôt se détacha à peine du mur sombre derrière elle. Tetty se demanda si c'était un homme ou une femme. Monsieur Hackett se demanda si ce n'était pas un colis, un tapis par exemple ou un rouleau de toile goudronnée enveloppé de papier brun et ficelé au milieu. Goff se leva, sans un mot, et traversa vivement la rue. Tetty et Monsieur Hackett pou- vaient voir ses gestes impétueux, car sa veste était de cou- leur claire, et entendre sa voix vibrante de reproche. Mais Watt ne bougeait pas plus, pour autant qu'ils pussent voir, que s'il avait été de pierre, et s'il parlait il parlait si bas qu'aucun son ne leur parvenait.
Monsieur Hackett n'aurait pas su dire quand il avait été plus fortement intrigué, bien plus, il n'aurait pas su dire quand il avait été aussi fortement intrigué. Il n'aurait pas su dire non plus ce que c'était qui l'intriguait si fortement. Qu'est-ce que c'est, dit-il, qui m'intrigue si fortement, moi que même l'insolite, même le surnaturel, intriguent si rare- ment, et si faiblement. Rien ici apparemment qui sorte le moins du monde de l'ordinaire et cependant je brûle de curiosité, et d'émerveillement. La sensation n'est pas
désagréable, c'est entendu, mais je ne me vois pas en train de la supporter plus de vingt minutes ou une demi-heure.
La dame aussi était tout yeux.
Goff les rejoignit, de fort méchante humeur. Je l'ai reconnu, dit-il, du premier coup d'œil. Il se servit, à pro- pos de Watt, d'une expression que nous ne rapporterons pas.
Depuis sept ans, dit-il, il me doit cinq shillings, c'est- à-dire six shillings et neuf pence.
Il ne bouge pas, dit Tetty.
Il refuse de payer, dit Monsieur Hackett.
Il ne refuse pas de payer, dit Goff. Il me propose
quatre shillings et quatre pence. C'est toute sa fortune. Après quoi il ne vous devrait plus que deux shillings
et trois pence, dit Monsieur Hackett. 17
Je ne peux pas le laisser sans un, dit Goff.
Et pourquoi pas? dit Monsieur Hackett.
Il part en voyage, dit Goff. Si j'acceptais son offre il
n'aurait plus qu'à rentrer chez lui.
C'est peut-être ce qu'il aurait de mieux à faire, dit
Monsieur Hackett. Un jour peut-être, quand nous ne serons plus, penché sur son passé il dira, Si seulement Monsieur Nesbit avait accepté -
Nixon je m'appelle, dit Goff. Nixon.
Si seulement Monsieur Nixon avait accepté mes quatre shillings et quatre pence et que je fusse rentré chez moi, au lieu de continuer.
Bobards en tout cas, dit Madame Nixon, d'un bout à l'autre. N o n ?
Non non, dit Monsieur Nixon, il est la véracité même, vraiment incapable, j'en suis persuadé, du moindre men- songe.
Vous auriez pu accepter un shilling au moins, dit Mon- sieur Hackett, ou un shilling et six pence.
Le voilà à présent sur le pont, dit Madame Nixon.
Il leur tournait le dos, le haut du corps se détachant faiblement contre les dernières traînées du jour.
Vous ne nous avez pas dit son nom, dit Monsieur Hac- kett.
Watt, dit Monsieur Nixon.
Je ne t'ai jamais entendu parler de lui, dit Madame Nixon. Bizarre, dit Monsieur Nixon.
Vieille connaissance? dit Monsieur Hackett,
Je ne prétends pas le connaître vraiment, dit Monsieur
Nixon.
Un tuyau d'égout, dit Madame Nixon. Où sont les bras? Depuis quand ne prétendez-vous pas le connaître vrai-
ment? dit Monsieur Hackett.
Mon cher ami, dit Monsieur Nixon, d'où vient ce sou-
dain intérêt?
18
Ne répondez pas, dit Monsieur Hackett, si cela vous ennuie.
Il m'est difficile de répondre, dit Monsieur Nixon. Il me semble le connaître depuis toujours, mais il a dû y avoir une période où je ne le connaissais pas.
Comment cela? dit Monsieur Hackett.
Il est considérablement plus jeune que moi, dit Monsieur Nixon.
Et vous ne parlez jamais de lui, dit Monsieur Hackett.
Ma foi, dit Monsieur Nixon, j'ai très bien pu parler de lui, je n'ai vraiment aucune raison pour ne pas le faire. Il est vrai que. . . Il se tut. Il reprit, Il ne s'y prête pas, à ce qu'on parle de lui, il y a des gens comme ça.
Pas comme moi, dit Monsieur Hackett.
Il a disparu, dit Madame Nixon.
Tiens, dit Monsieur Nixon. Il ajouta, Ce qui est curieux,
mon cher ami, je ne vous le cache pas, c'est que chaque fois que je le vois, ou pense à lui, je pense à vous, et que chaque fois que je vous vois, ou pense à vous, je pense à lui. Pourquoi, je n'en ai pas la moindre idée.
Voyez-vous ça, dit Monsieur Hackett.
Il se dirige à présent vers la gare, dit Monsieur Nixon. Je me demande pourquoi il est descendu ici.
C'est la fin de la section, dit Madame Nixon. Avec un penny on ne va pas plus loin.
Ça dépend d'où il est monté, dit Monsieur Nixon.
Il peut difficilement être monté à un point plus éloigné que le terminus, dit Monsieur Hackett.
Mais est-ce bien ici la fin de la section, dit Monsieur Nixon, à un arrêt entièrement facultatif? Ne serait-ce plu- tôt à la gare?
Je pense que vous avez raison, dit Monsieur Hackett. Alors pourquoi descendre ici? dit Monsieur Nixon. Peut-être avait-il envie de respirer un peu, dit Monsieur
Hackett, avant d'être bouclé dans le train.
19
Chargé comme il l'est, dit Monsieur Nixon. Voyons voyons.
Peut-être s'est-il trompé d'arrêt, dit Madame Nixon.
Mais ici ce n'est pas un arrêt, dit Monsieur Nixon, dans le sens habituel du terme. Ici le tram ne s'arrête qu'à la demande. Et puisque personne d'autre n'est descendu et que personne n'est monté la demande n'a pu venir que de Watt lui-même. .
Un silence s'ensuivit. Madame Nixon dit enfin :
Je ne te suis pas, Goff. Pourquoi n'aurait-il pas demandé au tram de s'arrêter, s'il en avait envie?
Aucune raison, ma chère, dit Monsieur Nixon, mais aucune, pour quoi il n'aurait pas demandé au tram de s'ar- rêter, la preuve. Mais le fait d'avoir demandé au tram de s'arrêter nous montre qu'il ne s'est pas trompé d'arrêt, comme tu viens de l'insinuer. Car s'il s'était trompé d'arrêt, se croyant déjà à la gare, il n'aurait pas demandé au tram de s'arrêter. Car le tram s'arrête toujours à la gare.
Fortement raisonné, dit Monsieur Hackett. Il ajouta, Peut-être n'a-t-il plus toute sa tête.
Il est un peu bizarre par moments, dit Monsieur Nixon, mais c'est un voyageur chevronné.
Peut-être, dit Monsieur Hackett, s'apercevant qu'il avait un peu de temps devant lui, a-t-il préféré le consacrer aux suavités du crépuscule plutôt qu'aux miasmes et remugles de la gare.
Mais il va manquer son train, dit Monsieur Nixon, il va manquer le dernier départ, à moins de courir.
Peut-être, dit Madame Nixon, a-t-il voulu contrarier le contrôleur, ou le wattman.
Mois on ne peut rêver être plus doux, dit Monsieur Nixon, plus inoffensif. Il tendrait positivement l'autre joue, j'en suis persuadé, s'il en avait la force.
Peut-être, dit Monsieur Hackett, a-t-il brusquement décidé de ne pas quitter la ville après tout. Entre le ter-
20
minus et ici il a eu le temps de réfléchir. Puis ayant décidé qu'il vaut mieux après tout ne pas quitter la ville pour le moment il fait arrêter le tram et descend, car à quoi bon continuer.
Mais il a bel et bien continué, dit Monsieur Nixon, il n'a pas rebroussé chemin, il a continué vers la gare.
Peut-être a-t-il pris le chemin des écoliers, dit Madame Nixon.
Où habite-t-il ? dit Monsieur Hackett.
Il n'a pas de domicile fixe, que je sache, dit Monsieur Nixon.
Alors le fait de continuer vers la gare ne prouve rien. dit Madame Nixon. Il est peut-être à l'Hôtel Quin à l'heure qu'il est, plongé dans le sommeil.
Avec en poche quatre shillings quatre, dit Monsieur Hackett.
Ou sur un banc quelque part, dit Madame Nixon. Ou dans le parc. Ou sur le terrain de football. Ou sur le terrain de cricket. Ou sur les courts de tennis.
Ou sur le boulingrin, dit Monsieur Nixon.
Je ne pense pas, dit Monsieur Hackett. Il descend du tram, résolu à ne pas quitter la ville après tout. Mais une plus ample réflexion lui démontre la folie d'une telle con- duite. Cela expliquerait son comportement après que le tram se fut remis en route, le laissant là.
La folie de quelle conduite ? dit Monsieur Nixon.
De cette retraite précipitée, dit Monsieur Hackett, à peine pris son élan.
Vous avez vu l'accoutrement? dit Madame Nixon. Qu'est-ce qu'il avait sur la tête?
Son chapeau, dit Monsieur Nixon.
La pensée de quitter la ville lui était douloureuse, dit Monsieur Hackett, mais celle d'y rester ne l'était pas moins. Il se dirige donc vers la gare, souhaitant à demi manquer son train.
21
Vous avez peut-être raison, dit Monsieur Nixon.
Sans courage pour prendre sur lui le poids d'une décision, dit Monsieur Hackett, il s'en remet à la froide machinerie d'une relation temps-espace.
Très ingénieux, dit Monsieur Nixon.
Et qu'est-ce qui lui a fait peur tout d'un coup, dit Madame Nixon, à votre avis ?
Ça ne peut pas être le déplacement à proprement parler, dit Monsieur Hackett, puisque vous me dites que c'est un voyageur chevronné.
Un silence s'ensuivit.
Maintenant que j'ai tiré ça au clair, dit Monsieur Hac- kett, vous pourriez décrire votre ami avec un peu plus de précision.
A vrai dire je ne sais rien, dit Monsieur Nixon.
Mais vous devez bien savoir quelque chose, dit Monsieur Hackett. On ne lâche pas cinq shillings à une ombre. Nationalité, famille, lieu de naissance, confession, profes- sion, moyens d'existence, signes particuliers, il est impos- sible que vous soyez dans l'ignorance de tout cela.
Dans l'ignorance absolue, dit Monsieur Nixon. Monsieur Hackett n'avait pas lu ses Eglogues pour rien. Il n'est cependant pas issu du roc, dit-il.
Je vous dis qu'on ignore tout, s'écria Monsieur Nixon. Un silence suivit ces mots rageurs, Monsieur Hackett
les ressentant, Monsieur Nixon s'en repentant.
Il a un gros nez rouge, dit Monsieur Nixon enfin, de
mauvaise grâce.
Monsieur Hackett médita ce détail.
Tu ne dors pas, ma chérie? dit Monsieur Nixon.
Le sommeil me gagne, dit Madame Nixon.
Voici quelqu'un qu'il vous semble connaître depuis tou-
jours, dit Monsieur Hackett, qui vous doit cinq shillings depuis sept ans, et tout ce que vous trouvez à me dire c'est qu'il a un gros nez rouge et pas de domicile fixe. Il
22
se tut. Il reprit, Et que c'est un voyageur chevronné. Il se tut. Il reprit, Et qu'il est considérablement plus jeune que vous, état à vrai dire fort répandu. Il se tut. Il reprit, Et qu'il est doux, la véracité même et par moments un peu bizarre. Il leva la tête et braqua sur le visage de Mon- sieur Nixon un regard plein de colère. Mais ce regard plein de colère échappa à Monsieur Nixon, car il regardait tout autre chose.
Peut-être qu'il est temps de se trotter, dit-il, qu'en dis-tu, ma chérie?
Dans un instant les dernières fleurs seront englouties, dit Madame Nixon.
Monsieur Nixon se leva.
Voici quelqu'un que vous avez connu d'aussi loin qu'il vous souvienne, dit Monsieur Hackett, à qui vous avez prêté cinq shillings il y a sept ans, que vous reconnaissez du premier coup d'œil à une distance considérable, dans l'obs- curité. Vous dites que vous ignorez tout de ses antécédents. Je suis obligé de vous croire.
Rien ne vous y oblige, dit Monsieur Nixon.
Je choisis de vous croire, dit Monsieur Hackett. Et que vous soyez incapable de dire ce que vous ne savez pas, je veux bien le croire aussi. C'est une faiblesse des plus répandues.
Tetty, dit Monsieur Nixon.
Mais il y a certaines choses que vous devez savoir, dit Monsieur Hackett.
Par exemple, dit Monsieur Nixon.
Comment vous avez fait sa connaissance, dit Monsieur Hackett. En quelles circonstances il vous a tapé. Où on peut le voir.
Qu'est-ce que ça peut faire qui il est? dit Madame Nixon. Elle se leva.
Prends mon bras, ma chère, dit Monsieur Nixon.
Ou ce qu'il fait, dit Madame Nixon. Ou comment il vit.
23
Ou d'où il vient. Ou où il va. Ou de quoi il a l'air. Qu'est- ce que ça peut bien nous faire, à nous?
Je me pose la même question, dit Monsieur Hackett.
Comment j'ai fait sa connaissance, dit Monsieur Nixon. Vraiment je ne m'en souviens pas plus que je ne me sou- viens avoir fait la connaissance de mon père.
Seigneur, dit Monsieur Hackett.
En quelles circonstances il m'a tapé, dit Monsieur Nixon. Un jour je l'ai rencontré dans la rue. Il avait un pied nu. J'oublie lequel. Il m'a pris à l'écart et m'a dit qu'il avait besoin de cinq shillings pour s'acheter un brodequin. Je ne pouvais pas refuser.
Mais on n'achète pas un brodequin, s'écria Monsieur Hackett.
Peut-être qu'il avait la possibilité de le faire faire sur mesure, dit Madame Nixon.
Je n'en sais rien, dit Monsieur Nixon. Quant aux en- droits où on peut le voir, on peut le voir dans la rue, allant et venant. Mais on ne le voit pas souvent.
Il a fait l'université bien entendu, dit Madame Nixon. Le contraire m'étonnerait, dit Monsieur Nixon. Monsieur et Madame Nixon s'éloignèrent bras dessus bras
dessous. Mais au bout de quelques pas ils firent demi-tour. Monsieur Nixon se pencha et chuchota à l'oreille de Mon- sieur Hackett, Monsieur Nixon qui n'aimait pas que le soleil se couche sur le moindre nuage de dissension.
La dive, dit Monsieur Hackett.
Oh mon Dieu non, dit Monsieur Nixon, il ne boit que du lait.
Du lait, s'écria Monsieur Hackett.
Même l'eau, dit Monsieur Nixon, jamais une goutte.
Eh ben, dit Monsieur Hackett, je vous suis obligé je
suppose.
Monsieur et Madame Nixon s'éloignèrent bras dessus
bras dessous. Mais au bout de quelques pas ils entendirent
24
un cri. Ils firent halte et prêtèrent l'oreille. C'était Mon- sieur Hackett qui criait, dans la nuit, Heureux de vous avoir rencontrée, Madame Nisbet.
Madame Nixon, serrant plus fort le bras de Monsieur Nixon, cria en guise de réponse, Tout le bonheur est pour moi, Monsieur Hackett.
Quoi ? cria Monsieur Hackett.
Elle dit que tout le bonheur est pour elle, cria Monsieur Nixon.
Monsieur Hackett étreignit de nouveau les accoudoirs. Se tirant vivement en avant et se laissant retomber de même en arrière, plusieurs fois de suite, il gratta la crête de sa brosse contre le bas de la traverse. Il leva les yeux vers l'horizon qu 'il était sorti voir , qu 'il avait si peu vu. Maintenant il faisait tout à fait noir. Oui, maintenant le ciel de l'ouest était comme le ciel de l'est, lequel était comme le ciel du sud, lequel était comme le ciel du nord.
Watt se heurta contre un porteur qui roulait devant lui un bidon de lait. W a t t tomba et son chapeau et ses sacs s'éparpillèrent. Le porteur ne tomba pas, mais il lâcha son bidon qui retomba lourdement en porte-à-faux, chancela avec fracas sur sa base et finit par s'immobiliser. Heureux hasard s'il en fut, car s'il était retombé sur le flanc, plein de lait qu'il était peut-être, alors qui sait le lait aurait pu se répandre à flot sur le quai, et jusque sur les rails pour finalement se perdre, sous le convoi.
Watt se ramassa, plus ou moins intact comme d'habitude. Couillon d'abruti, dit le porteur.
C'était un beau garçon, quoique crasseux. Etre porteur
en gare et se tenir propre et net, cela n'est pas chose facile, vu le travail à faire.
Tu ne peux pas regarder où tu mets les pieds? dit le porteur.
Watt ne se récria pas à cette extravagante suggestion 25
lâchée, soyons justes, dans le feu de la colère. Il se pencha pour ramasser son chapeau et ses sacs, mais se redressa sans l'avoir fait. Il ne se sentait pas libre de s'attaquer à cette affaire tant que le porteur n'aurait pas fini de l'inju- rier.
Aussi muet qu'aveugle, dit le porteur.
Watt sourit, joignit les mains, les leva devant sa poi- trine et ne bougea plus.
Watt avait observé des gens en train de sourire et croyait savoir comment il fallait s'y prendre. Et il est vrai que le sourire de Watt, quand il souriait, ressemblait davantage à un sounre qu'à une bouche en cœur, par exemple, ou en cul de poule. Mais le sourire de Watt avait quelque chose d'incomplet, il lui manquait un petit quelque chose, et ceux qui le voyaient pour la première fois, et la plupart de ceux qui le voyaient le voyaient pour la première fois, avaient souvent des doutes sur la nature exacte de l'expression visée. Pour beaucoup il ne s'agissait que d'une simple succion des dents.
Watt n'abusait pas de ce sourire.
Son effet sur le porteur fut de lui suggérer des expres- sions infiniment plus désobligeantes que toutes celles employées jusque-là. Mais elles ne furent jamais déversées, par lui, sur Watt, car soudain le porteur se saisit de son bidon et fila en le roulant devant lui. Le chef de gare, un certain Monsieur Lowry, s'avançait.
Cet incident était d'un genre trop répandu pour éveiller chez les témoins un intérêt particulier. Mais il y avait là des connaisseurs à qui ne pouvait échapper l'exceptionnelle qualité de Watt, de son entrée, de sa chute, de son réta- blissement et de ses attitudes depuis. Ceux-là étaient con- tents.
Le marchand de journaux était du nombre. Il avait tout vu du fond de son nid douillet de livres et de périodiques. Mais maintenant que le meilleur était passé il sortit sur
26
le quai, avec l'intention de fermer son kiosque, pour la nuit. II baissa donc et verrouilla le tablier de tôle ondulée. D'aspect exceptionnellement acerbe, il semblait souffrir sans trêve de quelque mal mental, moral et peut-être même phy- sique. Sa casquette tirait l'œil, à cause sans doute du front blanc comme neige et des boucles noires et moites dont elle était l'aboutissement. Mais c'était toujours sur la bouche amère que revenait se fixer le regard et de là, enfin, qu'il s'élevait vers la suite. La moustache, réussie en tant que telle, était pour des raisons obscures sans intérêt. On gardait l'image d'un homme dont c'était le propre, entre autres, de ne jamais quitter sa casquette, une simple casquette de drap bleu uni, avec visière et bouton. Car il ne quittait pas davantage ses pinces à bicyclette, d'un modèle qui faisait saillir, vers l'extérieur, le bas du pantalon. II était petit et boitait effroyablement. Une fois en branle il avançait rapi- dement, dans un déchaînement de génuflexions avortées.
II ramassa le chapeau de Watt et le lui rapporta, en disant, Votre chapeau, Monsieur, je crois.
W a t t regarda le chapeau. Se pouvait-il que ce fût là son chapeau? Il le mit sur sa tête.
Mais voici qu'au bout du quai une porte s'ouvrit et que le marchand de journaux parut, poussant sa bicyclette. II allait la porter en bas par la longue rampe courbe de l'escalier en pierre, puis pédaler jusqu'à la maison. Là il ferait une partie d'échecs, entre grands maîtres, dans le manuel de Monsieur Staunton. Le lendemain matin, par le même escalier, il porterait sa bicyclette jusqu'au quai. Elle pesait lourd, étant ce qu'on fait de mieux, comme bicyclette. Il aurait été plus simple de la laisser en bas. Mais il préférait la savoir près de lui. Cet homme s'appelait Evans.
Watt ramassa ses sacs et monta dans le train. Il ne choisit pas le compartiment. Il se trouvait être vide.
Sur le quai le porteur leur faisait faire la navette, à ses
27
bidons. A un bout du quai il y avait un groupe de bidons, à l'autre un autre. Le porteur choisissait avec soin un bidon dans l'un des groupes et le roulait jusqu'à l'autre. Puis il choisissait avec soin un bidon dans l'autre groupe et le roulait jusqu'à l'un. Il trie les bidons, dit Watt. Ou c'est peut-être une punition pour désobéissance. Ou pour quelque faute de service.
Watt s'assit le 'dos à la locomotive qui bientôt, la vapeur mise, traîna hors de la gare la longue suite de wagons. Watt préférait déjà tourner le dos à sa destination.
Mais il n'était pas allé bien loin que, se sentant observé, il leva les yeux et vit un gros monsieur assis dans le coin diagonalement opposé au sien. Les pieds de ce monsieur reposaient en face de lui sur la banquette en bois et les mains dans les poches de son manteau. Le compartiment n'était donc pas aussi vide que Watt l'avait d'abord sup- posé.
Je m'appelle Spiro, dit le monsieur.
Voilà enfin un homme raisonnable. Il commençait par l'essentiel et de là, poussant plus avant, traiterait des choses de moindre importance, l'une après l'autre, avec ordre et méthode.
Watt sourit.
Sans vouloir vous offenser, dit Monsieur Spiro.
Le sourire de Watt avait encore ceci de particulier,
qu'il venait rarement seul, mais était suivi peu après d'un second, moins marqué certes. En quoi il ressemblait au pet. Et il arrivait même parfois qu'un troisième fût nécessaire, très faible et fugace, avant que le visage pût retrouver sa sérénité. Mais c'était rare. Et Watt ne sourira plus de sitôt, sauf événement imprévu de nature à le troubler.
Mes amis m'appellent Dum, dit Monsieur Spiro, tant je suis vif et gai. D-U-M. Anagramme de mud (1).
(1) Mot anglais signifiant à peu près boue. 28
Monsieur Spiro avait bu, mais pas plus qu'il n'aurait dû.
J'édite Crux, dit Monsieur Spiro, mensuel catholique à grande diffusion. Nous ne payons pas nos collaborateurs, mais ils y trouvent d'autres avantages. Nos petites annonces sont extraordinaires. Nous maintenons la tonsure hors de l'eau. Nos concours sont charmants. Les temps sont durs, tous les vins sont à baptiser. Nos concours. D'une tournure pieuse ils font plus de bien que de mal. Exemple : Recom- posez les seize lettres de la Sainte Famille sous forme de question avec réponse. Solution gagnante : Me réjouis-je? Pssab ! Autre exemple : Dites ce que vous savez de l'adju- ration, excommunication, malédiction et anatbématisation foudroyante des anguilles de Côme, hurebers de Beaune, rats de Lyon, limaces de Macon, vers de Côme, sangsues de Lausanne et processionnaires de Valence.
Défilaient déjà à toute allure, blêmes sous les feux du train, haies et fossés, mais seulement en apparence, car en fait c'était le train qui se mouvait, à travers une terre à jamais immobile.
Tout en sachant ce que nous savons, dit Monsieur Spiro, nous n'avons pas la fibre partisane. Pour ma part je suis néo-thomiste à mes heures et m'en glorifie. Mais pas au point d'en être gêné dans mes histoires de cul. Podex non dextra sed sinistra - quelle mesquinerie. Nos colonnes sont ouvertes aux jobards de toutes confessions et des libres pen- seurs figurent à notre tableau d'honneur. Ma contribution personnelle à la rédemption d'appoint, Un Clysoir Spirituel pour les Constipés en Dévotion, est si élastique, si flexible, que même un Presbytérien pourrait en profiter, sans dou- leur. Mais pourquoi vous ennuyer avec ça, vous, un parfait inconnu. C'est que ce soir il faut que je parle, avec un co- voyageur. Où descendez-vous, Monsieur?
W att nomma l'endroit.
Je vous demande pardon, dit Monsieur Spiro. W att nomma l'endroit de nouveau.
29
Alors il n'y a pas un instant à perdre, dit Monsieur Spiro. Il tira un papier de sa poche et lut
Lourdes Hautes-Pyrénées
France Monsieur
Un rat) ou tout autre petit animal) mange d'une hostie consacrée.
1. Ingère-t -il le Corps Réel, oui ou n o n ? 2. Si non) qu'est devenu celui-ci?
3. Si oui, que faire de celui-là?
Yeuillez agréer etc.
Martin Ignatius MacKenzie
(Auteur du Samedi Soir de l'Expert Comptable)
Et Monsieur Spiro de répondre à ces questions, c'est- à-dire de répondre à la question un et de répondre à la question trois. Il le fit longuement, en citant saint Bona- venture, Pierre Lombard, Alexandre de Hales, Sanchez, Suarez, Henno, Soto, Diana, Concina et Dens, étant un homme à loisirs. Mais Watt n'entendait rien, à cause d'au- tres voix qui allaient lui chantant, criant, disant, murmurant, des choses incompréhensibles, à l'oreille. Ces voix, si elles ne lui étaient pas connues, ne lui étaient pas inconnues non plus. Si bien qu'il ne s'alarmait pas, outre mesure. Tantôt elles chantaient seulement, tantôt criaient seulement, tantôt disaient seulement, tantôt murmuraient seulement, tantôt chantaient et criaient, tantôt chantaient et disaient, tantôt chantaient et murmuraient, tantôt criaient et disaient, tantôt criaient et murmuraient, tantôt disaient et murmuraient, tan- tôt chantaient et criaient et disaient, tantôt chantaient et criaient et murmuraient, tantôt criaient et disaient et mur- muraient, tantôt chantaient et criaient et disaient et mur-
30
muraient, toutes ensemble, en même temps, comme alors, pour ne parler que de ces quatre sortes de voix, car il y en avait d'autres. Et tantôt Watt comprenait tout, et tantôt il comprenait beaucoup, et tantôt il comprenait peu, et tantôt il ne comprenait rien, comme alors.
Mais voici que le champ de courses, surgissant avec ses belles barrières blanches dans la lumière impétueuse. aver- tit Watt qu'il approchait de son but et qu'au prochain arrêt du train il aurait à le quitter. Il ne pouvait voir les tribunes, celle d'honneur, celle des sociétaires, celle du public, si ? vides aux couleurs blanche et rouge, car elles étaient trop loin.
Il se mit donc en posture, ses sacs bien en main, de quitter le train dès l'arrêt complet.
Car une fois Watt avait manqué cette station, et s'était vu emporter jusqu'à la suivante, faute d'avoir pris ses dis- positions à temps, pour pouvoir descendre dès l'arrêt du train.
Car c'était une ligne si peu fréquentée, surtout à cette heure tardive, où le mécanicien, le chauffeur, le contrôleur et le personnel des stations tout au long de la ligne anhé- laient vers leurs épouses, après les longues heures de conti- nence, que le train à peine arrêté repartait de plus belle, comme une balle qui rebondit.
Pour ma part je le poursuivrais, dit Monsieur Spiro, si j'étais sûr de le tenir, avec toute la rigueur du droit canon. Il ôta ses pieds de la banquette. Il sortit la tête par la por- tière. Et des décrets pontificaux, cria-t-il. Une grande rafale le rejeta en arrière. Il était seul, emporté à travers la nuit.
La lune était maintenant levée. Elle n'était pas levée de beaucoup, mais elle était levée. Elle était d'un jaune nau- séeux. Son plein depuis longtemps dépassé elle allait décrois- sant, décroissant.
La méthode dont usait Watt pour avancer droit vers
31
l'est, par exemple, consistait à tourner le buste autant que possible vers le nord et en même temps à lancer la jambe droite autant que possible vers le sud, et puis à tourner le buste autant que possible vers le sud et en même temps à lancer la jambe gauche autant que possible vers le nord, et derechef à tourner le buste autant que possible vers le nord et à lancer la jambe droite autant que possible vers le sud, et puis à tourner- le buste autant que possible vers le sud et à lancer la jambe gauche autant que possible vers le nord, et ainsi de suite, inlassablement, sans halte ni trève, jusqu'à ce qu'il arrivât à destination, et pût s'asseoir. Ainsi, debout tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre, il progres- sait, tardigrade effréné, en ligne droite. Les genoux, en ces occasions, ne pliaient pas. Ils l'auraient pu, mais ne le fai- saient pas. Pas de genoux plus aptes à plier que ceux de Watt, quand ils s'y décidaient, il n'y avait rien à reprocher aux genoux de Watt, comme il apparaîtra peut-être. Mais quand ils se promenaient ils ne pliaient pas, pour quelque obscure raison. Ce nonobstant les pieds se posaient, talons et plantes ensemble, à plat sur le sol et ne le quittaient plus, pour les voies inexplorées de l'air, qu'avec une répugnance manifeste. Les bras se bornaient à baller, dans une équi-
pendance parfaite.
A Lady McCann, avançant à sa suite, il semblait n'avoir
jamais vu, sur la voie publique, de mouvements aussi extraordinaires, et peu de femmes avaient de la voie pu- blique une expérience plus vaste que Lady McCann. Qu'ils ne dussent rien à l'alcool se voyait à leur régularité, et à ce qu'ils avaient d'acharné. Watt avait la titubation funam- bulesque.
Encore plus que les jambes la tête l'étonnait. Car les mou- vements des jambes pouvaient s'expliquer de plusieurs façons. Et comme elle réfléchissait à certaines de ces façons, dont les mouvements des jambes pouvaient s'expliquer, il lui revint en mémoire la vieille histoire dont elle s'était diver-
32
tie fillette, la vieille histoire des étudiants en médecine et du monsieur qui marchait devant eux, les jambes raides et écartées. Comme ils arrivaient à sa hauteur, Pardon Mon- sieur, dit l'un des étudiants, en levant sa casquette, mon ami que voici soutient que c'est des hémorrhoïdes et moi je prétends que c'est une simple chaude-pisse. En ce cas, répondit le Monsieur, nous nous sommes trompés tous les trois, car moi j'aurais juré des vents sans plus.
C'était donc moins les jambes qui intriguaient Lady McCann que la tête, que chaque pas faisait tourner avec roideur, sur le cou roide, sous le chapeau melon, d'un quart de cercle au moins. Où avait-elle bien pu lire qu'ainsi, de côté et d'autre, les ours tournent la tête, quand les chiens les harcèlent. Chez Monsieur W alpole peut-être.
Promeneuse peu rapide, par vieille habitude peut-être, et à cause de ses pieds qu'elle avait vieux et tendres, néan- moins Lady McCann voyait tous ces détails de plus en plus nettement, à chaque pas qu'elle faisait. Car ils allaient dans la même direction, Lady McCann et Watt.
Femme peu timorée, dans l'ensemble, grâce à ses tra- ditions, catholiques et militaires, néanmoins Lady McCann jugea préférable de s'arrêter et d'attendre, s'appuyant sur son ombrelle, que l'écart entre eux augmente. Ainsi, tantôt arrêtée, tantôt en marche, elle suivit à une distance prudente la haute masse piétinante jusqu'au portail de sa demeure. Arrivée là, fidèle à l'esprit de ses ancêtres royalistes, elle ramassa une pierre et la jeta de toutes ses forces, qui sous l'aiguillon de la colère n'étaient pas négligeables, en direction de Watt. Et il faut croire que Dieu, toujours favorable aux McCann de ? ,guida son bras, car la pierre s'abattit sur le chapeau de W att et le projeta de sa tête, au . sol. Bonheur pro- videntiel s'il en fut, pour lui aussi, car la pierre se fût-elle abattue sur une oreille, ou sur la nuque, comme si facile- ment elle l'aurait pu, comme à si peu de chose près elle l'avait fait, alors qui sait une blessure se fût ouverte pour
33
3
ne plus jamais se refermer, plus jamais, jamais se refermer. Car W a t t avait la cicatrice paresseuse et son sang devait être pauvre en ?
kett. La taverne, ou l'église, ou les deux.
Pauvre femme, Dieu lui pardonne, dit Tetty.
Fichtre ça ne m'étonnerait pas de lui, dit Monsieur
Hackett.
La brune s'épaissit, dit Goff, il fera bientôt nuit noire. Et nous rentrerons tous à la maison, dit Monsieur Hac-
kett.
De l'autre côté de la rue, en face d'où ils étaient assis,
un tram s'arrêta. Il resta en place un bon moment et ils entendirent, grossie par la colère, la voix du contrôleur. Puis il repartit, découvrant sur le trottoir, immobile, une forme solitaire qu'éclairaient de moins en moins, à mesure
16
qu'elles s'éloignaient, les lumières du véhicule, et qui bien- tôt se détacha à peine du mur sombre derrière elle. Tetty se demanda si c'était un homme ou une femme. Monsieur Hackett se demanda si ce n'était pas un colis, un tapis par exemple ou un rouleau de toile goudronnée enveloppé de papier brun et ficelé au milieu. Goff se leva, sans un mot, et traversa vivement la rue. Tetty et Monsieur Hackett pou- vaient voir ses gestes impétueux, car sa veste était de cou- leur claire, et entendre sa voix vibrante de reproche. Mais Watt ne bougeait pas plus, pour autant qu'ils pussent voir, que s'il avait été de pierre, et s'il parlait il parlait si bas qu'aucun son ne leur parvenait.
Monsieur Hackett n'aurait pas su dire quand il avait été plus fortement intrigué, bien plus, il n'aurait pas su dire quand il avait été aussi fortement intrigué. Il n'aurait pas su dire non plus ce que c'était qui l'intriguait si fortement. Qu'est-ce que c'est, dit-il, qui m'intrigue si fortement, moi que même l'insolite, même le surnaturel, intriguent si rare- ment, et si faiblement. Rien ici apparemment qui sorte le moins du monde de l'ordinaire et cependant je brûle de curiosité, et d'émerveillement. La sensation n'est pas
désagréable, c'est entendu, mais je ne me vois pas en train de la supporter plus de vingt minutes ou une demi-heure.
La dame aussi était tout yeux.
Goff les rejoignit, de fort méchante humeur. Je l'ai reconnu, dit-il, du premier coup d'œil. Il se servit, à pro- pos de Watt, d'une expression que nous ne rapporterons pas.
Depuis sept ans, dit-il, il me doit cinq shillings, c'est- à-dire six shillings et neuf pence.
Il ne bouge pas, dit Tetty.
Il refuse de payer, dit Monsieur Hackett.
Il ne refuse pas de payer, dit Goff. Il me propose
quatre shillings et quatre pence. C'est toute sa fortune. Après quoi il ne vous devrait plus que deux shillings
et trois pence, dit Monsieur Hackett. 17
Je ne peux pas le laisser sans un, dit Goff.
Et pourquoi pas? dit Monsieur Hackett.
Il part en voyage, dit Goff. Si j'acceptais son offre il
n'aurait plus qu'à rentrer chez lui.
C'est peut-être ce qu'il aurait de mieux à faire, dit
Monsieur Hackett. Un jour peut-être, quand nous ne serons plus, penché sur son passé il dira, Si seulement Monsieur Nesbit avait accepté -
Nixon je m'appelle, dit Goff. Nixon.
Si seulement Monsieur Nixon avait accepté mes quatre shillings et quatre pence et que je fusse rentré chez moi, au lieu de continuer.
Bobards en tout cas, dit Madame Nixon, d'un bout à l'autre. N o n ?
Non non, dit Monsieur Nixon, il est la véracité même, vraiment incapable, j'en suis persuadé, du moindre men- songe.
Vous auriez pu accepter un shilling au moins, dit Mon- sieur Hackett, ou un shilling et six pence.
Le voilà à présent sur le pont, dit Madame Nixon.
Il leur tournait le dos, le haut du corps se détachant faiblement contre les dernières traînées du jour.
Vous ne nous avez pas dit son nom, dit Monsieur Hac- kett.
Watt, dit Monsieur Nixon.
Je ne t'ai jamais entendu parler de lui, dit Madame Nixon. Bizarre, dit Monsieur Nixon.
Vieille connaissance? dit Monsieur Hackett,
Je ne prétends pas le connaître vraiment, dit Monsieur
Nixon.
Un tuyau d'égout, dit Madame Nixon. Où sont les bras? Depuis quand ne prétendez-vous pas le connaître vrai-
ment? dit Monsieur Hackett.
Mon cher ami, dit Monsieur Nixon, d'où vient ce sou-
dain intérêt?
18
Ne répondez pas, dit Monsieur Hackett, si cela vous ennuie.
Il m'est difficile de répondre, dit Monsieur Nixon. Il me semble le connaître depuis toujours, mais il a dû y avoir une période où je ne le connaissais pas.
Comment cela? dit Monsieur Hackett.
Il est considérablement plus jeune que moi, dit Monsieur Nixon.
Et vous ne parlez jamais de lui, dit Monsieur Hackett.
Ma foi, dit Monsieur Nixon, j'ai très bien pu parler de lui, je n'ai vraiment aucune raison pour ne pas le faire. Il est vrai que. . . Il se tut. Il reprit, Il ne s'y prête pas, à ce qu'on parle de lui, il y a des gens comme ça.
Pas comme moi, dit Monsieur Hackett.
Il a disparu, dit Madame Nixon.
Tiens, dit Monsieur Nixon. Il ajouta, Ce qui est curieux,
mon cher ami, je ne vous le cache pas, c'est que chaque fois que je le vois, ou pense à lui, je pense à vous, et que chaque fois que je vous vois, ou pense à vous, je pense à lui. Pourquoi, je n'en ai pas la moindre idée.
Voyez-vous ça, dit Monsieur Hackett.
Il se dirige à présent vers la gare, dit Monsieur Nixon. Je me demande pourquoi il est descendu ici.
C'est la fin de la section, dit Madame Nixon. Avec un penny on ne va pas plus loin.
Ça dépend d'où il est monté, dit Monsieur Nixon.
Il peut difficilement être monté à un point plus éloigné que le terminus, dit Monsieur Hackett.
Mais est-ce bien ici la fin de la section, dit Monsieur Nixon, à un arrêt entièrement facultatif? Ne serait-ce plu- tôt à la gare?
Je pense que vous avez raison, dit Monsieur Hackett. Alors pourquoi descendre ici? dit Monsieur Nixon. Peut-être avait-il envie de respirer un peu, dit Monsieur
Hackett, avant d'être bouclé dans le train.
19
Chargé comme il l'est, dit Monsieur Nixon. Voyons voyons.
Peut-être s'est-il trompé d'arrêt, dit Madame Nixon.
Mais ici ce n'est pas un arrêt, dit Monsieur Nixon, dans le sens habituel du terme. Ici le tram ne s'arrête qu'à la demande. Et puisque personne d'autre n'est descendu et que personne n'est monté la demande n'a pu venir que de Watt lui-même. .
Un silence s'ensuivit. Madame Nixon dit enfin :
Je ne te suis pas, Goff. Pourquoi n'aurait-il pas demandé au tram de s'arrêter, s'il en avait envie?
Aucune raison, ma chère, dit Monsieur Nixon, mais aucune, pour quoi il n'aurait pas demandé au tram de s'ar- rêter, la preuve. Mais le fait d'avoir demandé au tram de s'arrêter nous montre qu'il ne s'est pas trompé d'arrêt, comme tu viens de l'insinuer. Car s'il s'était trompé d'arrêt, se croyant déjà à la gare, il n'aurait pas demandé au tram de s'arrêter. Car le tram s'arrête toujours à la gare.
Fortement raisonné, dit Monsieur Hackett. Il ajouta, Peut-être n'a-t-il plus toute sa tête.
Il est un peu bizarre par moments, dit Monsieur Nixon, mais c'est un voyageur chevronné.
Peut-être, dit Monsieur Hackett, s'apercevant qu'il avait un peu de temps devant lui, a-t-il préféré le consacrer aux suavités du crépuscule plutôt qu'aux miasmes et remugles de la gare.
Mais il va manquer son train, dit Monsieur Nixon, il va manquer le dernier départ, à moins de courir.
Peut-être, dit Madame Nixon, a-t-il voulu contrarier le contrôleur, ou le wattman.
Mois on ne peut rêver être plus doux, dit Monsieur Nixon, plus inoffensif. Il tendrait positivement l'autre joue, j'en suis persuadé, s'il en avait la force.
Peut-être, dit Monsieur Hackett, a-t-il brusquement décidé de ne pas quitter la ville après tout. Entre le ter-
20
minus et ici il a eu le temps de réfléchir. Puis ayant décidé qu'il vaut mieux après tout ne pas quitter la ville pour le moment il fait arrêter le tram et descend, car à quoi bon continuer.
Mais il a bel et bien continué, dit Monsieur Nixon, il n'a pas rebroussé chemin, il a continué vers la gare.
Peut-être a-t-il pris le chemin des écoliers, dit Madame Nixon.
Où habite-t-il ? dit Monsieur Hackett.
Il n'a pas de domicile fixe, que je sache, dit Monsieur Nixon.
Alors le fait de continuer vers la gare ne prouve rien. dit Madame Nixon. Il est peut-être à l'Hôtel Quin à l'heure qu'il est, plongé dans le sommeil.
Avec en poche quatre shillings quatre, dit Monsieur Hackett.
Ou sur un banc quelque part, dit Madame Nixon. Ou dans le parc. Ou sur le terrain de football. Ou sur le terrain de cricket. Ou sur les courts de tennis.
Ou sur le boulingrin, dit Monsieur Nixon.
Je ne pense pas, dit Monsieur Hackett. Il descend du tram, résolu à ne pas quitter la ville après tout. Mais une plus ample réflexion lui démontre la folie d'une telle con- duite. Cela expliquerait son comportement après que le tram se fut remis en route, le laissant là.
La folie de quelle conduite ? dit Monsieur Nixon.
De cette retraite précipitée, dit Monsieur Hackett, à peine pris son élan.
Vous avez vu l'accoutrement? dit Madame Nixon. Qu'est-ce qu'il avait sur la tête?
Son chapeau, dit Monsieur Nixon.
La pensée de quitter la ville lui était douloureuse, dit Monsieur Hackett, mais celle d'y rester ne l'était pas moins. Il se dirige donc vers la gare, souhaitant à demi manquer son train.
21
Vous avez peut-être raison, dit Monsieur Nixon.
Sans courage pour prendre sur lui le poids d'une décision, dit Monsieur Hackett, il s'en remet à la froide machinerie d'une relation temps-espace.
Très ingénieux, dit Monsieur Nixon.
Et qu'est-ce qui lui a fait peur tout d'un coup, dit Madame Nixon, à votre avis ?
Ça ne peut pas être le déplacement à proprement parler, dit Monsieur Hackett, puisque vous me dites que c'est un voyageur chevronné.
Un silence s'ensuivit.
Maintenant que j'ai tiré ça au clair, dit Monsieur Hac- kett, vous pourriez décrire votre ami avec un peu plus de précision.
A vrai dire je ne sais rien, dit Monsieur Nixon.
Mais vous devez bien savoir quelque chose, dit Monsieur Hackett. On ne lâche pas cinq shillings à une ombre. Nationalité, famille, lieu de naissance, confession, profes- sion, moyens d'existence, signes particuliers, il est impos- sible que vous soyez dans l'ignorance de tout cela.
Dans l'ignorance absolue, dit Monsieur Nixon. Monsieur Hackett n'avait pas lu ses Eglogues pour rien. Il n'est cependant pas issu du roc, dit-il.
Je vous dis qu'on ignore tout, s'écria Monsieur Nixon. Un silence suivit ces mots rageurs, Monsieur Hackett
les ressentant, Monsieur Nixon s'en repentant.
Il a un gros nez rouge, dit Monsieur Nixon enfin, de
mauvaise grâce.
Monsieur Hackett médita ce détail.
Tu ne dors pas, ma chérie? dit Monsieur Nixon.
Le sommeil me gagne, dit Madame Nixon.
Voici quelqu'un qu'il vous semble connaître depuis tou-
jours, dit Monsieur Hackett, qui vous doit cinq shillings depuis sept ans, et tout ce que vous trouvez à me dire c'est qu'il a un gros nez rouge et pas de domicile fixe. Il
22
se tut. Il reprit, Et que c'est un voyageur chevronné. Il se tut. Il reprit, Et qu'il est considérablement plus jeune que vous, état à vrai dire fort répandu. Il se tut. Il reprit, Et qu'il est doux, la véracité même et par moments un peu bizarre. Il leva la tête et braqua sur le visage de Mon- sieur Nixon un regard plein de colère. Mais ce regard plein de colère échappa à Monsieur Nixon, car il regardait tout autre chose.
Peut-être qu'il est temps de se trotter, dit-il, qu'en dis-tu, ma chérie?
Dans un instant les dernières fleurs seront englouties, dit Madame Nixon.
Monsieur Nixon se leva.
Voici quelqu'un que vous avez connu d'aussi loin qu'il vous souvienne, dit Monsieur Hackett, à qui vous avez prêté cinq shillings il y a sept ans, que vous reconnaissez du premier coup d'œil à une distance considérable, dans l'obs- curité. Vous dites que vous ignorez tout de ses antécédents. Je suis obligé de vous croire.
Rien ne vous y oblige, dit Monsieur Nixon.
Je choisis de vous croire, dit Monsieur Hackett. Et que vous soyez incapable de dire ce que vous ne savez pas, je veux bien le croire aussi. C'est une faiblesse des plus répandues.
Tetty, dit Monsieur Nixon.
Mais il y a certaines choses que vous devez savoir, dit Monsieur Hackett.
Par exemple, dit Monsieur Nixon.
Comment vous avez fait sa connaissance, dit Monsieur Hackett. En quelles circonstances il vous a tapé. Où on peut le voir.
Qu'est-ce que ça peut faire qui il est? dit Madame Nixon. Elle se leva.
Prends mon bras, ma chère, dit Monsieur Nixon.
Ou ce qu'il fait, dit Madame Nixon. Ou comment il vit.
23
Ou d'où il vient. Ou où il va. Ou de quoi il a l'air. Qu'est- ce que ça peut bien nous faire, à nous?
Je me pose la même question, dit Monsieur Hackett.
Comment j'ai fait sa connaissance, dit Monsieur Nixon. Vraiment je ne m'en souviens pas plus que je ne me sou- viens avoir fait la connaissance de mon père.
Seigneur, dit Monsieur Hackett.
En quelles circonstances il m'a tapé, dit Monsieur Nixon. Un jour je l'ai rencontré dans la rue. Il avait un pied nu. J'oublie lequel. Il m'a pris à l'écart et m'a dit qu'il avait besoin de cinq shillings pour s'acheter un brodequin. Je ne pouvais pas refuser.
Mais on n'achète pas un brodequin, s'écria Monsieur Hackett.
Peut-être qu'il avait la possibilité de le faire faire sur mesure, dit Madame Nixon.
Je n'en sais rien, dit Monsieur Nixon. Quant aux en- droits où on peut le voir, on peut le voir dans la rue, allant et venant. Mais on ne le voit pas souvent.
Il a fait l'université bien entendu, dit Madame Nixon. Le contraire m'étonnerait, dit Monsieur Nixon. Monsieur et Madame Nixon s'éloignèrent bras dessus bras
dessous. Mais au bout de quelques pas ils firent demi-tour. Monsieur Nixon se pencha et chuchota à l'oreille de Mon- sieur Hackett, Monsieur Nixon qui n'aimait pas que le soleil se couche sur le moindre nuage de dissension.
La dive, dit Monsieur Hackett.
Oh mon Dieu non, dit Monsieur Nixon, il ne boit que du lait.
Du lait, s'écria Monsieur Hackett.
Même l'eau, dit Monsieur Nixon, jamais une goutte.
Eh ben, dit Monsieur Hackett, je vous suis obligé je
suppose.
Monsieur et Madame Nixon s'éloignèrent bras dessus
bras dessous. Mais au bout de quelques pas ils entendirent
24
un cri. Ils firent halte et prêtèrent l'oreille. C'était Mon- sieur Hackett qui criait, dans la nuit, Heureux de vous avoir rencontrée, Madame Nisbet.
Madame Nixon, serrant plus fort le bras de Monsieur Nixon, cria en guise de réponse, Tout le bonheur est pour moi, Monsieur Hackett.
Quoi ? cria Monsieur Hackett.
Elle dit que tout le bonheur est pour elle, cria Monsieur Nixon.
Monsieur Hackett étreignit de nouveau les accoudoirs. Se tirant vivement en avant et se laissant retomber de même en arrière, plusieurs fois de suite, il gratta la crête de sa brosse contre le bas de la traverse. Il leva les yeux vers l'horizon qu 'il était sorti voir , qu 'il avait si peu vu. Maintenant il faisait tout à fait noir. Oui, maintenant le ciel de l'ouest était comme le ciel de l'est, lequel était comme le ciel du sud, lequel était comme le ciel du nord.
Watt se heurta contre un porteur qui roulait devant lui un bidon de lait. W a t t tomba et son chapeau et ses sacs s'éparpillèrent. Le porteur ne tomba pas, mais il lâcha son bidon qui retomba lourdement en porte-à-faux, chancela avec fracas sur sa base et finit par s'immobiliser. Heureux hasard s'il en fut, car s'il était retombé sur le flanc, plein de lait qu'il était peut-être, alors qui sait le lait aurait pu se répandre à flot sur le quai, et jusque sur les rails pour finalement se perdre, sous le convoi.
Watt se ramassa, plus ou moins intact comme d'habitude. Couillon d'abruti, dit le porteur.
C'était un beau garçon, quoique crasseux. Etre porteur
en gare et se tenir propre et net, cela n'est pas chose facile, vu le travail à faire.
Tu ne peux pas regarder où tu mets les pieds? dit le porteur.
Watt ne se récria pas à cette extravagante suggestion 25
lâchée, soyons justes, dans le feu de la colère. Il se pencha pour ramasser son chapeau et ses sacs, mais se redressa sans l'avoir fait. Il ne se sentait pas libre de s'attaquer à cette affaire tant que le porteur n'aurait pas fini de l'inju- rier.
Aussi muet qu'aveugle, dit le porteur.
Watt sourit, joignit les mains, les leva devant sa poi- trine et ne bougea plus.
Watt avait observé des gens en train de sourire et croyait savoir comment il fallait s'y prendre. Et il est vrai que le sourire de Watt, quand il souriait, ressemblait davantage à un sounre qu'à une bouche en cœur, par exemple, ou en cul de poule. Mais le sourire de Watt avait quelque chose d'incomplet, il lui manquait un petit quelque chose, et ceux qui le voyaient pour la première fois, et la plupart de ceux qui le voyaient le voyaient pour la première fois, avaient souvent des doutes sur la nature exacte de l'expression visée. Pour beaucoup il ne s'agissait que d'une simple succion des dents.
Watt n'abusait pas de ce sourire.
Son effet sur le porteur fut de lui suggérer des expres- sions infiniment plus désobligeantes que toutes celles employées jusque-là. Mais elles ne furent jamais déversées, par lui, sur Watt, car soudain le porteur se saisit de son bidon et fila en le roulant devant lui. Le chef de gare, un certain Monsieur Lowry, s'avançait.
Cet incident était d'un genre trop répandu pour éveiller chez les témoins un intérêt particulier. Mais il y avait là des connaisseurs à qui ne pouvait échapper l'exceptionnelle qualité de Watt, de son entrée, de sa chute, de son réta- blissement et de ses attitudes depuis. Ceux-là étaient con- tents.
Le marchand de journaux était du nombre. Il avait tout vu du fond de son nid douillet de livres et de périodiques. Mais maintenant que le meilleur était passé il sortit sur
26
le quai, avec l'intention de fermer son kiosque, pour la nuit. II baissa donc et verrouilla le tablier de tôle ondulée. D'aspect exceptionnellement acerbe, il semblait souffrir sans trêve de quelque mal mental, moral et peut-être même phy- sique. Sa casquette tirait l'œil, à cause sans doute du front blanc comme neige et des boucles noires et moites dont elle était l'aboutissement. Mais c'était toujours sur la bouche amère que revenait se fixer le regard et de là, enfin, qu'il s'élevait vers la suite. La moustache, réussie en tant que telle, était pour des raisons obscures sans intérêt. On gardait l'image d'un homme dont c'était le propre, entre autres, de ne jamais quitter sa casquette, une simple casquette de drap bleu uni, avec visière et bouton. Car il ne quittait pas davantage ses pinces à bicyclette, d'un modèle qui faisait saillir, vers l'extérieur, le bas du pantalon. II était petit et boitait effroyablement. Une fois en branle il avançait rapi- dement, dans un déchaînement de génuflexions avortées.
II ramassa le chapeau de Watt et le lui rapporta, en disant, Votre chapeau, Monsieur, je crois.
W a t t regarda le chapeau. Se pouvait-il que ce fût là son chapeau? Il le mit sur sa tête.
Mais voici qu'au bout du quai une porte s'ouvrit et que le marchand de journaux parut, poussant sa bicyclette. II allait la porter en bas par la longue rampe courbe de l'escalier en pierre, puis pédaler jusqu'à la maison. Là il ferait une partie d'échecs, entre grands maîtres, dans le manuel de Monsieur Staunton. Le lendemain matin, par le même escalier, il porterait sa bicyclette jusqu'au quai. Elle pesait lourd, étant ce qu'on fait de mieux, comme bicyclette. Il aurait été plus simple de la laisser en bas. Mais il préférait la savoir près de lui. Cet homme s'appelait Evans.
Watt ramassa ses sacs et monta dans le train. Il ne choisit pas le compartiment. Il se trouvait être vide.
Sur le quai le porteur leur faisait faire la navette, à ses
27
bidons. A un bout du quai il y avait un groupe de bidons, à l'autre un autre. Le porteur choisissait avec soin un bidon dans l'un des groupes et le roulait jusqu'à l'autre. Puis il choisissait avec soin un bidon dans l'autre groupe et le roulait jusqu'à l'un. Il trie les bidons, dit Watt. Ou c'est peut-être une punition pour désobéissance. Ou pour quelque faute de service.
Watt s'assit le 'dos à la locomotive qui bientôt, la vapeur mise, traîna hors de la gare la longue suite de wagons. Watt préférait déjà tourner le dos à sa destination.
Mais il n'était pas allé bien loin que, se sentant observé, il leva les yeux et vit un gros monsieur assis dans le coin diagonalement opposé au sien. Les pieds de ce monsieur reposaient en face de lui sur la banquette en bois et les mains dans les poches de son manteau. Le compartiment n'était donc pas aussi vide que Watt l'avait d'abord sup- posé.
Je m'appelle Spiro, dit le monsieur.
Voilà enfin un homme raisonnable. Il commençait par l'essentiel et de là, poussant plus avant, traiterait des choses de moindre importance, l'une après l'autre, avec ordre et méthode.
Watt sourit.
Sans vouloir vous offenser, dit Monsieur Spiro.
Le sourire de Watt avait encore ceci de particulier,
qu'il venait rarement seul, mais était suivi peu après d'un second, moins marqué certes. En quoi il ressemblait au pet. Et il arrivait même parfois qu'un troisième fût nécessaire, très faible et fugace, avant que le visage pût retrouver sa sérénité. Mais c'était rare. Et Watt ne sourira plus de sitôt, sauf événement imprévu de nature à le troubler.
Mes amis m'appellent Dum, dit Monsieur Spiro, tant je suis vif et gai. D-U-M. Anagramme de mud (1).
(1) Mot anglais signifiant à peu près boue. 28
Monsieur Spiro avait bu, mais pas plus qu'il n'aurait dû.
J'édite Crux, dit Monsieur Spiro, mensuel catholique à grande diffusion. Nous ne payons pas nos collaborateurs, mais ils y trouvent d'autres avantages. Nos petites annonces sont extraordinaires. Nous maintenons la tonsure hors de l'eau. Nos concours sont charmants. Les temps sont durs, tous les vins sont à baptiser. Nos concours. D'une tournure pieuse ils font plus de bien que de mal. Exemple : Recom- posez les seize lettres de la Sainte Famille sous forme de question avec réponse. Solution gagnante : Me réjouis-je? Pssab ! Autre exemple : Dites ce que vous savez de l'adju- ration, excommunication, malédiction et anatbématisation foudroyante des anguilles de Côme, hurebers de Beaune, rats de Lyon, limaces de Macon, vers de Côme, sangsues de Lausanne et processionnaires de Valence.
Défilaient déjà à toute allure, blêmes sous les feux du train, haies et fossés, mais seulement en apparence, car en fait c'était le train qui se mouvait, à travers une terre à jamais immobile.
Tout en sachant ce que nous savons, dit Monsieur Spiro, nous n'avons pas la fibre partisane. Pour ma part je suis néo-thomiste à mes heures et m'en glorifie. Mais pas au point d'en être gêné dans mes histoires de cul. Podex non dextra sed sinistra - quelle mesquinerie. Nos colonnes sont ouvertes aux jobards de toutes confessions et des libres pen- seurs figurent à notre tableau d'honneur. Ma contribution personnelle à la rédemption d'appoint, Un Clysoir Spirituel pour les Constipés en Dévotion, est si élastique, si flexible, que même un Presbytérien pourrait en profiter, sans dou- leur. Mais pourquoi vous ennuyer avec ça, vous, un parfait inconnu. C'est que ce soir il faut que je parle, avec un co- voyageur. Où descendez-vous, Monsieur?
W att nomma l'endroit.
Je vous demande pardon, dit Monsieur Spiro. W att nomma l'endroit de nouveau.
29
Alors il n'y a pas un instant à perdre, dit Monsieur Spiro. Il tira un papier de sa poche et lut
Lourdes Hautes-Pyrénées
France Monsieur
Un rat) ou tout autre petit animal) mange d'une hostie consacrée.
1. Ingère-t -il le Corps Réel, oui ou n o n ? 2. Si non) qu'est devenu celui-ci?
3. Si oui, que faire de celui-là?
Yeuillez agréer etc.
Martin Ignatius MacKenzie
(Auteur du Samedi Soir de l'Expert Comptable)
Et Monsieur Spiro de répondre à ces questions, c'est- à-dire de répondre à la question un et de répondre à la question trois. Il le fit longuement, en citant saint Bona- venture, Pierre Lombard, Alexandre de Hales, Sanchez, Suarez, Henno, Soto, Diana, Concina et Dens, étant un homme à loisirs. Mais Watt n'entendait rien, à cause d'au- tres voix qui allaient lui chantant, criant, disant, murmurant, des choses incompréhensibles, à l'oreille. Ces voix, si elles ne lui étaient pas connues, ne lui étaient pas inconnues non plus. Si bien qu'il ne s'alarmait pas, outre mesure. Tantôt elles chantaient seulement, tantôt criaient seulement, tantôt disaient seulement, tantôt murmuraient seulement, tantôt chantaient et criaient, tantôt chantaient et disaient, tantôt chantaient et murmuraient, tantôt criaient et disaient, tantôt criaient et murmuraient, tantôt disaient et murmuraient, tan- tôt chantaient et criaient et disaient, tantôt chantaient et criaient et murmuraient, tantôt criaient et disaient et mur- muraient, tantôt chantaient et criaient et disaient et mur-
30
muraient, toutes ensemble, en même temps, comme alors, pour ne parler que de ces quatre sortes de voix, car il y en avait d'autres. Et tantôt Watt comprenait tout, et tantôt il comprenait beaucoup, et tantôt il comprenait peu, et tantôt il ne comprenait rien, comme alors.
Mais voici que le champ de courses, surgissant avec ses belles barrières blanches dans la lumière impétueuse. aver- tit Watt qu'il approchait de son but et qu'au prochain arrêt du train il aurait à le quitter. Il ne pouvait voir les tribunes, celle d'honneur, celle des sociétaires, celle du public, si ? vides aux couleurs blanche et rouge, car elles étaient trop loin.
Il se mit donc en posture, ses sacs bien en main, de quitter le train dès l'arrêt complet.
Car une fois Watt avait manqué cette station, et s'était vu emporter jusqu'à la suivante, faute d'avoir pris ses dis- positions à temps, pour pouvoir descendre dès l'arrêt du train.
Car c'était une ligne si peu fréquentée, surtout à cette heure tardive, où le mécanicien, le chauffeur, le contrôleur et le personnel des stations tout au long de la ligne anhé- laient vers leurs épouses, après les longues heures de conti- nence, que le train à peine arrêté repartait de plus belle, comme une balle qui rebondit.
Pour ma part je le poursuivrais, dit Monsieur Spiro, si j'étais sûr de le tenir, avec toute la rigueur du droit canon. Il ôta ses pieds de la banquette. Il sortit la tête par la por- tière. Et des décrets pontificaux, cria-t-il. Une grande rafale le rejeta en arrière. Il était seul, emporté à travers la nuit.
La lune était maintenant levée. Elle n'était pas levée de beaucoup, mais elle était levée. Elle était d'un jaune nau- séeux. Son plein depuis longtemps dépassé elle allait décrois- sant, décroissant.
La méthode dont usait Watt pour avancer droit vers
31
l'est, par exemple, consistait à tourner le buste autant que possible vers le nord et en même temps à lancer la jambe droite autant que possible vers le sud, et puis à tourner le buste autant que possible vers le sud et en même temps à lancer la jambe gauche autant que possible vers le nord, et derechef à tourner le buste autant que possible vers le nord et à lancer la jambe droite autant que possible vers le sud, et puis à tourner- le buste autant que possible vers le sud et à lancer la jambe gauche autant que possible vers le nord, et ainsi de suite, inlassablement, sans halte ni trève, jusqu'à ce qu'il arrivât à destination, et pût s'asseoir. Ainsi, debout tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre, il progres- sait, tardigrade effréné, en ligne droite. Les genoux, en ces occasions, ne pliaient pas. Ils l'auraient pu, mais ne le fai- saient pas. Pas de genoux plus aptes à plier que ceux de Watt, quand ils s'y décidaient, il n'y avait rien à reprocher aux genoux de Watt, comme il apparaîtra peut-être. Mais quand ils se promenaient ils ne pliaient pas, pour quelque obscure raison. Ce nonobstant les pieds se posaient, talons et plantes ensemble, à plat sur le sol et ne le quittaient plus, pour les voies inexplorées de l'air, qu'avec une répugnance manifeste. Les bras se bornaient à baller, dans une équi-
pendance parfaite.
A Lady McCann, avançant à sa suite, il semblait n'avoir
jamais vu, sur la voie publique, de mouvements aussi extraordinaires, et peu de femmes avaient de la voie pu- blique une expérience plus vaste que Lady McCann. Qu'ils ne dussent rien à l'alcool se voyait à leur régularité, et à ce qu'ils avaient d'acharné. Watt avait la titubation funam- bulesque.
Encore plus que les jambes la tête l'étonnait. Car les mou- vements des jambes pouvaient s'expliquer de plusieurs façons. Et comme elle réfléchissait à certaines de ces façons, dont les mouvements des jambes pouvaient s'expliquer, il lui revint en mémoire la vieille histoire dont elle s'était diver-
32
tie fillette, la vieille histoire des étudiants en médecine et du monsieur qui marchait devant eux, les jambes raides et écartées. Comme ils arrivaient à sa hauteur, Pardon Mon- sieur, dit l'un des étudiants, en levant sa casquette, mon ami que voici soutient que c'est des hémorrhoïdes et moi je prétends que c'est une simple chaude-pisse. En ce cas, répondit le Monsieur, nous nous sommes trompés tous les trois, car moi j'aurais juré des vents sans plus.
C'était donc moins les jambes qui intriguaient Lady McCann que la tête, que chaque pas faisait tourner avec roideur, sur le cou roide, sous le chapeau melon, d'un quart de cercle au moins. Où avait-elle bien pu lire qu'ainsi, de côté et d'autre, les ours tournent la tête, quand les chiens les harcèlent. Chez Monsieur W alpole peut-être.
Promeneuse peu rapide, par vieille habitude peut-être, et à cause de ses pieds qu'elle avait vieux et tendres, néan- moins Lady McCann voyait tous ces détails de plus en plus nettement, à chaque pas qu'elle faisait. Car ils allaient dans la même direction, Lady McCann et Watt.
Femme peu timorée, dans l'ensemble, grâce à ses tra- ditions, catholiques et militaires, néanmoins Lady McCann jugea préférable de s'arrêter et d'attendre, s'appuyant sur son ombrelle, que l'écart entre eux augmente. Ainsi, tantôt arrêtée, tantôt en marche, elle suivit à une distance prudente la haute masse piétinante jusqu'au portail de sa demeure. Arrivée là, fidèle à l'esprit de ses ancêtres royalistes, elle ramassa une pierre et la jeta de toutes ses forces, qui sous l'aiguillon de la colère n'étaient pas négligeables, en direction de Watt. Et il faut croire que Dieu, toujours favorable aux McCann de ? ,guida son bras, car la pierre s'abattit sur le chapeau de W att et le projeta de sa tête, au . sol. Bonheur pro- videntiel s'il en fut, pour lui aussi, car la pierre se fût-elle abattue sur une oreille, ou sur la nuque, comme si facile- ment elle l'aurait pu, comme à si peu de chose près elle l'avait fait, alors qui sait une blessure se fût ouverte pour
33
3
ne plus jamais se refermer, plus jamais, jamais se refermer. Car W a t t avait la cicatrice paresseuse et son sang devait être pauvre en ?
