Une fois qu'on a remarqué cela, on ne se
«laisse
plus
aller»; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine
toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au
Trocadéro.
aller»; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine
toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au
Trocadéro.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Alors, par bonté pour lui (c'est bien moi!
et puis c'est
toujours sur moi que ça retombe ces histoires-là), j'ai inventé un
prétendu voyage à Balbec. Il m'a tout simplement déposée à Auteuil,
chez mon amie de la rue de l'Assomption, où j'ai passé les trois jours
à me raser à cent sous l'heure. Vous voyez que c'est pas grave, il n'y
a rien de cassé. J'ai bien commencé à supposer que vous saviez
peut-être tout, quand j'ai vu que vous vous mettiez à rire à
l'arrivée, avec huit jours de retard, des cartes postales. Je reconnais
que c'était ridicule et qu'il aurait mieux valu pas de cartes du tout.
Mais ce n'est pas ma faute. Je les avais achetées d'avance et données
au mécanicien avant qu'il me dépose à Auteuil, et puis ce veau-là
les a oubliées dans ses poches, au lieu de les envoyer sous enveloppes
à un ami qu'il a près de Balbec et qui devait vous les réexpédier.
Je me figurais toujours qu'elles allaient arriver. Lui s'en est
seulement souvenu au bout de cinq jours et au lieu de le me dire le
nigaud les a envoyées aussitôt à Balbec. Quand il m'a dit ça, je lui
en ai cassé sur la figure, allez! Vous préoccuper inutilement par la
faute de ce grand imbécile, comme récompense de m'être cloîtrée
pendant trois jours, pour qu'il puisse aller régler ses petites
affaires de famille. Je n'osais même pas sortir dans Auteuil de peur
d'être vue. La seule fois que je suis sortie c'est déguisée en homme,
histoire de rigoler plutôt. Et ma chance, qui me suit partout, a voulu
que la première personne dans les pattes de qui je me suis fourrée
soit votre youpin d'ami Bloch. Mais je ne pense pas que ce soit par lui
que vous ayez su que le voyage à Balbec n'a jamais existé que dans mon
imagination, car il a eu l'air de ne pas me reconnaître. »
Je ne savais que dire, ne voulant pas paraître étonné, et écrasé
par tant de mensonges. À un sentiment d'horreur, qui ne me faisait pas
désirer de chasser Albertine, au contraire, s'ajoutait une extrême
envie de pleurer. Celle-ci était causée non par le mensonge lui-même
et par l'anéantissement de tout ce que j'avais tellement cru vrai que
je me sentais comme dans une ville rasée, où pas une maison ne
subsiste, où je sol nu est seulement bossué de décombres--mais par
cette mélancolie que, pendant ces trois jours passés à s'ennuyer chez
son amie d'Auteuil, Albertine n'ait pas une fois eu le désir,
peut-être même pas l'idée, de venir passer en cachette un jour chez
moi, ou par un petit bleu de me demander d'aller la voir à Auteuil.
Mais je n'avais pas le temps de m'adonner à ces pensées. Je ne voulais
surtout pas paraître étonné. Je souris de l'air de quelqu'un qui en
sait plus long qu'il ne le dit: «Mais ceci est une chose entre mille.
Ainsi tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chez Mme
Verdurin, cet après-midi quand vous êtes allée au Trocadéro. » Elle
rougit: «Oui, je le savais. » «Pouvez-vous me jurer que ce n'était
pas pour ravoir des relations avec elle que vous vouliez aller chez les
Verdurin. » «Mais bien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi ravoir,
je n'en ai jamais eu, je vous le jure. » J'étais navré d'entendre
Albertine me mentir ainsi, me nier l'évidence que sa rougeur m'avait
trop avouée. Sa fausseté me navrait. Et pourtant, comme elle contenait
une protestation d'innocence que, sans m'en rendre compte, j'étais
prêt à croire, elle me fit moins de mal que sa sincérité quand lui
ayant demandé: «Pouvez-vous du moins me jurer que le plaisir de revoir
Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans votre désir d'aller à cette
matinée des Verdurin? » elle me répondit: «Non, cela je ne peux pas
le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoir Mlle Vinteuil. »
Une seconde avant, je lui en voulais de dissimuler ses relations avec
Mlle Vinteuil, et maintenant l'aveu du plaisir qu'elle aurait eu à la
voir me cassait bras et jambes. D'ailleurs sa façon mystérieuse de
vouloir aller chez les Verdurin eût dû m'être une preuve suffisante.
Mais je n'y avais plus assez pensé. Quoique me disant maintenant la
vérité, pourquoi n'avouait-t-elle qu'à moitié, c'était encore plus
bête que méchant et que triste. J'étais tellement écrasé que je
n'eus pas le courage d'insister là-dessus où je n'avais pas le beau
rôle, n'ayant pas de document révélateur à produire, et pour
ressaisir mon ascendant je me hâtai de passer à un sujet qui allait me
permettre de mettre en déroute Albertine: «Tenez, pas plus tard que ce
soir chez les Verdurin, j'ai appris que ce que vous m'aviez dit sur Mlle
Vinteuil. . . » Albertine me regardait fixement d'un air tourmenté,
tâchant de lire dans mes yeux ce que je savais. Or ce que je savais et
que j'allais lui dire sur ce qu'était Mlle Vinteuil, il est vrai que ce
n'était pas chez les Verdurin que je l'avais appris, mais à
Montjouvain autrefois. Seulement comme je n'en avais, exprès, jamais
parlé à Albertine, je pouvais avoir l'air de le savoir de ce soir
seulement. Et j'eus presque de la joie--après en avoir eu dans le petit
tram tant de souffrance--de posséder ce souvenir de Montjouvain, que je
postdaterais, mais qui n'en serait pas moins la preuve accablante, un
coup de massue pour Albertine. Cette fois-ci au moins, je n'avais pas
besoin d'«avoir l'air de savoir» et de «faire parler» Albertine: je
savais, j'avais vu par la fenêtre éclairée de Montjouvain. Albertine
avait eu beau me dire que ses relations avec Mlle Vinteuil et son amie
avaient été très pures, comment pourrait-elle quand je lui jurerais
(et lui jurerais sans mentir) que je connaissais les mœurs de ces deux
femmes, comment pourrait-elle soutenir qu'ayant vécu dans une intimité
quotidienne avec les, les appelant «mes grandes sœurs», elle n'avait
pas été de leur part l'objet de propositions qui l'auraient fait
rompre avec elles, si au contraire elle ne les avait acceptées. Mais je
n'eus pas le temps de dire ce que je savais. Albertine croyant, comme
pour le faux voyage à Balbec, que j'avais appris la vérité, soit par
Mlle Vinteuil, si elle avait été chez les Verdurin, soit par Mme
Verdurin tout simplement qui avait pu parler d'elle à Mlle Vinteuil, ne
me laissa pas prendre la parole et me fit un aveu, exactement contraire
de celui que j'avais cru, mais qui, en me démontrant qu'elle n'avait
jamais cessé de me mentir, me fit peut-être autant de peine (surtout
parce que je n'étais plus, comme j'ai dit tout à l'heure, jaloux de
Mlle Vinteuil); donc, prenant les devants, Albertine parla ainsi: «Vous
voulez dire que vous avez appris ce soir que je vous ai menti quand j'ai
prétendu avoir été à moitié élevée par l'amie de Mlle Vinteuil.
C'est vrai que je vous ai un peu menti. Mais je me sentais si
dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique
de ce Vinteuil que comme une de mes camarades--ça c'est vrai, je vous
le jure--avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru
bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais
beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que
vous me trouviez bécasse, j'ai pensé qu'en vous disant que ces
gens-là m'avaient fréquentée, que je pourrais très bien vous donner
des détails sur les œuvres de Vinteuil, je prendrais un petit peu de
prestige à vos yeux, que cela nous rapprocherait. Quand je vous mens,
c'est toujours par amitié pour vous. Et il a fallu cette fatale soirée
Verdurin pour que vous appreniez la vérité, qu'on a peut-être
exagérée du reste. Je parie que l'amie de Mlle Vinteuil vous aura dit
qu'elle ne me connaissait pas. Elle m'a vu au moins deux fois chez ma
camarade. Mais naturellement, je ne suis pas assez chic pour des gens
qui sont devenus si célèbres. Ils préfèrent dire qu'ils ne m'ont
jamais vue. » Pauvre Albertine, quand elle avait cru que de me dire
qu'elle avait été si liée avec l'amie de Mlle Vinteuil, retarderais
on «plaquage», la rapprocherait de moi, elle avait, comme il arrive si
souvent, atteint la vérité par un autre chemin que celui qu'elle avait
voulu prendre. Se montrer plus renseignée sur la musique que je ne
l'aurais cru ne m'aurait nullement empêché de rompre avec elle ce
soir-là, dans le petit tram; et pourtant c'était bien cette phrase,
qu'elle avait dite dans ce but, qui avait immédiatement amené bien
plus que l'impossibilité de rompre. Seulement elle faisait une erreur
d'interprétation, non sur l'effet que devait avoir cette phrase, mais
sur la cause en vertu de laquelle elle devait produire cet effet, cause
qui était non pas d'apprendre sa culture musicale, mais ses mauvaises
relations. Ce qui m'avait brusquement rapproché d'elle, bien plus fondu
en elle, ce n'était pas l'attente d'un plaisir--et un plaisir est
encore trop dire, un léger agrément--c'était l'étreinte d'une
douleur.
Cette fois-ci encore, je n'avais pas le temps de garder un trop long
silence qui eût pu lui laisser supposer de l'étonnement. Aussi,
touché qu'elle fût si modeste et se crût dédaignée dans le milieu
Verdurin, je lui dis tendrement: «Mais ma chérie, je vous donnerais
bien volontiers quelques centaines de francs pour que vous alliez faire
où vous voudrez la dame chic et que vous invitiez à un beau dîner M.
et Mme Verdurin. » Hélas! Albertine était plusieurs personnes. La plus
mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse
qu'elle me fit d'un air de dégoût et dont à dire vrai je ne
distinguai pas bien les mots (même les mots du commencement puisqu'elle
ne termina pas). Je ne les rétablis qu'un peu plus tard quand j'eus
deviné sa pensée. On entend rétrospectivement quand on a compris.
«Grand merci! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux
que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire
casser. . . » Aussitôt dit sa figure s'empourpra, elle eut l'air navré,
elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer
les mots qu'elle venait de dire et que je n'avais pas du tout compris.
«Qu'est-ce que vous dites Albertine? » «Non rien, je m'endormais à
moitié. » «Mais pas du tout, vous êtes très réveillée. » «Je
pensais au dîner Verdurin, c'est très gentil de votre part». «Mais
non, je parle de ce que vous avez dit». Elle me donna mille versions
qui ne cadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles qui,
interrompues, restaient vagues, mais avec cette interruption même et la
rougeur subite qui l'avait accompagnée. «Voyons, mon chéri, ce n'est
pas cela que vous voulez dire, sans quoi pourquoi vous seriez-vous
arrêtée. » «Parce que je trouvais ma demande indiscrète. » «Quelle
demande? » «De donner un dîner. » «Mais non, ce n'est pas cela, il
n'y a pas de discrétion à faire entre nous. » «Mais si, au contraire,
il ne faut pas abuser des gens qu'on aime. En tous cas je vous jure que
c'est cela. » D'une part il m'était toujours impossible de douter d'un
serment d'elle, d'autre part ses explications ne satisfaisaient pas ma
raison. Je ne cessai pas d'insister. «Enfin, au moins ayez le courage
de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser. » «Oh! non,
laissez-moi! » «Mais pourquoi? » «Parce que c'est affreusement
vulgaire, j'aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas
à quoi je pensais, ces mots dont je ne sais même pas le sens et que
j'avais entendus un jour dans la rue dits par des gens très orduriers,
me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni
à moi ni à personne, je rêvais tout haut. » Je sentis que je ne
tirerais rien de plus d'Albertine. Elle m'avait menti quand elle m'avait
juré tout à l'heure que ce qui l'avait arrêtée c'était une crainte
mondaine d'indiscrétion, devenue maintenant la honte de tenir devant
moi un propos trop vulgaire. Or c'était certainement un second
mensonge. Car, quand nous étions ensemble avec Albertine, il n'y avait
pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nous ne les
prononcions tout en nous caressant. En tout cas il était inutile
d'insister en ce moment. Mais ma mémoire restait obsédée par ce mot
«casser». Albertine disait souvent «casser du bois», «casser du
sucre sur quelqu'un», ou tout court: «ah! ce que je lui en ai
cassé! » pour dire «ce que je l'ai injurié! » Mais elle disait cela
couramment devant moi et si c'est cela qu'elle avait voulu dire,
pourquoi s'était-elle tue brusquement, pourquoi avait-elle rougi si
fort, mis ses mains sur sa bouche, refait tout autrement sa phrase et,
quand elle avait vu que j'avais bien entendu «casser», donné une
fausse explication. Mais du moment que je renonçais à poursuivre un
interrogatoire où je ne recevais pas de réponse, le mieux était
d'avoir l'air de n'y plus penser, et revenant par la pensée aux
reproches qu'Albertine m'avait faits d'être allé chez la Patronne, je
lui dis fort gauchement, ce qui était comme une espèce d'excuse
stupide: «J'avais justement voulu vous demander de venir ce soir à la
soirée des Verdurin»,--phrase doublement maladroite, car si je le
voulais, l'ayant vue tout le temps, pourquoi ne le lui aurais-je pas
proposé? Furieuse de mon mensonge et enhardie par ma timidité: «Vous
me l'auriez demandé pendant mille ans, me dit-elle, que je n'aurais pas
consenti. Ce sont des gens qui ont toujours été contre moi, ils ont
tout fait pour me contrarier. Il n'y a pas de gentillesse que je n'aie
eues pour Mme Verdurin à Balbec, j'en ai été joliment récompensée.
Elle me ferait demander à son lit de mort que je n'irais pas. Il y a
des choses qui ne se pardonnent pas. Quant à vous, c'est la première
indélicatesse que vous me faites. Quand Françoise m'a dit que vous
étiez sorti (elle était contente, allez, de me le dire), j'aurais
mieux aimé qu'on me fende la tête par le milieu. J'ai tâché qu'on ne
remarque rien, mais de ma vie je n'ai jamais ressenti un affront
pareil. » Pendant qu'elle me parlait se poursuivait en moi, dans le
sommeil fort vivant et créateur de l'inconscient (sommeil où achèvent
de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains
endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque
là), la recherche de ce qu'elle avait voulu dire par la phrase
interrompue dont j'aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout
d'un coup deux mots atroces, auxquels je n'avais nullement songé,
tombèrent sur moi: «le pot». Je ne peux pas dire qu'ils vinrent d'un
seul coup, comme quand, dans une longue soumission passive à un
souvenir incomplet, tout en tâchant doucement, prudemment, de
l'étendre, on reste plié, collé à lui. Non, contrairement à ma
manière habituelle de me souvenir, il y eut je crois deux voies
parallèles de recherche; l'une tenait compte non pas seulement de la
phrase d'Albertine, mais de son regard excédé quand je lui avais
proposé un don d'argent pour donner un beau dîner, un regard qui
semblait dire: «Merci, dépenser de l'argent pour des choses qui
m'embêtent, quand sans argent je pourrais en faire qui m'amusent! » Et
c'est peut-être le souvenir de ce regard qu'elle avait eu, qui me fit
changer de méthode pour trouver la fin de ce qu'elle avait voulu dire.
Jusque-là je m'étais hypnotisé sur le dernier mot: «casser», elle
avait voulu dire casser quoi? Casser du bois? Non. Du sucre? Non.
Casser, casser, casser. Et tout à coup le regard qu'elle avait eu au
moment de ma proposition qu'elle donnât un dîner, me fit rétrograder
dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je vis qu'elle n'avait pas dit
«casser», mais «me faire casser». Horreur! c'était cela qu'elle
aurait préféré. Double horreur! car même la dernière des grues, et
qui consent à cela, ou le désire, n'emploie pas avec l'homme qui s'y
prête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie.
Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s'excuser
de se donner tout à l'heure à un homme. Albertine n'avait pas menti
quand elle m'avait dit qu'elle rêvait à moitié. Distraite, impulsive,
ne songeant pas qu'elle était avec moi, elle avait eu le haussement
d'épaules, elle avait commencé de parler comme elle eût fait avec une
de ces femmes, avec peut-être une de mes jeunes filles en fleurs. Et
brusquement rappelée à la réalité, rouge de honte, renfonçant ce
qu'elle allait dire dans sa bouche, désespérée, elle n'avait plus
voulu prononcer un seul mot. Je n'avais pas une seconde à perdre si je
ne voulais pas qu'elle s'aperçût du désespoir où j'étais. Mais
déjà, après le sursaut de la rage, es larmes me venaient aux yeux.
Comme à Balbec, la nuit qui avait suivi sa révélation de son amitié
avec les Vinteuil, il me fallait inventer immédiatement pour mon
chagrin une cause plausible, en même temps capable de produire un effet
si profond sur Albertine que cela me donnât un répit de quelques jours
avant de prendre une décision. Aussi, au moment où elle me disait
qu'elle n'avait jamais éprouvé un affront pareil à celui que je lui
avais infligé en sortant, qu'elle aurait mieux aimé mourir que
s'entendre dire cela par Françoise, et comme, agacé de sa risible
susceptibilité, j'allais lui dire que ce que j'avais fait était bien
insignifiant, que cela n'avait rien de froissant pour elle que je fusse
sorti,--comme pendant ce temps-là, parallèlement, ma recherche
inconsciente de ce qu'elle avait voulu dire après le mot «casser»
avait abouti, et que le désespoir où ma découverte me jetait n'était
pas possible à cacher complètement, au lieu de me défendre, je
m'accusai. «Ma petite Albertine, lui dis-je d'un ton doux que gagnaient
mes premières larmes, je pourrais vous dire que vous avez tort, que ce
que j'ai fait n'est rien, mais je mentirais; c'est vous qui avez raison,
vous avez compris la vérité, mon pauvre petit, c'est qu'il y a six
mois, c'est qu'il y a trois mois, quand j'avais encore tant d'amitié
pour vous, jamais je n'eusse fait cela. C'est un rien et c'est énorme
à cause de l'immense changement dans mon cœur dont cela est le signe.
Et puisque vous avez deviné ce changement que j'espérais vous cacher,
cela m'amène à vous dire ceci: Ma petite Albertine (et je le dis avec
une douceur et une tristesse profondes) voyez-vous, la vie que vous
menez ici est ennuyeuse pour vous, il vaut mieux nous quitter, et comme
les séparations les meilleures sont celles qui s'effectuent le plus
rapidement, je vous demande pour abréger le grand chagrin que je vais
avoir, de me dire adieu ce soir et de partir demain matin sans que je
vous aie revue, pendant que je dormirai. » Elle parut stupéfaite,
encore incrédule et déjà désolée: «Comment demain? Vous le
voulez? » Et malgré la souffrance que j'éprouvais à parler de notre
séparation comme déjà entrée dans le passé--peut-être en partie à
cause de cette souffrance même--je me mis à adresser à Albertine les
conseils les plus précis pour certaines choses qu'elle aurait à faire
après son départ de la maison. Et de recommandations en
recommandations, j'en arrivai bientôt à entrer dans de minutieux
détails. «Ayez la gentillesse, dis-je avec une infinie tristesse, de
me renvoyer le livre de Bergotte qui est chez votre tante. Cela n'a rien
de pressé, dans trois jours, dans huit jours, quand vous voudrez, mais
pensez-y pour que je n'aie pas à vous le faire demander, cela me ferait
trop de mal. Nous avons été heureux, nous sentons maintenant que nous
serions malheureux. » «Ne dites pas que nous sentons que nous serions
malheureux, me dit Albertine en m'interrompant, ne dites pas nous, c'est
vous seul qui trouvez cela. » «Oui, enfin, vous ou moi, comme vous
voudrez, pour une raison ou l'autre. Mais il est une heure folle, il
faut vous coucher--nous avons décidé de nous quitter ce soir. »
«Pardon, _vous_ avez décidé et je vous obéis parce que je ne veux
pas vous faire de la peine. » «Soit, c'est moi qui ai décidé, mais ce
n'en est pas moins douloureux pour moi. Je ne dis pas que ce sera
douloureux longtemps, vous savez que je n'ai pas la faculté de me
souvenir longtemps, mais les premiers jours je m'ennuierai tant après
vous! Aussi je trouve inutile de raviver par des lettres, il faut finir
tout d'un coup. » «Oui vous avez raison, me dit-elle d'un air navré,
auquel ajoutaient encore ses traits fléchis par la fatigue de l'heure
tardive, plutôt que de se faire couper un doigt puis un autre, j'aime
mieux donner la tête tout de suite. » «Mon Dieu, je suis épouvanté
en pensant à l'heure à laquelle je vous fais coucher, c'est de la
folie. Enfin pour le dernier soir! Vous aurez le temps de dormir tout le
reste de la vie. » Et ainsi en lui disant qu'il fallait nous dire
bonsoir, je cherchais à retarder le moment où elle me l'eût dit.
«Voulez-vous, pour vous distraire les premiers jours, que je dise à
Bloch de vous envoyer sa cousine Esther à l'endroit où vous serez, il
fera cela pour moi. » «Je ne sais pas pourquoi vous dites cela (je le
disais pour tâcher d'arracher un aveu à Albertine); je ne tiens qu'à
une seule personne, c'est à vous», me dit Albertine, dont les paroles
me remplirent de douceur. Mais aussitôt quel mal elle me fit: «Je me
rappelle très bien que j'ai donné ma photographie à Esther parce
qu'elle insistait beaucoup et que je voyais que cela lui ferait plaisir,
mais quant à avoir eu de l'amitié pour elle ou à avoir envie de la
voir jamais. . . » Et pourtant Albertine était de caractère si léger
qu'elle ajouta: «Si elle veut me voir, moi ça m'est égal, elle est
très gentille, mais je n'y tiens aucunement. » Ainsi quand je lui avais
parlé de la photographie d'Esther que m'avait envoyée Bloch (et que je
n'avais même pas encore reçue quand j'en avais parlé à Albertine)
mon amie avait compris que Bloch m'avait montré une photographie
d'elle, donnée par elle à Esther. Dans mes pires suppositions, je ne
m'étais jamais figuré qu'une pareille intimité avait pu exister entre
Albertine et Esther. Albertine n'avait rien trouvé à me répondre
quand j'avais parlé de la photographie. Et maintenant me croyant bien
à tort au courant elle trouvait plus habile d'avouer. J'étais
accablé. «Et puis Albertine, je vous demande en grâce une chose,
c'est de ne jamais chercher à me revoir. Si jamais, ce qui peut arriver
dans un an, dans deux ans, dans trois ans, nous nous trouvions dans la
même ville, évitez-moi. » Et voyant qu'elle ne répondait pas
affirmativement à ma prière: «Mon Albertine, ne me revoyez jamais en
cette vie. Cela me ferait trop de peine. Car j'avais vraiment de
l'amitié pour vous, vous savez. Je sais bien que quand je vous ai
raconté l'autre jour que je voulais revoir l'amie dont nous avions
parlé à Balbec, vous avez cru que c'était arrangé. Mais non, je vous
assure que cela m'était bien égal. Vous êtes persuadée que j'avais
résolu depuis longtemps de vous quitter, que ma tendresse était une
comédie. » «Mais non, vous êtes fou, je ne l'ai pas cru, dit-elle
tristement. » «Vous avez raison, il ne faut pas le croire, je vous
aimais vraiment, pas d'amour peut-être, mais de grande, de très grande
amitié, plus que vous ne pouvez croire. » «Mais si, je le crois. Et si
vous vous figurez que moi je ne vous aime pas! » «Cela me fait une
grande peine de vous quitter. » «Et moi mille fois plus grande», me
répondit Albertine. Et déjà depuis un moment je sentais que je ne
pouvais plus retenir les larmes qui montaient à mes yeux. Et ces larmes
ne venaient pas du tout du même genre de tristesse que j'éprouvais
jadis quand je disais à Gilberte: «Il vaut mieux que nous ne nous
voyions plus, la vie nous sépare. » Sans doute quand j'écrivais cela
à Gilberte, je me disais que quand j'aimerais non plus elle, mais une
autre, l'excès de mon amour diminuerait celui que j'aurais peut-être
pu inspirer, comme s'il y avait fatalement entre deux êtres une
certaine quantité d'amour disponible, où le trop-pris par l'un est
retiré à l'autre, et que, de l'autre aussi, comme de Gilberte, je
serais condamné à me séparer. Mais la situation était toute
différente pour bien des raisons, dont la première, qui avait à son
tour produit les autres, était que ce défaut de volonté que ma
grand'mère et ma mère avaient redouté pour moi, à Combray, et devant
laquelle l'une et l'autre, tant un malade a d'énergie pour imposer sa
faiblesse, avaient successivement capitulé, ce défaut de volonté
avait été en s'aggravant d'une façon de plus en plus rapide. Quand j'avais
senti que ma présence fatiguait Gilberte, j'avais encore assez de
forces pour renoncer à elle; je n'en avais plus, quand j'avais fait la
même constatation pour Albertine et je ne songeais qu'à la retenir à
tout prix. De sorte que, si j'écrivais à Gilberte que je ne la verrais
plus, et dans l'intention de ne plus la voir en effet, je ne le disais
à Albertine que par pur mensonge et pour amener une réconciliation.
Ainsi nous présentions-nous l'un à l'autre une apparence qui était
bien différente de la réalité. Et sans doute il en est toujours ainsi
quand deux êtres sont face à face, puisque chacun d'eux ignore une
partie de ce qui est dans l'autre (même ce qu'il sait, il ne peut en
partie le comprendre) et que tous deux manifestent ce qui leur est le
moins personnel, soit qu'ils n'aient pas démêlé eux-mêmes et jugent
négligeable ce qui l'est le plus, soit que des avantages insignifiants
et qui ne tiennent pas à eux leur semblent plus importants et plus
flatteurs. Mais dans l'amour ce malentendu est porté au degré suprême
parce que, sauf peut-être quand on est enfant, on tâche que
l'apparence qu'on prend, plutôt que de refléter exactement notre
pensée, soit ce que cette pensée juge le plus propre à nous faire
obtenir ce que nous désirons, et qui pour moi, depuis que j'étais
rentré, était de pouvoir garder Albertine aussi docile que par le
passé, qu'elle ne me demandât pas dans son irritation une liberté
plus grande, que je souhaitais lui donner un jour, mais qui en ce moment
où j'avais peur de ses velléités d'indépendance, m'eût rendu trop
jaloux. À partir d'un certain âge, par amour-propre et par sagacité,
ce sont les choses qu'on désire le plus auxquelles on a l'air de ne pas
tenir. Mais en amour, la simple sagacité--qui d'ailleurs n'est
probablement pas la vraie sagesse--nous force assez vite à ce génie de
duplicité. Tout ce que j'avais, enfant, rêvé de plus doux dans
l'amour et qui me semblait de son essence même, c'était, devant celle
que j'aimais, d'épancher librement ma tendresse, ma reconnaissance pour
sa bonté, mon désir d'une perpétuelle vie commune. Mais je m'étais
trop bien rendu compte par ma propre expérience et d'après celle de
mes amis, que l'expression de tels sentiments est loin d'être
contagieuse.
Une fois qu'on a remarqué cela, on ne se «laisse plus
aller»; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine
toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au
Trocadéro. Et ce soir, ayant eu peur qu'elle me quittât, j'avais feint
de désirer la quitter, feinte qui ne m'était pas seulement dictée
d'ailleurs, par les enseignements que j'avais cru recueillir de mes
amours précédentes et dont j'essayais de faire profiter celui-ci.
Cette crainte qu'Albertine allât peut-être me dire: «Je veux
certaines heures où je sorte seule, je veux pouvoir m'absenter
vingt-quatre heures», enfin je ne sais quelle demande de la sorte, que
je ne cherchais pas à définir, mais qui m'épouvantait, cette crainte
m'avait un instant effleuré avant et pendant la soirée Verdurin. Mais
elle s'était dissipée, contredite d'ailleurs par le souvenir de tout
ce qu'Albertine me disait sans cesse de son bonheur à la maison.
L'intention de me quitter, si elle existait chez Albertine, ne se
manifestait que d'une façon obscure, par certains regards tristes,
certaines impatiences, des phrases qui ne voulaient nullement dire cela,
mais qui, si on raisonnait (et on n'avait même pas besoin de raisonner
car on devine immédiatement ce langage de la passion, les gens du
peuple eux-mêmes comprennent ces phrases qui ne peuvent s'expliquer que
par la vanité, la rancune, la jalousie, d'ailleurs inexprimées, mais
que dépiste aussitôt chez l'interlocuteur une faculté intuitive qui,
comme ce «bon sens» dont parle Descartes, est la chose du monde la
plus répandue) révélaient la présence en elle d'un sentiment qu'elle
cachait et qui pouvait la conduire à faire des plans pour une autre vie
sans moi. De même que cette intention ne s'exprimait pas dans ses
paroles d'une façon logique, de même le pressentiment de cette
intention, que j'avais depuis ce soir, restait en moi tout aussi vague.
Je continuais à vivre sur l'hypothèse qui admettait pour vrai tout ce
que me disait Albertine. Mais il se peut qu'en moi, pendant ce temps
là, une hypothèse toute contraire, et à laquelle je ne voulais pas
penser, ne me quittât pas; cela est d'autant plus probable, que, sans
cela, je n'eusse nullement été gêné de dire à Albertine que
j'étais allé chez les Verdurin, et que, sans cela, le peu
d'étonnement que me causa sa colère n'eût pas été compréhensible.
De sorte que ce qui vivait probablement en moi, c'était l'idée d'une
Albertine entièrement contraire à celle que ma raison s'en faisait, à
celle aussi que ses paroles à elle dépeignaient, une Albertine
pourtant pas absolument inventée, puisqu'elle était comme un miroir
antérieur de certains mouvements qui se produisirent chez elle, comme
sa mauvaise humeur que je fusse allé chez les Verdurin. D'ailleurs
depuis longtemps mes angoisses fréquentes, ma peur de dire à Albertine
que je l'aimais, tout cela correspondait à une autre hypothèse qui
expliquait bien plus de choses et avait aussi cela pour elle, que, si on
adoptait la première, la deuxième devenait plus probable, car en me
laissant aller à des effusions de tendresse avec Albertine, je
n'obtenais d'elle qu'une irritation (à laquelle d'ailleurs elle
assignait une autre cause).
En analysant d'après cela, d'après le système invariable de ripostes
dépeignant exactement le contraire de ce que j'éprouvais, je peux
être assuré que si, ce soir-là, je lui dis que j'allais la quitter,
c'était--même avant que je m'en fusse rendu compte--parce que j'avais
peur qu'elle voulût une liberté (je n'aurais pas trop su dire quelle
était cette liberté qui me faisait trembler, mais enfin une liberté
telle qu'elle eût pu me tromper, ou du moins que je n'aurais plus pu
être certain qu'elle ne me trompât pas) et que je voulais lui montrer
par orgueil, par habileté, que j'étais bien loin de craindre cela,
comme déjà, à Balbec, quand je voulais qu'elle eût une haute idée
de moi et, plus tard, quand je voulais qu'elle n'eût pas le temps de
s'ennuyer avec moi. Enfin, pour l'objection qu'on pourrait opposer à
cette deuxième hypothèse,--l'informulée,--que tout ce qu'Albertine me
disait toujours signifiait au contraire que sa vie préférée était la
vie chez moi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amours
saphiques, etc. , il serait inutile de s'y arrêter. Car si de son côté
Albertine avait voulu juger de ce que j'éprouvais par ce que je lui
disais, elle aurait appris exactement le contraire de la vérité,
puisque je ne manifestais jamais le désir de la quitter que quand je ne
pouvais pas me passer d'elle, et qu'à Balbec je lui avais avoué aimer
une autre femme, une fois Andrée, une autre fois une personne
mystérieuse, les deux fois où la jalousie m'avait rendu de l'amour
pour Albertine. Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes
sentiments. Si le lecteur n'en a que l'impression assez faible, c'est
qu'étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je
lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s'il
connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec
elles, lui donneraient si souvent l'impression d'étranges revirements
qu'il me croirait à peu près fou. Procédé qui ne serait pas du reste
beaucoup plus faux que celui que j'ai adopté, car les images qui me
faisaient agir, si opposées à celles qui se peignaient dans mes
paroles, étaient à ce moment là fort obscures; je ne connaissais
qu'imparfaitement la nature suivant laquelle j'agissais; aujourd'hui,
j'en connais clairement la vérité subjective. Quant à sa vérité
objective, c'est-à-dire si les inclinations de cette nature
saisissaient plus exactement que mon raisonnement les intentions
véritables d'Albertine, si j'ai eu raison de me fier à cette nature et
si au contraire elle n'a pas altéré les intentions d'Albertine au lieu
de les démêler, c'est ce qu'il m'est difficile de dire. Cette crainte
vague éprouvée par moi chez les Verdurin qu'Albertine me quittât
s'était d'abord dissipée. Quand j'étais rentré ç'avait été avec
le sentiment d'être un prisonnier, nullement de retrouver une
prisonnière. Mais la crainte dissipée m'avait ressaisi avec plus de
force, quand, au moment où j'avais annoncé à Albertine que j'étais
allé chez les Verdurin, j'avais vu se superposer à son visage une
apparence d'énigmatique irritation qui n'y affleurait pas du reste pour
la première fois. Je savais bien qu'elle n'était que la
cristallisation dans la chair de griefs raisonnés, d'idées claires
pour l'être qui les forme et qui les tait, synthèse devenue visible
mais non plus rationnelle, et que celui qui en recueille le précieux
résidu sur le visage de l'être aimé, essaye à son tour, pour
comprendre ce qui se passe en celui-ci, de ramener par l'analyse à ses
éléments intellectuels. L'équation approximative «de cette inconnue
qu'était pour moi la pensée d'Albertine, m'avait à peu près donné:
«Je savais ses soupçons, j'étais sûr qu'il chercherait à les
vérifier, et pour que je ne puisse pas le gêner, il a fait tout son
petit travail en cachette. » Mais si c'est avec de telles idées, et
qu'elle ne m'avait jamais exprimées, que vivait Albertine, ne
devait-elle pas prendre en horreur, n'avoir plus la force de mener, ne
pouvait-elle pas d'un jour à l'autre décider de cesser une existence
où, si elle était, au moins de désir, coupable, elle se sentait
devinée, traquée, empêchée de se livrer jamais à ses goûts, sans
que ma jalousie en fût désarmée, où si elle était innocente
d'intention et de fait, elle avait le droit, depuis quelque temps, de se
sentir découragée, en voyant que depuis Balbec, où elle avait mis
tant de persévérance à éviter de jamais rester seule avec Andrée,
jusqu'à aujourd'hui où elle avait renoncé à aller chez les Verdurin
et à rester au Trocadéro, elle n'avait pas réussi à regagner ma
confiance. D'autant plus que je ne pouvais pas dire que sa tenue ne fût
parfaite. Si à Balbec, quand on parlait de jeunes filles qui avaient
mauvais genre, elle avait eu souvent des rires, des déploiements de
corps, des imitations de leur genre, qui me torturaient à cause de ce
que je supposais que cela signifiait pour ses amies, depuis qu'elle
savait mon opinion là-dessus, dès qu'on faisait allusion à ce genre
de choses, elle cessait de prendre part à la conversation, non
seulement avec la parole, mais avec l'expression du visage. Soit pour ne
pas contribuer aux malveillances qu'on disait sur telle ou telle, soit
pour toute autre raison, la seule chose qui frappait alors, dans ses
traits si mobiles, c'est qu'à partir du moment où on avait effleuré
ce sujet, ils avaient témoigné de leur distraction, en gardant
exactement l'expression qu'ils avaient un instant avant. Et cette
immobilité d'une expression même légère pesait comme un silence; il
eût été impossible de dire qu'elle blâmât, qu'elle approuvât,
qu'elle connût ou non ces choses. Chacun de ses traits n'était plus en
rapport qu'avec un autre de ses traits. Son nez, sa bouche, ses yeux
formaient une harmonie parfaite, isolée du reste; elle avait l'air d'un
pastel et de ne pas plus avoir entendu ce qu'on venait de dire que si on
l'avait dit devant un portrait de Latour.
Mon esclavage, encore perçu par moi, quand en donnant au cocher
l'adresse de Brichot, j'avais vu la lumière de la fenêtre, avait
cessé de me peser peu après, quand j'avais vu qu'Albertine avait l'air
de sentir si cruellement le sien. Et pour qu'il lui parût moins lourd,
qu'elle n'eût pas l'idée de le rompre d'elle-même, le plus habile
m'avait semblé de lui donner l'impression qu'il n'était pas définitif
et que je souhaitais moi-même qu'il prît fin. Voyant que ma feinte
avait réussi, j'aurais pu me trouver heureux, d'abord parce que ce que
j'avais tant redouté, la volonté que je supposais à Albertine de
partir, se trouvait écartée, et ensuite, parce que, en dehors même du
résultat visé, en lui-même le succès de ma feinte, en prouvant que
je n'étais pas absolument pour Albertine un amant dédaigné, un jaloux
bafoué, dont toutes les ruses sont d'avance percées à jour, redonnait
à notre amour une espèce de virginité, faisant renaître pour lui le
temps où elle pouvait encore, à Balbec, croire si facilement que j'en
aimais une autre. Car elle ne l'aurait sans doute plus cru, mais elle
ajoutait foi à mon intention simulée de nous séparer à tout jamais
ce soir. Elle avait l'air de se méfier que la cause en pût être chez
les Verdurin. Par un besoin d'apaiser le trouble où me mettait ma
simulation de rupture, je lui dis: «Albertine, pouvez-vous me jurer que
vous ne m'avez jamais menti? » Elle regarda fixement dans le vide puis
me répondit: «Oui, c'est-à-dire non. J'ai eu tort de vous dire
qu'Andrée avait été très emballée sur Bloch, nous ne l'avions pas
vu. » «Mais alors pourquoi? » «Parce que j'avais peur que vous ne
croyiez d'autres choses d'elle, c'est tout». Je lui dis que j'avais vu
un auteur dramatique très ami de Léa, à qui elle avait dit
d'étranges choses (je pensais par là lui faire croire que j'en savais
plus long que je ne disais sur l'amie de la cousine de Bloch). Elle
regarda encore dans le vide et me dit: «J'ai eu tort, en vous parlant
tout à l'heure de Léa, de vous cacher un voyage de trois semaines que
j'ai fait avec elle. Mais je vous connaissais si peu à l'époque où il
a eu lieu! » «C'était avant Balbec? » «Avant le second, oui. » Et le
matin même, elle m'avait dit qu'elle ne connaissait pas Léa, et il y
avait un instant, qu'elle ne l'avait vue que dans sa loge! Je regardais
une flambée brûler d'un seul coup un roman que j'avais mis des
millions de minutes à écrire. À quoi bon? À quoi bon? Certes je
comprenais bien que ces faits, Albertine me les révélait parce qu'elle
pensait que je les avais appris indirectement de Léa, et qu'il n'y
avait aucune raison pour qu'il n'en existât pas une centaine de
pareils. Je comprenais ainsi que les paroles d'Albertine, quand on
l'interrogeait, ne contenaient jamais un atome de vérité, que, la
vérité, elle ne la laissait échapper que malgré elle, comme un
brusque mélange qui se faisait en elle, entre les faits qu'elle était
jusque-là décidée à cacher et la croyance qu'on en avait eu
connaissance. «Mais deux choses, ce n'est rien, dis-je à Albertine,
allons jusqu'à quatre pour que vous me laissiez des souvenirs.
Qu'est-ce que vous me pouvez révéler d'autre? » Elle regarda encore
dans le vide. À quelles croyances à la vie future adaptait-elle le
mensonge, avec quels Dieux moins coulants qu'elle n'avait cru,
essayait-elle de s'arranger? Ce ne dut pas être commode, car son
silence et la fixité de son regard durèrent assez longtemps. «Non,
rien d'autre, finit-elle pas dire. » Et malgré mon insistance, elle se
buta, aisément maintenant, à «rien d'autre». Et quel mensonge! Car,
du moment qu'elle avait ces goûts, jusqu'au jour où elle avait été
enfermée chez moi, combien de fois, dans combien de demeures, de
promenades elle avait dû les satisfaire! Les Gomorrhéennes sont à la
fois assez rares et assez nombreuses pour que, dans quelque foule que ce
soit, l'une ne passe pas inaperçue aux yeux de l'autre. Dès lors le
ralliement est facile.
Je me souvins avec horreur d'un soir qui, à l'époque, m'avait
seulement semblé ridicule. Un de mes amis m'avait invité à dîner au
restaurant avec sa maîtresse et un autre de ses amis qui avait aussi
amené la sienne. Elles ne furent pas longues à se comprendre, mais, si
impatientes de se posséder, que, dès le potage, les pieds se
cherchaient, trouvant souvent le mien. Bientôt les jambes
s'entrelacèrent. Mes deux amis ne voyaient rien; j'étais au supplice.
Une des deux femmes, qui n'y pouvait tenir, se mit sous la table, disant
qu'elle avait laissé tomber quelque chose. Puis l'une eut la migraine
et demanda à monter au lavabo. L'autre s'aperçut qu'il était l'heure
d'aller rejoindre une amie au théâtre. Finalement je restai seul avec
mes deux amis qui ne se doutaient de rien. La migraineuse redescendit,
mais demanda à rentrer seule attendre son amant chez lui afin de
prendre un peu d'antipyrine. Elles devinrent très amies, se promenaient
ensemble, l'une habillée en homme et qui levait des petites filles et
les ramenait chez l'autre, les initiait. L'autre avait un petit garçon,
dont elle faisait semblant d'être mécontente, et le faisait corriger
par son amie, qui n'y allait pas de main morte. On peut dire qu'il n'y a
pas de lieu, si public qu'il fût, où elles ne fissent ce qui est le
plus secret.
«Mais Léa a été tout le temps de ce voyage parfaitement convenable
avec moi, me dit Albertine. Elle était même plus réservée que bien
des femmes du monde. » «Est-ce qu'il y a des femmes du monde qui ont
manqué de réserve avec vous, Albertine? » «Jamais. » «Alors
qu'est-ce que vous voulez dire? » «Eh! bien, elle était moins libre
dans ses expressions. » «Exemple? » «Elle n'aurait pas, comme bien des
femmes qu'on reçoit, employé le mot: embêtant, ou le mot: se ficher
du monde. » Il me semblait qu'une partie du roman qui n'avait pas
brûlé encore, tombait enfin en cendres.
Mon découragement aurait duré. Les paroles d'Albertine, quand j'y
songeais, y faisaient succéder une colère folle. Elle tomba devant une
sorte d'attendrissement. Moi aussi, depuis que j'étais rentré et
déclarais vouloir rompre, je mentais aussi. Et cette volonté de
séparation, que je simulais avec persévérance, entraînait peu à peu
pour moi quelque chose de la tristesse que j'aurais éprouvée si
j'avais vraiment voulu quitter Albertine.
D'ailleurs, même en repensant par à coups, par élancements, comme on
dit pour les autres douleurs physiques, à cette vie orgiaque qu'avait
menée Albertine avant de me connaître, j'admirais davantage la
docilité de ma captive et je cessais de lui en vouloir.
Sans doute, jamais, durant notre vie commune, je n'avais cessé de
laisser entendre à Albertine que cette vie ne serait vraisemblablement
que provisoire, de façon qu'Albertine continuât à y trouver quelque
charme. Mais ce soir, j'avais été plus loin, ayant craint que de
vagues menaces de séparation ne fussent plus suffisantes, contredites
qu'elles seraient sans doute, dans l'esprit d'Albertine, par son idée
d'un grand amour jaloux pour elle, qui m'aurait, semblait-elle dire,
fait aller enquêter chez les Verdurin.
Ce soir-là je pensai que, parmi les autres causes qui avaient pu me
décider brusquement, sans même m'en rendre compte qu'au fur et à
mesure, à jouer cette comédie de rupture, il y avait surtout que,
quand, dans une de ces impulsions comme en avait mon père, je menaçais
un être dans sa sécurité, comme je n'avais pas, comme lui, le courage
de réaliser une menace, pour ne pas laisser croire qu'elle n'avait
été que paroles en l'air, j'allais assez loin dans les apparences de
la réalisation et ne me repliais que quand l'adversaire, ayant eu
vraiment l'illusion de ma sincérité, avait tremblé pour tout de bon.
D'ailleurs, dans ces mensonges, nous sentons bien qu'il y a de la
vérité, que, si la vie n'apporte pas de changements à nos amours,
c'est nous-mêmes qui voudrons en apporter ou en feindre, et parler de
séparation, tant nous sentons que tous les amours et toutes choses
évoluent rapidement vers l'adieu. On veut pleurer les larmes qu'il
apportera, bien avant qu'il survienne. Sans doute y avait-il cette fois,
dans la scène que j'avais jouée, une raison d'utilité. J'avais
soudain tenu à garder Albertine parce que je la sentais éparse en
d'autres êtres auxquels je ne pouvais l'empêcher de se joindre. Mais
eût-elle à jamais renoncé à tous pour moi, que j'aurais peut-être
résolu plus fermement encore de ne la quitter jamais, car la
séparation est, par la jalousie, rendue cruelle, mais par la
reconnaissance, impossible. Je sentais en tout cas que je livrais la
grande bataille où je devais vaincre ou succomber. J'aurais offert à
Albertine en une heure tout ce que je possédais, parce que je me
disais: tout dépend de cette bataille, mais ces batailles ressemblent
moins à celles d'autrefois qui duraient quelques heures qu'à une
bataille contemporaine qui n'est finie ni le lendemain, ni le
surlendemain, ni la semaine suivante. On donne toutes ses forces, parce
qu'on croit toujours que ce sont les dernières dont on aura besoin. Et
plus d'une année se passe sans amener la «décision». Peut-être une
inconsciente réminiscence de scènes menteuses faites par M. de
Charlus, auprès duquel j'étais quand la crainte d'être quitté par
Albertine s'était emparée de moi, s'y ajoutait-elle. Mais, plus tard,
j'ai entendu raconter par ma mère ceci, que j'ignorais alors et qui me
donne à croire que j'avais trouvé tous les éléments de cette scène
en moi-même, dans ces réserves obscures de l'hérédité que certaines
émotions, agissant en cela comme, sur l'épargne de nos forces
emmagasinées, les médicaments analogues à l'alcool et au café, nous
rendent disponibles. Quand ma tante Léonie apprenait par Eulalie que
Françoise, sûre que sa maîtresse ne sortirait jamais plus, avait
manigancé en secret quelque sortie que ma tante devait ignorer,
celle-ci, la veille, faisait semblant de décider qu'elle essayerait le
lendemain d'une promenade. À Françoise incrédule elle faisait non
seulement préparer d'avance ses affaires, faire prendre l'air à celles
qui étaient depuis longtemps enfermées, mais même commander la
voiture, régler, à un quart-d'heure près, tous les détails de la
journée. Ce n'était que quand Françoise, convaincue ou du moins
ébranlée, avait été forcée d'avouer à ma tante les projets
qu'elle-même avait formés, que celle-ci renonçait publiquement aux
siens pour ne pas, disait-elle, entraver ceux de Françoise. De même,
pour qu'Albertine ne pût pas croire que j'exagérais et pour la faire
aller le plus loin possible dans l'idée que nous nous quittions, tirant
moi-même les déductions de ce que je venais d'avancer, je m'étais mis
à anticiper le temps qui allait commencer le lendemain et qui durerait
toujours, le temps où nous serions séparés, adressant à Albertine
les mêmes recommandations que si nous n'allions pas nous réconcilier
tout à l'heure. Comme les généraux qui jugent que pour qu'une feinte
réussisse à tromper l'ennemi, il faut la pousser à fond, j'avais
engagé dans celle-ci presque autant de mes forces de sensibilité, que
si elle avait été véritable. Cette scène de séparation fictive
finissait par me faire presque autant de chagrin que si elle avait été
réelle, peut-être parce qu'un des deux acteurs, Albertine, en la
croyant telle, ajoutait pour l'autre à l'illusion. Alors qu'on vivait
au jour le jour, qui, même pénible, restait supportable, retenu dans
le terre-à-terre par le lest de l'habitude et par cette certitude que
le lendemain, dût-il être cruel, contiendrait la présence de l'être
auquel on tient, voici que follement je détruisais toute cette pesante
vie. Je ne la détruisais, il est vrai, que d'une façon fictive, mais
cela suffisait pour me désoler; peut-être parce que les paroles
tristes que l'on prononce, même mensongèrement, portent en elles leur
tristesse et nous l'injectent profondément; peut-être parce qu'on sait
qu'en simulant des adieux, on évoque par anticipation une heure qui
viendra fatalement plus tard; puis l'on n'est pas bien assuré qu'on ne
vient pas de déclencher le mécanisme qui la fera sonner. Dans tout
bluff, il y a, si petite qu'elle soit, une part d'incertitude sur ce que
va faire celui qu'on trompe. Si cette comédie de séparation allait
aboutir à une séparation! On ne peut en envisager la possibilité,
même invraisemblable, sans un serrement de cœur. On est doublement
anxieux, car la séparation se produirait alors au moment où elle
serait insupportable, où on vient d'avoir de la souffrance par la femme
qui vous quitterait avant de vous avoir guéri, au moins apaisé. Enfin,
nous n'avons plus le point d'appui de l'habitude sur laquelle nous nous
reposons, même dans le chagrin. Nous venons volontairement de nous en
priver, nous avons donné à la journée présente une importance
exceptionnelle, nous l'avons détachée des journées contiguës; elle
flotte sans racines comme un jour de départ; notre imagination cessant
d'être paralysée par l'habitude s'est éveillée, nous avons soudain
adjoint à notre amour quotidien des rêveries sentimentales qui le
grandissent énormément, nous rendent indispensable une présence, sur
laquelle, justement, nous ne sommes plus absolument certains de pouvoir
compter. Sans doute, c'est justement afin d'assurer pour l'avenir cette
présence, que nous nous sommes livrés au jeu de pouvoir nous en
passer. Mais ce jeu, nous y avons été pris nous-même, nous avons
recommencé à souffrir parce que nous avons fait quelque chose de
nouveau, d'inaccoutumé et qui se trouve ressembler ainsi à ces cures
qui doivent guérir plus tard le mal dont on souffre, mais dont les
premiers effets sont de l'aggraver.
J'avais les larmes aux yeux, comme ceux qui, seuls dans leur chambre,
imaginent, selon les détours capricieux de leur rêverie, la mort d'un
être qu'ils aiment, se représentent si minutieusement la douleur qu'ils
auraient, qu'ils finissent par l'éprouver. Ainsi en multipliant les
recommandations à Albertine sur la conduite qu'elle aurait à tenir à
mon égard quand nous allions être séparés, il me semblait que
j'avais presque autant de chagrin que si nous n'avions pas dû nous
réconcilier tout à l'heure. Et puis étais-je si sûr de le pouvoir,
de faire revenir Albertine à l'idée de la vie commune, et, si j'y
réussissais pour ce soir, que chez elle, l'état d'esprit que cette
scène avait dissipé, ne renaîtrait pas? Je me sentais, mais ne me
croyais pas maître de l'avenir, parce que je comprenais que cette
sensation venait seulement de ce qu'il n'existait pas encore et qu'ainsi
je n'étais pas accablé de sa nécessité. Enfin, tout en mentant, je
mettais peut-être dans mes paroles plus de vérité que je ne croyais.
Je venais d'avoir un exemple, quand j'avais dit à Albertine que je
l'oublierais vite; c'était ce qui m'était en effet arrivé avec
Gilberte, que je m'abstenais maintenant d'aller voir pour éviter non
pas une souffrance, mais une corvée. Et certes, j'avais souffert en
écrivant à Gilberte que je ne la verrais plus, et je n'allais que de
temps en temps chez elle. Or toutes les heures d'Albertine
m'appartenaient, et en amour, il est plus facile de renoncer à un
sentiment que de perdre une habitude. Mais tant de paroles douloureuses
concernant notre séparation, si la force de les prononcer m'était
donnée parce que je les savais mensongères, en revanche elles étaient
sincères dans la bouche d'Albertine quand je l'entendis crier: «Ah!
c'est promis, je ne vous reverrai jamais. Tout plutôt que de vous voir
pleurer comme cela, mon chéri. Je ne veux pas vous faire de chagrin.
Puisqu'il le faut, on ne se verra plus. » Elles étaient sincères, ce
qu'elles n'eussent pu être de ma part, parce que, aune part, comme
Albertine n'avait pour moi que de l'amitié, le renoncement qu'elles
promettaient lui coûtait moins; parce que d'autre part, dans une
séparation, c'est celui qui n'aime pas d'amour qui dit les choses
tendres, l'amour ne s'exprimant pas directement; parce qu'enfin mes
larmes, qui eussent été si peu de chose dans un grand amour, lui
paraissaient presque extraordinaires et la bouleversaient, transposées
dans le domaine de cette amitié où elle restait, de cette amitié plus
grande que la mienne, à ce qu'elle venait de dire, ce qui n'était
peut-être pas tout à fait inexact, car les mille bontés de l'amour
peuvent finir par éveiller, chez l'être qui l'inspire en ne
l'éprouvant pas, une affection, une reconnaissance, moins égoïstes
que le sentiment qui les a provoquées, et qui, peut-être, après des
années de séparation, quand il ne restera rien de lui chez l'ancien
amant, subsisteront toujours chez l'aimée.
«Ma petite Albertine, répondis-je, vous êtes bien gentille de me le
promettre. Du reste les premières années du moins, j'éviterai les
endroits où vous serez. Vous ne savez pas si vous irez cet été à
Balbec? Parce que dans ce cas-là je m'arrangerais pour ne pas y
aller. » Maintenant, si je continuais à progresser ainsi, devançant
les temps dans mon invention mensongère, ce n'était pas moins pour
faire peur à Albertine, que pour me faire mal à moi-même. Comme un
homme qui n'avait d'abord que des motifs peu importants de se fâcher,
se grise tout fait par les éclats de sa propre voix, et se laisse
emporter par une fureur engendrée non par ses griefs, mais par sa
colère elle-même en voie de croissance, ainsi, je roulais de plus en
plus vite, sur la pente de ma tristesse, vers un désespoir de plus en
plus profond, et avec l'inertie d'un homme qui sent le froid le saisir,
n'essaye pas de lutter et trouve même à frissonner une espèce de
plaisir. Et si j'avais enfin tout à l'heure comme j'y comptais bien la
force de me ressaisir, de réagir et de faire machine en arrière, bien
plus que du chagrin qu'Albertine m'avait fait en accueillant si mal mon
retour, c'était de celui que j'avais éprouvé à imaginer, pour
feindre de les régler, les formalités d'une séparation imaginaire, à
en prévoir les suites, que le baiser d'Albertine, au moment de me dire
bonsoir, aurait aujourd'hui à me consoler. En tous cas ce bonsoir, il
ne fallait pas que ce fût elle qui me le dit d'elle-même, ce qui
m'eût rendu plus difficile le revirement par lequel je lui proposerais
de renoncer à notre séparation. Aussi, je ne cessais de lui rappeler
que l'heure de nous dire ce bonsoir était depuis longtemps venue, ce
qui, en me laissant l'initiative, me permettait de le retarder encore
d'un moment. Et ainsi je semais d'allusions à la nuit déjà si
avancée, à notre fatigue, les questions que je posais à Albertine.
«Je ne sais pas où j'irai, répondit-elle à la dernière, d'un air
préoccupé. Peut-être j'irai en Touraine chez ma tante. » Et ce
premier projet qu'elle ébauchait me glaça comme s'il commençait à
réaliser effectivement notre séparation définitive. Elle regarda la
chambre, le pianola, les fauteuils de satin bleu. «Je ne peux pas me
faire encore à l'idée que je ne verrai plus tout cela ni demain, ni
après demain, ni jamais. Pauvre petite chambre. Il me semble que c'est
impossible; cela ne peut pas m'entrer dans la tête. » «Il le fallait,
vous étiez malheureuse ici. » «Mais non, je n'étais pas malheureuse,
c'est maintenant que je le serai. » Mais non, je vous assure c'est mieux
pour vous. » «Pour vous peut-être! » Je me mis à regarder fixement
dans le vide, comme si, en proie à une grande hésitation, je me
débattais contre une idée qui me fût venue à l'esprit. Enfin tout
d'un coup: «Écoutez, Albertine, vous dites que vous êtes plus
heureuse ici, que vous allez être malheureuse. » «Bien sûr. » «Cela
me bouleverse; voulez-vous que nous essayions de prolonger de quelques
semaines, qui sait, semaine par semaine, on peut peut-être arriver
très loin, vous savez qu'il y a des provisoires qui peuvent finir par
durer toujours. » «Oh! ce que vous seriez gentil! » «Seulement alors
c'est de la folie de nous être fait mal comme cela pour rien pendant
des heures, c'est comme un voyage pour lequel on s'est préparé et puis
qu'on ne fait pas. Je suis moulu de chagrin. » Je l'assis sur mes
genoux, je pris le manuscrit de Bergotte qu'elle désirait tant et
j'écrivis sur la couverture: «À ma petite Albertine, en souvenir d'un
renouvellement de bail. » Maintenant, lui dis-je, allez dormir jusqu'à
demain, ma chérie, car vous devez être brisée. » «Je suis surtout
bien contente. » M'aimez-vous un petit peu? » «Encore cent fois plus
qu'avant. » J'aurais eu tort d'être heureux de la petite comédie,
n'eût-elle pas été jusqu'à cette forme véritable de mise en scène
où je l'avais poussée. N'eussions-nous fait que parler simplement de
séparation que c'eût été déjà grave. Ces conversations que l'on
tient ainsi, on croit le faire non seulement sans sincérité, ce qui
est en effet, mais librement. Or elles sont généralement, à notre
insu, chuchoté malgré nous, le premier murmure d'une tempête que nous
ne soupçonnons pas. En réalité ce que nous exprimons alors c'est le
contraire de notre désir (lequel est de vivre toujours avec celle que
nous aimons) mais c'est aussi cette impossibilité de vivre ensemble qui
fait notre souffrance quotidienne, souffrance préférée par nous à
celle de la séparation et qui finira malgré nous par nous séparer.
D'habitude, pas tout d'un coup cependant. Le plus souvent il arrive--ce
ne fut pas, on le verra, mon cas avec Albertine--que, quelque temps
après les paroles auxquelles on ne croyait pas, on met en action un
essai informe de séparation voulue, non douloureuse, temporaire. On
demande à la femme, pour qu'ensuite elle se plaise mieux avec nous,
pour que nous échappions d'autre part momentanément à des tristesses
et des fatigues continuelles, d'aller faire sans nous, ou de nous
laisser faire sans elle, un voyage de quelques jours, les
premiers--depuis bien longtemps--passés, ce qui nous eût semblé
impossible, sans elle. Très vite elle revient prendre sa place à notre
foyer. Seulement cette séparation, courte, mais réalisée, n'est pas
aussi arbitrairement décidée et aussi certainement la seule que nous
nous figurons. Les mêmes tristesses recommencent, la même difficulté
de vivre ensemble s'accentue, seule la séparation n'est plus quelque
chose d'aussi difficile; on a commencé par en parler, on l'a ensuite
exécutée sous une forme amiable. Mais ce ne sont que des prodromes que
nous n'avons pas reconnus. Bientôt à la séparation momentanée et
souriante succédera la séparation atroce et définitive que nous avons
préparée sans le savoir.
«Venez dans ma chambre dans cinq minutes pour que je puisse vous voir
un peu, mon petit chéri. Vous serez plein de gentillesse. Mais je
m'endormirai vite après, car je suis comme une morte. » Ce fut une
morte en effet que je vis quand j'entrai ensuite dans sa chambre. Elle
s'était endormie, aussitôt couchée, ses draps roulés comme un suaire
autour de son corps avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité
de pierre On eût dit, comme dans certains Jugements Derniers du
Moyen-Âge, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant
dans son sommeil la trompette de l'archange. Cette tête avait été
surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes. Et en
voyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelle table
de logarithmes il constituait pour que toutes les actions auxquelles il
avait pu être mêlé, depuis un poussement de coude jusqu'à un
frôlement de robe, pussent me causer, étendues à l'infini de tous les
points qu'il avait occupé dans l'espace et dans le temps, et de temps
à autre brusquement revivifiées dans mon souvenir, des angoisses si
douloureuses, et que je savais pourtant déterminées par des
mouvements, des désirs d'elle qui m'eussent été chez une autre, chez
elle-même, cinq ans avant, cinq ans après, si indifférents. Tout cela
était mensonge, mais mensonge pour lequel je n'avais le courage de
chercher d'autre solution que ma mort. Ainsi je restais, dans la pelisse
que je n'avais pas encore retirée depuis mon retour de chez les
Verdurin, devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi? de
ma mort? de mon amour? Bientôt je commençai à entendre sa respiration
égale. J'allai m'asseoir au bord de son lit pour faire cette cure
calmante de brise et de contemplation. Puis je me retirai tout doucement
pour ne pas la réveiller.
Il était si tard que, dès le matin, je recommandai à Françoise de
marcher bien doucement quand elle aurait à passer devant sa chambre.
Aussi Françoise, persuadée que nous avions passé la nuit dans ce
qu'elle appelait des orgies, recommanda ironiquement aux autres
domestiques de ne pas «éveiller la Princesse». Et c'était une des
choses que je craignais, que Françoise un jour ne pût plus se
contenir, fût insolente avec Albertine et que cela n'amenât des
complications dans notre vie.
toujours sur moi que ça retombe ces histoires-là), j'ai inventé un
prétendu voyage à Balbec. Il m'a tout simplement déposée à Auteuil,
chez mon amie de la rue de l'Assomption, où j'ai passé les trois jours
à me raser à cent sous l'heure. Vous voyez que c'est pas grave, il n'y
a rien de cassé. J'ai bien commencé à supposer que vous saviez
peut-être tout, quand j'ai vu que vous vous mettiez à rire à
l'arrivée, avec huit jours de retard, des cartes postales. Je reconnais
que c'était ridicule et qu'il aurait mieux valu pas de cartes du tout.
Mais ce n'est pas ma faute. Je les avais achetées d'avance et données
au mécanicien avant qu'il me dépose à Auteuil, et puis ce veau-là
les a oubliées dans ses poches, au lieu de les envoyer sous enveloppes
à un ami qu'il a près de Balbec et qui devait vous les réexpédier.
Je me figurais toujours qu'elles allaient arriver. Lui s'en est
seulement souvenu au bout de cinq jours et au lieu de le me dire le
nigaud les a envoyées aussitôt à Balbec. Quand il m'a dit ça, je lui
en ai cassé sur la figure, allez! Vous préoccuper inutilement par la
faute de ce grand imbécile, comme récompense de m'être cloîtrée
pendant trois jours, pour qu'il puisse aller régler ses petites
affaires de famille. Je n'osais même pas sortir dans Auteuil de peur
d'être vue. La seule fois que je suis sortie c'est déguisée en homme,
histoire de rigoler plutôt. Et ma chance, qui me suit partout, a voulu
que la première personne dans les pattes de qui je me suis fourrée
soit votre youpin d'ami Bloch. Mais je ne pense pas que ce soit par lui
que vous ayez su que le voyage à Balbec n'a jamais existé que dans mon
imagination, car il a eu l'air de ne pas me reconnaître. »
Je ne savais que dire, ne voulant pas paraître étonné, et écrasé
par tant de mensonges. À un sentiment d'horreur, qui ne me faisait pas
désirer de chasser Albertine, au contraire, s'ajoutait une extrême
envie de pleurer. Celle-ci était causée non par le mensonge lui-même
et par l'anéantissement de tout ce que j'avais tellement cru vrai que
je me sentais comme dans une ville rasée, où pas une maison ne
subsiste, où je sol nu est seulement bossué de décombres--mais par
cette mélancolie que, pendant ces trois jours passés à s'ennuyer chez
son amie d'Auteuil, Albertine n'ait pas une fois eu le désir,
peut-être même pas l'idée, de venir passer en cachette un jour chez
moi, ou par un petit bleu de me demander d'aller la voir à Auteuil.
Mais je n'avais pas le temps de m'adonner à ces pensées. Je ne voulais
surtout pas paraître étonné. Je souris de l'air de quelqu'un qui en
sait plus long qu'il ne le dit: «Mais ceci est une chose entre mille.
Ainsi tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chez Mme
Verdurin, cet après-midi quand vous êtes allée au Trocadéro. » Elle
rougit: «Oui, je le savais. » «Pouvez-vous me jurer que ce n'était
pas pour ravoir des relations avec elle que vous vouliez aller chez les
Verdurin. » «Mais bien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi ravoir,
je n'en ai jamais eu, je vous le jure. » J'étais navré d'entendre
Albertine me mentir ainsi, me nier l'évidence que sa rougeur m'avait
trop avouée. Sa fausseté me navrait. Et pourtant, comme elle contenait
une protestation d'innocence que, sans m'en rendre compte, j'étais
prêt à croire, elle me fit moins de mal que sa sincérité quand lui
ayant demandé: «Pouvez-vous du moins me jurer que le plaisir de revoir
Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans votre désir d'aller à cette
matinée des Verdurin? » elle me répondit: «Non, cela je ne peux pas
le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoir Mlle Vinteuil. »
Une seconde avant, je lui en voulais de dissimuler ses relations avec
Mlle Vinteuil, et maintenant l'aveu du plaisir qu'elle aurait eu à la
voir me cassait bras et jambes. D'ailleurs sa façon mystérieuse de
vouloir aller chez les Verdurin eût dû m'être une preuve suffisante.
Mais je n'y avais plus assez pensé. Quoique me disant maintenant la
vérité, pourquoi n'avouait-t-elle qu'à moitié, c'était encore plus
bête que méchant et que triste. J'étais tellement écrasé que je
n'eus pas le courage d'insister là-dessus où je n'avais pas le beau
rôle, n'ayant pas de document révélateur à produire, et pour
ressaisir mon ascendant je me hâtai de passer à un sujet qui allait me
permettre de mettre en déroute Albertine: «Tenez, pas plus tard que ce
soir chez les Verdurin, j'ai appris que ce que vous m'aviez dit sur Mlle
Vinteuil. . . » Albertine me regardait fixement d'un air tourmenté,
tâchant de lire dans mes yeux ce que je savais. Or ce que je savais et
que j'allais lui dire sur ce qu'était Mlle Vinteuil, il est vrai que ce
n'était pas chez les Verdurin que je l'avais appris, mais à
Montjouvain autrefois. Seulement comme je n'en avais, exprès, jamais
parlé à Albertine, je pouvais avoir l'air de le savoir de ce soir
seulement. Et j'eus presque de la joie--après en avoir eu dans le petit
tram tant de souffrance--de posséder ce souvenir de Montjouvain, que je
postdaterais, mais qui n'en serait pas moins la preuve accablante, un
coup de massue pour Albertine. Cette fois-ci au moins, je n'avais pas
besoin d'«avoir l'air de savoir» et de «faire parler» Albertine: je
savais, j'avais vu par la fenêtre éclairée de Montjouvain. Albertine
avait eu beau me dire que ses relations avec Mlle Vinteuil et son amie
avaient été très pures, comment pourrait-elle quand je lui jurerais
(et lui jurerais sans mentir) que je connaissais les mœurs de ces deux
femmes, comment pourrait-elle soutenir qu'ayant vécu dans une intimité
quotidienne avec les, les appelant «mes grandes sœurs», elle n'avait
pas été de leur part l'objet de propositions qui l'auraient fait
rompre avec elles, si au contraire elle ne les avait acceptées. Mais je
n'eus pas le temps de dire ce que je savais. Albertine croyant, comme
pour le faux voyage à Balbec, que j'avais appris la vérité, soit par
Mlle Vinteuil, si elle avait été chez les Verdurin, soit par Mme
Verdurin tout simplement qui avait pu parler d'elle à Mlle Vinteuil, ne
me laissa pas prendre la parole et me fit un aveu, exactement contraire
de celui que j'avais cru, mais qui, en me démontrant qu'elle n'avait
jamais cessé de me mentir, me fit peut-être autant de peine (surtout
parce que je n'étais plus, comme j'ai dit tout à l'heure, jaloux de
Mlle Vinteuil); donc, prenant les devants, Albertine parla ainsi: «Vous
voulez dire que vous avez appris ce soir que je vous ai menti quand j'ai
prétendu avoir été à moitié élevée par l'amie de Mlle Vinteuil.
C'est vrai que je vous ai un peu menti. Mais je me sentais si
dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique
de ce Vinteuil que comme une de mes camarades--ça c'est vrai, je vous
le jure--avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru
bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais
beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que
vous me trouviez bécasse, j'ai pensé qu'en vous disant que ces
gens-là m'avaient fréquentée, que je pourrais très bien vous donner
des détails sur les œuvres de Vinteuil, je prendrais un petit peu de
prestige à vos yeux, que cela nous rapprocherait. Quand je vous mens,
c'est toujours par amitié pour vous. Et il a fallu cette fatale soirée
Verdurin pour que vous appreniez la vérité, qu'on a peut-être
exagérée du reste. Je parie que l'amie de Mlle Vinteuil vous aura dit
qu'elle ne me connaissait pas. Elle m'a vu au moins deux fois chez ma
camarade. Mais naturellement, je ne suis pas assez chic pour des gens
qui sont devenus si célèbres. Ils préfèrent dire qu'ils ne m'ont
jamais vue. » Pauvre Albertine, quand elle avait cru que de me dire
qu'elle avait été si liée avec l'amie de Mlle Vinteuil, retarderais
on «plaquage», la rapprocherait de moi, elle avait, comme il arrive si
souvent, atteint la vérité par un autre chemin que celui qu'elle avait
voulu prendre. Se montrer plus renseignée sur la musique que je ne
l'aurais cru ne m'aurait nullement empêché de rompre avec elle ce
soir-là, dans le petit tram; et pourtant c'était bien cette phrase,
qu'elle avait dite dans ce but, qui avait immédiatement amené bien
plus que l'impossibilité de rompre. Seulement elle faisait une erreur
d'interprétation, non sur l'effet que devait avoir cette phrase, mais
sur la cause en vertu de laquelle elle devait produire cet effet, cause
qui était non pas d'apprendre sa culture musicale, mais ses mauvaises
relations. Ce qui m'avait brusquement rapproché d'elle, bien plus fondu
en elle, ce n'était pas l'attente d'un plaisir--et un plaisir est
encore trop dire, un léger agrément--c'était l'étreinte d'une
douleur.
Cette fois-ci encore, je n'avais pas le temps de garder un trop long
silence qui eût pu lui laisser supposer de l'étonnement. Aussi,
touché qu'elle fût si modeste et se crût dédaignée dans le milieu
Verdurin, je lui dis tendrement: «Mais ma chérie, je vous donnerais
bien volontiers quelques centaines de francs pour que vous alliez faire
où vous voudrez la dame chic et que vous invitiez à un beau dîner M.
et Mme Verdurin. » Hélas! Albertine était plusieurs personnes. La plus
mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse
qu'elle me fit d'un air de dégoût et dont à dire vrai je ne
distinguai pas bien les mots (même les mots du commencement puisqu'elle
ne termina pas). Je ne les rétablis qu'un peu plus tard quand j'eus
deviné sa pensée. On entend rétrospectivement quand on a compris.
«Grand merci! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux
que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire
casser. . . » Aussitôt dit sa figure s'empourpra, elle eut l'air navré,
elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer
les mots qu'elle venait de dire et que je n'avais pas du tout compris.
«Qu'est-ce que vous dites Albertine? » «Non rien, je m'endormais à
moitié. » «Mais pas du tout, vous êtes très réveillée. » «Je
pensais au dîner Verdurin, c'est très gentil de votre part». «Mais
non, je parle de ce que vous avez dit». Elle me donna mille versions
qui ne cadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles qui,
interrompues, restaient vagues, mais avec cette interruption même et la
rougeur subite qui l'avait accompagnée. «Voyons, mon chéri, ce n'est
pas cela que vous voulez dire, sans quoi pourquoi vous seriez-vous
arrêtée. » «Parce que je trouvais ma demande indiscrète. » «Quelle
demande? » «De donner un dîner. » «Mais non, ce n'est pas cela, il
n'y a pas de discrétion à faire entre nous. » «Mais si, au contraire,
il ne faut pas abuser des gens qu'on aime. En tous cas je vous jure que
c'est cela. » D'une part il m'était toujours impossible de douter d'un
serment d'elle, d'autre part ses explications ne satisfaisaient pas ma
raison. Je ne cessai pas d'insister. «Enfin, au moins ayez le courage
de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser. » «Oh! non,
laissez-moi! » «Mais pourquoi? » «Parce que c'est affreusement
vulgaire, j'aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas
à quoi je pensais, ces mots dont je ne sais même pas le sens et que
j'avais entendus un jour dans la rue dits par des gens très orduriers,
me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni
à moi ni à personne, je rêvais tout haut. » Je sentis que je ne
tirerais rien de plus d'Albertine. Elle m'avait menti quand elle m'avait
juré tout à l'heure que ce qui l'avait arrêtée c'était une crainte
mondaine d'indiscrétion, devenue maintenant la honte de tenir devant
moi un propos trop vulgaire. Or c'était certainement un second
mensonge. Car, quand nous étions ensemble avec Albertine, il n'y avait
pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nous ne les
prononcions tout en nous caressant. En tout cas il était inutile
d'insister en ce moment. Mais ma mémoire restait obsédée par ce mot
«casser». Albertine disait souvent «casser du bois», «casser du
sucre sur quelqu'un», ou tout court: «ah! ce que je lui en ai
cassé! » pour dire «ce que je l'ai injurié! » Mais elle disait cela
couramment devant moi et si c'est cela qu'elle avait voulu dire,
pourquoi s'était-elle tue brusquement, pourquoi avait-elle rougi si
fort, mis ses mains sur sa bouche, refait tout autrement sa phrase et,
quand elle avait vu que j'avais bien entendu «casser», donné une
fausse explication. Mais du moment que je renonçais à poursuivre un
interrogatoire où je ne recevais pas de réponse, le mieux était
d'avoir l'air de n'y plus penser, et revenant par la pensée aux
reproches qu'Albertine m'avait faits d'être allé chez la Patronne, je
lui dis fort gauchement, ce qui était comme une espèce d'excuse
stupide: «J'avais justement voulu vous demander de venir ce soir à la
soirée des Verdurin»,--phrase doublement maladroite, car si je le
voulais, l'ayant vue tout le temps, pourquoi ne le lui aurais-je pas
proposé? Furieuse de mon mensonge et enhardie par ma timidité: «Vous
me l'auriez demandé pendant mille ans, me dit-elle, que je n'aurais pas
consenti. Ce sont des gens qui ont toujours été contre moi, ils ont
tout fait pour me contrarier. Il n'y a pas de gentillesse que je n'aie
eues pour Mme Verdurin à Balbec, j'en ai été joliment récompensée.
Elle me ferait demander à son lit de mort que je n'irais pas. Il y a
des choses qui ne se pardonnent pas. Quant à vous, c'est la première
indélicatesse que vous me faites. Quand Françoise m'a dit que vous
étiez sorti (elle était contente, allez, de me le dire), j'aurais
mieux aimé qu'on me fende la tête par le milieu. J'ai tâché qu'on ne
remarque rien, mais de ma vie je n'ai jamais ressenti un affront
pareil. » Pendant qu'elle me parlait se poursuivait en moi, dans le
sommeil fort vivant et créateur de l'inconscient (sommeil où achèvent
de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains
endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque
là), la recherche de ce qu'elle avait voulu dire par la phrase
interrompue dont j'aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout
d'un coup deux mots atroces, auxquels je n'avais nullement songé,
tombèrent sur moi: «le pot». Je ne peux pas dire qu'ils vinrent d'un
seul coup, comme quand, dans une longue soumission passive à un
souvenir incomplet, tout en tâchant doucement, prudemment, de
l'étendre, on reste plié, collé à lui. Non, contrairement à ma
manière habituelle de me souvenir, il y eut je crois deux voies
parallèles de recherche; l'une tenait compte non pas seulement de la
phrase d'Albertine, mais de son regard excédé quand je lui avais
proposé un don d'argent pour donner un beau dîner, un regard qui
semblait dire: «Merci, dépenser de l'argent pour des choses qui
m'embêtent, quand sans argent je pourrais en faire qui m'amusent! » Et
c'est peut-être le souvenir de ce regard qu'elle avait eu, qui me fit
changer de méthode pour trouver la fin de ce qu'elle avait voulu dire.
Jusque-là je m'étais hypnotisé sur le dernier mot: «casser», elle
avait voulu dire casser quoi? Casser du bois? Non. Du sucre? Non.
Casser, casser, casser. Et tout à coup le regard qu'elle avait eu au
moment de ma proposition qu'elle donnât un dîner, me fit rétrograder
dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je vis qu'elle n'avait pas dit
«casser», mais «me faire casser». Horreur! c'était cela qu'elle
aurait préféré. Double horreur! car même la dernière des grues, et
qui consent à cela, ou le désire, n'emploie pas avec l'homme qui s'y
prête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie.
Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s'excuser
de se donner tout à l'heure à un homme. Albertine n'avait pas menti
quand elle m'avait dit qu'elle rêvait à moitié. Distraite, impulsive,
ne songeant pas qu'elle était avec moi, elle avait eu le haussement
d'épaules, elle avait commencé de parler comme elle eût fait avec une
de ces femmes, avec peut-être une de mes jeunes filles en fleurs. Et
brusquement rappelée à la réalité, rouge de honte, renfonçant ce
qu'elle allait dire dans sa bouche, désespérée, elle n'avait plus
voulu prononcer un seul mot. Je n'avais pas une seconde à perdre si je
ne voulais pas qu'elle s'aperçût du désespoir où j'étais. Mais
déjà, après le sursaut de la rage, es larmes me venaient aux yeux.
Comme à Balbec, la nuit qui avait suivi sa révélation de son amitié
avec les Vinteuil, il me fallait inventer immédiatement pour mon
chagrin une cause plausible, en même temps capable de produire un effet
si profond sur Albertine que cela me donnât un répit de quelques jours
avant de prendre une décision. Aussi, au moment où elle me disait
qu'elle n'avait jamais éprouvé un affront pareil à celui que je lui
avais infligé en sortant, qu'elle aurait mieux aimé mourir que
s'entendre dire cela par Françoise, et comme, agacé de sa risible
susceptibilité, j'allais lui dire que ce que j'avais fait était bien
insignifiant, que cela n'avait rien de froissant pour elle que je fusse
sorti,--comme pendant ce temps-là, parallèlement, ma recherche
inconsciente de ce qu'elle avait voulu dire après le mot «casser»
avait abouti, et que le désespoir où ma découverte me jetait n'était
pas possible à cacher complètement, au lieu de me défendre, je
m'accusai. «Ma petite Albertine, lui dis-je d'un ton doux que gagnaient
mes premières larmes, je pourrais vous dire que vous avez tort, que ce
que j'ai fait n'est rien, mais je mentirais; c'est vous qui avez raison,
vous avez compris la vérité, mon pauvre petit, c'est qu'il y a six
mois, c'est qu'il y a trois mois, quand j'avais encore tant d'amitié
pour vous, jamais je n'eusse fait cela. C'est un rien et c'est énorme
à cause de l'immense changement dans mon cœur dont cela est le signe.
Et puisque vous avez deviné ce changement que j'espérais vous cacher,
cela m'amène à vous dire ceci: Ma petite Albertine (et je le dis avec
une douceur et une tristesse profondes) voyez-vous, la vie que vous
menez ici est ennuyeuse pour vous, il vaut mieux nous quitter, et comme
les séparations les meilleures sont celles qui s'effectuent le plus
rapidement, je vous demande pour abréger le grand chagrin que je vais
avoir, de me dire adieu ce soir et de partir demain matin sans que je
vous aie revue, pendant que je dormirai. » Elle parut stupéfaite,
encore incrédule et déjà désolée: «Comment demain? Vous le
voulez? » Et malgré la souffrance que j'éprouvais à parler de notre
séparation comme déjà entrée dans le passé--peut-être en partie à
cause de cette souffrance même--je me mis à adresser à Albertine les
conseils les plus précis pour certaines choses qu'elle aurait à faire
après son départ de la maison. Et de recommandations en
recommandations, j'en arrivai bientôt à entrer dans de minutieux
détails. «Ayez la gentillesse, dis-je avec une infinie tristesse, de
me renvoyer le livre de Bergotte qui est chez votre tante. Cela n'a rien
de pressé, dans trois jours, dans huit jours, quand vous voudrez, mais
pensez-y pour que je n'aie pas à vous le faire demander, cela me ferait
trop de mal. Nous avons été heureux, nous sentons maintenant que nous
serions malheureux. » «Ne dites pas que nous sentons que nous serions
malheureux, me dit Albertine en m'interrompant, ne dites pas nous, c'est
vous seul qui trouvez cela. » «Oui, enfin, vous ou moi, comme vous
voudrez, pour une raison ou l'autre. Mais il est une heure folle, il
faut vous coucher--nous avons décidé de nous quitter ce soir. »
«Pardon, _vous_ avez décidé et je vous obéis parce que je ne veux
pas vous faire de la peine. » «Soit, c'est moi qui ai décidé, mais ce
n'en est pas moins douloureux pour moi. Je ne dis pas que ce sera
douloureux longtemps, vous savez que je n'ai pas la faculté de me
souvenir longtemps, mais les premiers jours je m'ennuierai tant après
vous! Aussi je trouve inutile de raviver par des lettres, il faut finir
tout d'un coup. » «Oui vous avez raison, me dit-elle d'un air navré,
auquel ajoutaient encore ses traits fléchis par la fatigue de l'heure
tardive, plutôt que de se faire couper un doigt puis un autre, j'aime
mieux donner la tête tout de suite. » «Mon Dieu, je suis épouvanté
en pensant à l'heure à laquelle je vous fais coucher, c'est de la
folie. Enfin pour le dernier soir! Vous aurez le temps de dormir tout le
reste de la vie. » Et ainsi en lui disant qu'il fallait nous dire
bonsoir, je cherchais à retarder le moment où elle me l'eût dit.
«Voulez-vous, pour vous distraire les premiers jours, que je dise à
Bloch de vous envoyer sa cousine Esther à l'endroit où vous serez, il
fera cela pour moi. » «Je ne sais pas pourquoi vous dites cela (je le
disais pour tâcher d'arracher un aveu à Albertine); je ne tiens qu'à
une seule personne, c'est à vous», me dit Albertine, dont les paroles
me remplirent de douceur. Mais aussitôt quel mal elle me fit: «Je me
rappelle très bien que j'ai donné ma photographie à Esther parce
qu'elle insistait beaucoup et que je voyais que cela lui ferait plaisir,
mais quant à avoir eu de l'amitié pour elle ou à avoir envie de la
voir jamais. . . » Et pourtant Albertine était de caractère si léger
qu'elle ajouta: «Si elle veut me voir, moi ça m'est égal, elle est
très gentille, mais je n'y tiens aucunement. » Ainsi quand je lui avais
parlé de la photographie d'Esther que m'avait envoyée Bloch (et que je
n'avais même pas encore reçue quand j'en avais parlé à Albertine)
mon amie avait compris que Bloch m'avait montré une photographie
d'elle, donnée par elle à Esther. Dans mes pires suppositions, je ne
m'étais jamais figuré qu'une pareille intimité avait pu exister entre
Albertine et Esther. Albertine n'avait rien trouvé à me répondre
quand j'avais parlé de la photographie. Et maintenant me croyant bien
à tort au courant elle trouvait plus habile d'avouer. J'étais
accablé. «Et puis Albertine, je vous demande en grâce une chose,
c'est de ne jamais chercher à me revoir. Si jamais, ce qui peut arriver
dans un an, dans deux ans, dans trois ans, nous nous trouvions dans la
même ville, évitez-moi. » Et voyant qu'elle ne répondait pas
affirmativement à ma prière: «Mon Albertine, ne me revoyez jamais en
cette vie. Cela me ferait trop de peine. Car j'avais vraiment de
l'amitié pour vous, vous savez. Je sais bien que quand je vous ai
raconté l'autre jour que je voulais revoir l'amie dont nous avions
parlé à Balbec, vous avez cru que c'était arrangé. Mais non, je vous
assure que cela m'était bien égal. Vous êtes persuadée que j'avais
résolu depuis longtemps de vous quitter, que ma tendresse était une
comédie. » «Mais non, vous êtes fou, je ne l'ai pas cru, dit-elle
tristement. » «Vous avez raison, il ne faut pas le croire, je vous
aimais vraiment, pas d'amour peut-être, mais de grande, de très grande
amitié, plus que vous ne pouvez croire. » «Mais si, je le crois. Et si
vous vous figurez que moi je ne vous aime pas! » «Cela me fait une
grande peine de vous quitter. » «Et moi mille fois plus grande», me
répondit Albertine. Et déjà depuis un moment je sentais que je ne
pouvais plus retenir les larmes qui montaient à mes yeux. Et ces larmes
ne venaient pas du tout du même genre de tristesse que j'éprouvais
jadis quand je disais à Gilberte: «Il vaut mieux que nous ne nous
voyions plus, la vie nous sépare. » Sans doute quand j'écrivais cela
à Gilberte, je me disais que quand j'aimerais non plus elle, mais une
autre, l'excès de mon amour diminuerait celui que j'aurais peut-être
pu inspirer, comme s'il y avait fatalement entre deux êtres une
certaine quantité d'amour disponible, où le trop-pris par l'un est
retiré à l'autre, et que, de l'autre aussi, comme de Gilberte, je
serais condamné à me séparer. Mais la situation était toute
différente pour bien des raisons, dont la première, qui avait à son
tour produit les autres, était que ce défaut de volonté que ma
grand'mère et ma mère avaient redouté pour moi, à Combray, et devant
laquelle l'une et l'autre, tant un malade a d'énergie pour imposer sa
faiblesse, avaient successivement capitulé, ce défaut de volonté
avait été en s'aggravant d'une façon de plus en plus rapide. Quand j'avais
senti que ma présence fatiguait Gilberte, j'avais encore assez de
forces pour renoncer à elle; je n'en avais plus, quand j'avais fait la
même constatation pour Albertine et je ne songeais qu'à la retenir à
tout prix. De sorte que, si j'écrivais à Gilberte que je ne la verrais
plus, et dans l'intention de ne plus la voir en effet, je ne le disais
à Albertine que par pur mensonge et pour amener une réconciliation.
Ainsi nous présentions-nous l'un à l'autre une apparence qui était
bien différente de la réalité. Et sans doute il en est toujours ainsi
quand deux êtres sont face à face, puisque chacun d'eux ignore une
partie de ce qui est dans l'autre (même ce qu'il sait, il ne peut en
partie le comprendre) et que tous deux manifestent ce qui leur est le
moins personnel, soit qu'ils n'aient pas démêlé eux-mêmes et jugent
négligeable ce qui l'est le plus, soit que des avantages insignifiants
et qui ne tiennent pas à eux leur semblent plus importants et plus
flatteurs. Mais dans l'amour ce malentendu est porté au degré suprême
parce que, sauf peut-être quand on est enfant, on tâche que
l'apparence qu'on prend, plutôt que de refléter exactement notre
pensée, soit ce que cette pensée juge le plus propre à nous faire
obtenir ce que nous désirons, et qui pour moi, depuis que j'étais
rentré, était de pouvoir garder Albertine aussi docile que par le
passé, qu'elle ne me demandât pas dans son irritation une liberté
plus grande, que je souhaitais lui donner un jour, mais qui en ce moment
où j'avais peur de ses velléités d'indépendance, m'eût rendu trop
jaloux. À partir d'un certain âge, par amour-propre et par sagacité,
ce sont les choses qu'on désire le plus auxquelles on a l'air de ne pas
tenir. Mais en amour, la simple sagacité--qui d'ailleurs n'est
probablement pas la vraie sagesse--nous force assez vite à ce génie de
duplicité. Tout ce que j'avais, enfant, rêvé de plus doux dans
l'amour et qui me semblait de son essence même, c'était, devant celle
que j'aimais, d'épancher librement ma tendresse, ma reconnaissance pour
sa bonté, mon désir d'une perpétuelle vie commune. Mais je m'étais
trop bien rendu compte par ma propre expérience et d'après celle de
mes amis, que l'expression de tels sentiments est loin d'être
contagieuse.
Une fois qu'on a remarqué cela, on ne se «laisse plus
aller»; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine
toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au
Trocadéro. Et ce soir, ayant eu peur qu'elle me quittât, j'avais feint
de désirer la quitter, feinte qui ne m'était pas seulement dictée
d'ailleurs, par les enseignements que j'avais cru recueillir de mes
amours précédentes et dont j'essayais de faire profiter celui-ci.
Cette crainte qu'Albertine allât peut-être me dire: «Je veux
certaines heures où je sorte seule, je veux pouvoir m'absenter
vingt-quatre heures», enfin je ne sais quelle demande de la sorte, que
je ne cherchais pas à définir, mais qui m'épouvantait, cette crainte
m'avait un instant effleuré avant et pendant la soirée Verdurin. Mais
elle s'était dissipée, contredite d'ailleurs par le souvenir de tout
ce qu'Albertine me disait sans cesse de son bonheur à la maison.
L'intention de me quitter, si elle existait chez Albertine, ne se
manifestait que d'une façon obscure, par certains regards tristes,
certaines impatiences, des phrases qui ne voulaient nullement dire cela,
mais qui, si on raisonnait (et on n'avait même pas besoin de raisonner
car on devine immédiatement ce langage de la passion, les gens du
peuple eux-mêmes comprennent ces phrases qui ne peuvent s'expliquer que
par la vanité, la rancune, la jalousie, d'ailleurs inexprimées, mais
que dépiste aussitôt chez l'interlocuteur une faculté intuitive qui,
comme ce «bon sens» dont parle Descartes, est la chose du monde la
plus répandue) révélaient la présence en elle d'un sentiment qu'elle
cachait et qui pouvait la conduire à faire des plans pour une autre vie
sans moi. De même que cette intention ne s'exprimait pas dans ses
paroles d'une façon logique, de même le pressentiment de cette
intention, que j'avais depuis ce soir, restait en moi tout aussi vague.
Je continuais à vivre sur l'hypothèse qui admettait pour vrai tout ce
que me disait Albertine. Mais il se peut qu'en moi, pendant ce temps
là, une hypothèse toute contraire, et à laquelle je ne voulais pas
penser, ne me quittât pas; cela est d'autant plus probable, que, sans
cela, je n'eusse nullement été gêné de dire à Albertine que
j'étais allé chez les Verdurin, et que, sans cela, le peu
d'étonnement que me causa sa colère n'eût pas été compréhensible.
De sorte que ce qui vivait probablement en moi, c'était l'idée d'une
Albertine entièrement contraire à celle que ma raison s'en faisait, à
celle aussi que ses paroles à elle dépeignaient, une Albertine
pourtant pas absolument inventée, puisqu'elle était comme un miroir
antérieur de certains mouvements qui se produisirent chez elle, comme
sa mauvaise humeur que je fusse allé chez les Verdurin. D'ailleurs
depuis longtemps mes angoisses fréquentes, ma peur de dire à Albertine
que je l'aimais, tout cela correspondait à une autre hypothèse qui
expliquait bien plus de choses et avait aussi cela pour elle, que, si on
adoptait la première, la deuxième devenait plus probable, car en me
laissant aller à des effusions de tendresse avec Albertine, je
n'obtenais d'elle qu'une irritation (à laquelle d'ailleurs elle
assignait une autre cause).
En analysant d'après cela, d'après le système invariable de ripostes
dépeignant exactement le contraire de ce que j'éprouvais, je peux
être assuré que si, ce soir-là, je lui dis que j'allais la quitter,
c'était--même avant que je m'en fusse rendu compte--parce que j'avais
peur qu'elle voulût une liberté (je n'aurais pas trop su dire quelle
était cette liberté qui me faisait trembler, mais enfin une liberté
telle qu'elle eût pu me tromper, ou du moins que je n'aurais plus pu
être certain qu'elle ne me trompât pas) et que je voulais lui montrer
par orgueil, par habileté, que j'étais bien loin de craindre cela,
comme déjà, à Balbec, quand je voulais qu'elle eût une haute idée
de moi et, plus tard, quand je voulais qu'elle n'eût pas le temps de
s'ennuyer avec moi. Enfin, pour l'objection qu'on pourrait opposer à
cette deuxième hypothèse,--l'informulée,--que tout ce qu'Albertine me
disait toujours signifiait au contraire que sa vie préférée était la
vie chez moi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amours
saphiques, etc. , il serait inutile de s'y arrêter. Car si de son côté
Albertine avait voulu juger de ce que j'éprouvais par ce que je lui
disais, elle aurait appris exactement le contraire de la vérité,
puisque je ne manifestais jamais le désir de la quitter que quand je ne
pouvais pas me passer d'elle, et qu'à Balbec je lui avais avoué aimer
une autre femme, une fois Andrée, une autre fois une personne
mystérieuse, les deux fois où la jalousie m'avait rendu de l'amour
pour Albertine. Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes
sentiments. Si le lecteur n'en a que l'impression assez faible, c'est
qu'étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je
lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s'il
connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec
elles, lui donneraient si souvent l'impression d'étranges revirements
qu'il me croirait à peu près fou. Procédé qui ne serait pas du reste
beaucoup plus faux que celui que j'ai adopté, car les images qui me
faisaient agir, si opposées à celles qui se peignaient dans mes
paroles, étaient à ce moment là fort obscures; je ne connaissais
qu'imparfaitement la nature suivant laquelle j'agissais; aujourd'hui,
j'en connais clairement la vérité subjective. Quant à sa vérité
objective, c'est-à-dire si les inclinations de cette nature
saisissaient plus exactement que mon raisonnement les intentions
véritables d'Albertine, si j'ai eu raison de me fier à cette nature et
si au contraire elle n'a pas altéré les intentions d'Albertine au lieu
de les démêler, c'est ce qu'il m'est difficile de dire. Cette crainte
vague éprouvée par moi chez les Verdurin qu'Albertine me quittât
s'était d'abord dissipée. Quand j'étais rentré ç'avait été avec
le sentiment d'être un prisonnier, nullement de retrouver une
prisonnière. Mais la crainte dissipée m'avait ressaisi avec plus de
force, quand, au moment où j'avais annoncé à Albertine que j'étais
allé chez les Verdurin, j'avais vu se superposer à son visage une
apparence d'énigmatique irritation qui n'y affleurait pas du reste pour
la première fois. Je savais bien qu'elle n'était que la
cristallisation dans la chair de griefs raisonnés, d'idées claires
pour l'être qui les forme et qui les tait, synthèse devenue visible
mais non plus rationnelle, et que celui qui en recueille le précieux
résidu sur le visage de l'être aimé, essaye à son tour, pour
comprendre ce qui se passe en celui-ci, de ramener par l'analyse à ses
éléments intellectuels. L'équation approximative «de cette inconnue
qu'était pour moi la pensée d'Albertine, m'avait à peu près donné:
«Je savais ses soupçons, j'étais sûr qu'il chercherait à les
vérifier, et pour que je ne puisse pas le gêner, il a fait tout son
petit travail en cachette. » Mais si c'est avec de telles idées, et
qu'elle ne m'avait jamais exprimées, que vivait Albertine, ne
devait-elle pas prendre en horreur, n'avoir plus la force de mener, ne
pouvait-elle pas d'un jour à l'autre décider de cesser une existence
où, si elle était, au moins de désir, coupable, elle se sentait
devinée, traquée, empêchée de se livrer jamais à ses goûts, sans
que ma jalousie en fût désarmée, où si elle était innocente
d'intention et de fait, elle avait le droit, depuis quelque temps, de se
sentir découragée, en voyant que depuis Balbec, où elle avait mis
tant de persévérance à éviter de jamais rester seule avec Andrée,
jusqu'à aujourd'hui où elle avait renoncé à aller chez les Verdurin
et à rester au Trocadéro, elle n'avait pas réussi à regagner ma
confiance. D'autant plus que je ne pouvais pas dire que sa tenue ne fût
parfaite. Si à Balbec, quand on parlait de jeunes filles qui avaient
mauvais genre, elle avait eu souvent des rires, des déploiements de
corps, des imitations de leur genre, qui me torturaient à cause de ce
que je supposais que cela signifiait pour ses amies, depuis qu'elle
savait mon opinion là-dessus, dès qu'on faisait allusion à ce genre
de choses, elle cessait de prendre part à la conversation, non
seulement avec la parole, mais avec l'expression du visage. Soit pour ne
pas contribuer aux malveillances qu'on disait sur telle ou telle, soit
pour toute autre raison, la seule chose qui frappait alors, dans ses
traits si mobiles, c'est qu'à partir du moment où on avait effleuré
ce sujet, ils avaient témoigné de leur distraction, en gardant
exactement l'expression qu'ils avaient un instant avant. Et cette
immobilité d'une expression même légère pesait comme un silence; il
eût été impossible de dire qu'elle blâmât, qu'elle approuvât,
qu'elle connût ou non ces choses. Chacun de ses traits n'était plus en
rapport qu'avec un autre de ses traits. Son nez, sa bouche, ses yeux
formaient une harmonie parfaite, isolée du reste; elle avait l'air d'un
pastel et de ne pas plus avoir entendu ce qu'on venait de dire que si on
l'avait dit devant un portrait de Latour.
Mon esclavage, encore perçu par moi, quand en donnant au cocher
l'adresse de Brichot, j'avais vu la lumière de la fenêtre, avait
cessé de me peser peu après, quand j'avais vu qu'Albertine avait l'air
de sentir si cruellement le sien. Et pour qu'il lui parût moins lourd,
qu'elle n'eût pas l'idée de le rompre d'elle-même, le plus habile
m'avait semblé de lui donner l'impression qu'il n'était pas définitif
et que je souhaitais moi-même qu'il prît fin. Voyant que ma feinte
avait réussi, j'aurais pu me trouver heureux, d'abord parce que ce que
j'avais tant redouté, la volonté que je supposais à Albertine de
partir, se trouvait écartée, et ensuite, parce que, en dehors même du
résultat visé, en lui-même le succès de ma feinte, en prouvant que
je n'étais pas absolument pour Albertine un amant dédaigné, un jaloux
bafoué, dont toutes les ruses sont d'avance percées à jour, redonnait
à notre amour une espèce de virginité, faisant renaître pour lui le
temps où elle pouvait encore, à Balbec, croire si facilement que j'en
aimais une autre. Car elle ne l'aurait sans doute plus cru, mais elle
ajoutait foi à mon intention simulée de nous séparer à tout jamais
ce soir. Elle avait l'air de se méfier que la cause en pût être chez
les Verdurin. Par un besoin d'apaiser le trouble où me mettait ma
simulation de rupture, je lui dis: «Albertine, pouvez-vous me jurer que
vous ne m'avez jamais menti? » Elle regarda fixement dans le vide puis
me répondit: «Oui, c'est-à-dire non. J'ai eu tort de vous dire
qu'Andrée avait été très emballée sur Bloch, nous ne l'avions pas
vu. » «Mais alors pourquoi? » «Parce que j'avais peur que vous ne
croyiez d'autres choses d'elle, c'est tout». Je lui dis que j'avais vu
un auteur dramatique très ami de Léa, à qui elle avait dit
d'étranges choses (je pensais par là lui faire croire que j'en savais
plus long que je ne disais sur l'amie de la cousine de Bloch). Elle
regarda encore dans le vide et me dit: «J'ai eu tort, en vous parlant
tout à l'heure de Léa, de vous cacher un voyage de trois semaines que
j'ai fait avec elle. Mais je vous connaissais si peu à l'époque où il
a eu lieu! » «C'était avant Balbec? » «Avant le second, oui. » Et le
matin même, elle m'avait dit qu'elle ne connaissait pas Léa, et il y
avait un instant, qu'elle ne l'avait vue que dans sa loge! Je regardais
une flambée brûler d'un seul coup un roman que j'avais mis des
millions de minutes à écrire. À quoi bon? À quoi bon? Certes je
comprenais bien que ces faits, Albertine me les révélait parce qu'elle
pensait que je les avais appris indirectement de Léa, et qu'il n'y
avait aucune raison pour qu'il n'en existât pas une centaine de
pareils. Je comprenais ainsi que les paroles d'Albertine, quand on
l'interrogeait, ne contenaient jamais un atome de vérité, que, la
vérité, elle ne la laissait échapper que malgré elle, comme un
brusque mélange qui se faisait en elle, entre les faits qu'elle était
jusque-là décidée à cacher et la croyance qu'on en avait eu
connaissance. «Mais deux choses, ce n'est rien, dis-je à Albertine,
allons jusqu'à quatre pour que vous me laissiez des souvenirs.
Qu'est-ce que vous me pouvez révéler d'autre? » Elle regarda encore
dans le vide. À quelles croyances à la vie future adaptait-elle le
mensonge, avec quels Dieux moins coulants qu'elle n'avait cru,
essayait-elle de s'arranger? Ce ne dut pas être commode, car son
silence et la fixité de son regard durèrent assez longtemps. «Non,
rien d'autre, finit-elle pas dire. » Et malgré mon insistance, elle se
buta, aisément maintenant, à «rien d'autre». Et quel mensonge! Car,
du moment qu'elle avait ces goûts, jusqu'au jour où elle avait été
enfermée chez moi, combien de fois, dans combien de demeures, de
promenades elle avait dû les satisfaire! Les Gomorrhéennes sont à la
fois assez rares et assez nombreuses pour que, dans quelque foule que ce
soit, l'une ne passe pas inaperçue aux yeux de l'autre. Dès lors le
ralliement est facile.
Je me souvins avec horreur d'un soir qui, à l'époque, m'avait
seulement semblé ridicule. Un de mes amis m'avait invité à dîner au
restaurant avec sa maîtresse et un autre de ses amis qui avait aussi
amené la sienne. Elles ne furent pas longues à se comprendre, mais, si
impatientes de se posséder, que, dès le potage, les pieds se
cherchaient, trouvant souvent le mien. Bientôt les jambes
s'entrelacèrent. Mes deux amis ne voyaient rien; j'étais au supplice.
Une des deux femmes, qui n'y pouvait tenir, se mit sous la table, disant
qu'elle avait laissé tomber quelque chose. Puis l'une eut la migraine
et demanda à monter au lavabo. L'autre s'aperçut qu'il était l'heure
d'aller rejoindre une amie au théâtre. Finalement je restai seul avec
mes deux amis qui ne se doutaient de rien. La migraineuse redescendit,
mais demanda à rentrer seule attendre son amant chez lui afin de
prendre un peu d'antipyrine. Elles devinrent très amies, se promenaient
ensemble, l'une habillée en homme et qui levait des petites filles et
les ramenait chez l'autre, les initiait. L'autre avait un petit garçon,
dont elle faisait semblant d'être mécontente, et le faisait corriger
par son amie, qui n'y allait pas de main morte. On peut dire qu'il n'y a
pas de lieu, si public qu'il fût, où elles ne fissent ce qui est le
plus secret.
«Mais Léa a été tout le temps de ce voyage parfaitement convenable
avec moi, me dit Albertine. Elle était même plus réservée que bien
des femmes du monde. » «Est-ce qu'il y a des femmes du monde qui ont
manqué de réserve avec vous, Albertine? » «Jamais. » «Alors
qu'est-ce que vous voulez dire? » «Eh! bien, elle était moins libre
dans ses expressions. » «Exemple? » «Elle n'aurait pas, comme bien des
femmes qu'on reçoit, employé le mot: embêtant, ou le mot: se ficher
du monde. » Il me semblait qu'une partie du roman qui n'avait pas
brûlé encore, tombait enfin en cendres.
Mon découragement aurait duré. Les paroles d'Albertine, quand j'y
songeais, y faisaient succéder une colère folle. Elle tomba devant une
sorte d'attendrissement. Moi aussi, depuis que j'étais rentré et
déclarais vouloir rompre, je mentais aussi. Et cette volonté de
séparation, que je simulais avec persévérance, entraînait peu à peu
pour moi quelque chose de la tristesse que j'aurais éprouvée si
j'avais vraiment voulu quitter Albertine.
D'ailleurs, même en repensant par à coups, par élancements, comme on
dit pour les autres douleurs physiques, à cette vie orgiaque qu'avait
menée Albertine avant de me connaître, j'admirais davantage la
docilité de ma captive et je cessais de lui en vouloir.
Sans doute, jamais, durant notre vie commune, je n'avais cessé de
laisser entendre à Albertine que cette vie ne serait vraisemblablement
que provisoire, de façon qu'Albertine continuât à y trouver quelque
charme. Mais ce soir, j'avais été plus loin, ayant craint que de
vagues menaces de séparation ne fussent plus suffisantes, contredites
qu'elles seraient sans doute, dans l'esprit d'Albertine, par son idée
d'un grand amour jaloux pour elle, qui m'aurait, semblait-elle dire,
fait aller enquêter chez les Verdurin.
Ce soir-là je pensai que, parmi les autres causes qui avaient pu me
décider brusquement, sans même m'en rendre compte qu'au fur et à
mesure, à jouer cette comédie de rupture, il y avait surtout que,
quand, dans une de ces impulsions comme en avait mon père, je menaçais
un être dans sa sécurité, comme je n'avais pas, comme lui, le courage
de réaliser une menace, pour ne pas laisser croire qu'elle n'avait
été que paroles en l'air, j'allais assez loin dans les apparences de
la réalisation et ne me repliais que quand l'adversaire, ayant eu
vraiment l'illusion de ma sincérité, avait tremblé pour tout de bon.
D'ailleurs, dans ces mensonges, nous sentons bien qu'il y a de la
vérité, que, si la vie n'apporte pas de changements à nos amours,
c'est nous-mêmes qui voudrons en apporter ou en feindre, et parler de
séparation, tant nous sentons que tous les amours et toutes choses
évoluent rapidement vers l'adieu. On veut pleurer les larmes qu'il
apportera, bien avant qu'il survienne. Sans doute y avait-il cette fois,
dans la scène que j'avais jouée, une raison d'utilité. J'avais
soudain tenu à garder Albertine parce que je la sentais éparse en
d'autres êtres auxquels je ne pouvais l'empêcher de se joindre. Mais
eût-elle à jamais renoncé à tous pour moi, que j'aurais peut-être
résolu plus fermement encore de ne la quitter jamais, car la
séparation est, par la jalousie, rendue cruelle, mais par la
reconnaissance, impossible. Je sentais en tout cas que je livrais la
grande bataille où je devais vaincre ou succomber. J'aurais offert à
Albertine en une heure tout ce que je possédais, parce que je me
disais: tout dépend de cette bataille, mais ces batailles ressemblent
moins à celles d'autrefois qui duraient quelques heures qu'à une
bataille contemporaine qui n'est finie ni le lendemain, ni le
surlendemain, ni la semaine suivante. On donne toutes ses forces, parce
qu'on croit toujours que ce sont les dernières dont on aura besoin. Et
plus d'une année se passe sans amener la «décision». Peut-être une
inconsciente réminiscence de scènes menteuses faites par M. de
Charlus, auprès duquel j'étais quand la crainte d'être quitté par
Albertine s'était emparée de moi, s'y ajoutait-elle. Mais, plus tard,
j'ai entendu raconter par ma mère ceci, que j'ignorais alors et qui me
donne à croire que j'avais trouvé tous les éléments de cette scène
en moi-même, dans ces réserves obscures de l'hérédité que certaines
émotions, agissant en cela comme, sur l'épargne de nos forces
emmagasinées, les médicaments analogues à l'alcool et au café, nous
rendent disponibles. Quand ma tante Léonie apprenait par Eulalie que
Françoise, sûre que sa maîtresse ne sortirait jamais plus, avait
manigancé en secret quelque sortie que ma tante devait ignorer,
celle-ci, la veille, faisait semblant de décider qu'elle essayerait le
lendemain d'une promenade. À Françoise incrédule elle faisait non
seulement préparer d'avance ses affaires, faire prendre l'air à celles
qui étaient depuis longtemps enfermées, mais même commander la
voiture, régler, à un quart-d'heure près, tous les détails de la
journée. Ce n'était que quand Françoise, convaincue ou du moins
ébranlée, avait été forcée d'avouer à ma tante les projets
qu'elle-même avait formés, que celle-ci renonçait publiquement aux
siens pour ne pas, disait-elle, entraver ceux de Françoise. De même,
pour qu'Albertine ne pût pas croire que j'exagérais et pour la faire
aller le plus loin possible dans l'idée que nous nous quittions, tirant
moi-même les déductions de ce que je venais d'avancer, je m'étais mis
à anticiper le temps qui allait commencer le lendemain et qui durerait
toujours, le temps où nous serions séparés, adressant à Albertine
les mêmes recommandations que si nous n'allions pas nous réconcilier
tout à l'heure. Comme les généraux qui jugent que pour qu'une feinte
réussisse à tromper l'ennemi, il faut la pousser à fond, j'avais
engagé dans celle-ci presque autant de mes forces de sensibilité, que
si elle avait été véritable. Cette scène de séparation fictive
finissait par me faire presque autant de chagrin que si elle avait été
réelle, peut-être parce qu'un des deux acteurs, Albertine, en la
croyant telle, ajoutait pour l'autre à l'illusion. Alors qu'on vivait
au jour le jour, qui, même pénible, restait supportable, retenu dans
le terre-à-terre par le lest de l'habitude et par cette certitude que
le lendemain, dût-il être cruel, contiendrait la présence de l'être
auquel on tient, voici que follement je détruisais toute cette pesante
vie. Je ne la détruisais, il est vrai, que d'une façon fictive, mais
cela suffisait pour me désoler; peut-être parce que les paroles
tristes que l'on prononce, même mensongèrement, portent en elles leur
tristesse et nous l'injectent profondément; peut-être parce qu'on sait
qu'en simulant des adieux, on évoque par anticipation une heure qui
viendra fatalement plus tard; puis l'on n'est pas bien assuré qu'on ne
vient pas de déclencher le mécanisme qui la fera sonner. Dans tout
bluff, il y a, si petite qu'elle soit, une part d'incertitude sur ce que
va faire celui qu'on trompe. Si cette comédie de séparation allait
aboutir à une séparation! On ne peut en envisager la possibilité,
même invraisemblable, sans un serrement de cœur. On est doublement
anxieux, car la séparation se produirait alors au moment où elle
serait insupportable, où on vient d'avoir de la souffrance par la femme
qui vous quitterait avant de vous avoir guéri, au moins apaisé. Enfin,
nous n'avons plus le point d'appui de l'habitude sur laquelle nous nous
reposons, même dans le chagrin. Nous venons volontairement de nous en
priver, nous avons donné à la journée présente une importance
exceptionnelle, nous l'avons détachée des journées contiguës; elle
flotte sans racines comme un jour de départ; notre imagination cessant
d'être paralysée par l'habitude s'est éveillée, nous avons soudain
adjoint à notre amour quotidien des rêveries sentimentales qui le
grandissent énormément, nous rendent indispensable une présence, sur
laquelle, justement, nous ne sommes plus absolument certains de pouvoir
compter. Sans doute, c'est justement afin d'assurer pour l'avenir cette
présence, que nous nous sommes livrés au jeu de pouvoir nous en
passer. Mais ce jeu, nous y avons été pris nous-même, nous avons
recommencé à souffrir parce que nous avons fait quelque chose de
nouveau, d'inaccoutumé et qui se trouve ressembler ainsi à ces cures
qui doivent guérir plus tard le mal dont on souffre, mais dont les
premiers effets sont de l'aggraver.
J'avais les larmes aux yeux, comme ceux qui, seuls dans leur chambre,
imaginent, selon les détours capricieux de leur rêverie, la mort d'un
être qu'ils aiment, se représentent si minutieusement la douleur qu'ils
auraient, qu'ils finissent par l'éprouver. Ainsi en multipliant les
recommandations à Albertine sur la conduite qu'elle aurait à tenir à
mon égard quand nous allions être séparés, il me semblait que
j'avais presque autant de chagrin que si nous n'avions pas dû nous
réconcilier tout à l'heure. Et puis étais-je si sûr de le pouvoir,
de faire revenir Albertine à l'idée de la vie commune, et, si j'y
réussissais pour ce soir, que chez elle, l'état d'esprit que cette
scène avait dissipé, ne renaîtrait pas? Je me sentais, mais ne me
croyais pas maître de l'avenir, parce que je comprenais que cette
sensation venait seulement de ce qu'il n'existait pas encore et qu'ainsi
je n'étais pas accablé de sa nécessité. Enfin, tout en mentant, je
mettais peut-être dans mes paroles plus de vérité que je ne croyais.
Je venais d'avoir un exemple, quand j'avais dit à Albertine que je
l'oublierais vite; c'était ce qui m'était en effet arrivé avec
Gilberte, que je m'abstenais maintenant d'aller voir pour éviter non
pas une souffrance, mais une corvée. Et certes, j'avais souffert en
écrivant à Gilberte que je ne la verrais plus, et je n'allais que de
temps en temps chez elle. Or toutes les heures d'Albertine
m'appartenaient, et en amour, il est plus facile de renoncer à un
sentiment que de perdre une habitude. Mais tant de paroles douloureuses
concernant notre séparation, si la force de les prononcer m'était
donnée parce que je les savais mensongères, en revanche elles étaient
sincères dans la bouche d'Albertine quand je l'entendis crier: «Ah!
c'est promis, je ne vous reverrai jamais. Tout plutôt que de vous voir
pleurer comme cela, mon chéri. Je ne veux pas vous faire de chagrin.
Puisqu'il le faut, on ne se verra plus. » Elles étaient sincères, ce
qu'elles n'eussent pu être de ma part, parce que, aune part, comme
Albertine n'avait pour moi que de l'amitié, le renoncement qu'elles
promettaient lui coûtait moins; parce que d'autre part, dans une
séparation, c'est celui qui n'aime pas d'amour qui dit les choses
tendres, l'amour ne s'exprimant pas directement; parce qu'enfin mes
larmes, qui eussent été si peu de chose dans un grand amour, lui
paraissaient presque extraordinaires et la bouleversaient, transposées
dans le domaine de cette amitié où elle restait, de cette amitié plus
grande que la mienne, à ce qu'elle venait de dire, ce qui n'était
peut-être pas tout à fait inexact, car les mille bontés de l'amour
peuvent finir par éveiller, chez l'être qui l'inspire en ne
l'éprouvant pas, une affection, une reconnaissance, moins égoïstes
que le sentiment qui les a provoquées, et qui, peut-être, après des
années de séparation, quand il ne restera rien de lui chez l'ancien
amant, subsisteront toujours chez l'aimée.
«Ma petite Albertine, répondis-je, vous êtes bien gentille de me le
promettre. Du reste les premières années du moins, j'éviterai les
endroits où vous serez. Vous ne savez pas si vous irez cet été à
Balbec? Parce que dans ce cas-là je m'arrangerais pour ne pas y
aller. » Maintenant, si je continuais à progresser ainsi, devançant
les temps dans mon invention mensongère, ce n'était pas moins pour
faire peur à Albertine, que pour me faire mal à moi-même. Comme un
homme qui n'avait d'abord que des motifs peu importants de se fâcher,
se grise tout fait par les éclats de sa propre voix, et se laisse
emporter par une fureur engendrée non par ses griefs, mais par sa
colère elle-même en voie de croissance, ainsi, je roulais de plus en
plus vite, sur la pente de ma tristesse, vers un désespoir de plus en
plus profond, et avec l'inertie d'un homme qui sent le froid le saisir,
n'essaye pas de lutter et trouve même à frissonner une espèce de
plaisir. Et si j'avais enfin tout à l'heure comme j'y comptais bien la
force de me ressaisir, de réagir et de faire machine en arrière, bien
plus que du chagrin qu'Albertine m'avait fait en accueillant si mal mon
retour, c'était de celui que j'avais éprouvé à imaginer, pour
feindre de les régler, les formalités d'une séparation imaginaire, à
en prévoir les suites, que le baiser d'Albertine, au moment de me dire
bonsoir, aurait aujourd'hui à me consoler. En tous cas ce bonsoir, il
ne fallait pas que ce fût elle qui me le dit d'elle-même, ce qui
m'eût rendu plus difficile le revirement par lequel je lui proposerais
de renoncer à notre séparation. Aussi, je ne cessais de lui rappeler
que l'heure de nous dire ce bonsoir était depuis longtemps venue, ce
qui, en me laissant l'initiative, me permettait de le retarder encore
d'un moment. Et ainsi je semais d'allusions à la nuit déjà si
avancée, à notre fatigue, les questions que je posais à Albertine.
«Je ne sais pas où j'irai, répondit-elle à la dernière, d'un air
préoccupé. Peut-être j'irai en Touraine chez ma tante. » Et ce
premier projet qu'elle ébauchait me glaça comme s'il commençait à
réaliser effectivement notre séparation définitive. Elle regarda la
chambre, le pianola, les fauteuils de satin bleu. «Je ne peux pas me
faire encore à l'idée que je ne verrai plus tout cela ni demain, ni
après demain, ni jamais. Pauvre petite chambre. Il me semble que c'est
impossible; cela ne peut pas m'entrer dans la tête. » «Il le fallait,
vous étiez malheureuse ici. » «Mais non, je n'étais pas malheureuse,
c'est maintenant que je le serai. » Mais non, je vous assure c'est mieux
pour vous. » «Pour vous peut-être! » Je me mis à regarder fixement
dans le vide, comme si, en proie à une grande hésitation, je me
débattais contre une idée qui me fût venue à l'esprit. Enfin tout
d'un coup: «Écoutez, Albertine, vous dites que vous êtes plus
heureuse ici, que vous allez être malheureuse. » «Bien sûr. » «Cela
me bouleverse; voulez-vous que nous essayions de prolonger de quelques
semaines, qui sait, semaine par semaine, on peut peut-être arriver
très loin, vous savez qu'il y a des provisoires qui peuvent finir par
durer toujours. » «Oh! ce que vous seriez gentil! » «Seulement alors
c'est de la folie de nous être fait mal comme cela pour rien pendant
des heures, c'est comme un voyage pour lequel on s'est préparé et puis
qu'on ne fait pas. Je suis moulu de chagrin. » Je l'assis sur mes
genoux, je pris le manuscrit de Bergotte qu'elle désirait tant et
j'écrivis sur la couverture: «À ma petite Albertine, en souvenir d'un
renouvellement de bail. » Maintenant, lui dis-je, allez dormir jusqu'à
demain, ma chérie, car vous devez être brisée. » «Je suis surtout
bien contente. » M'aimez-vous un petit peu? » «Encore cent fois plus
qu'avant. » J'aurais eu tort d'être heureux de la petite comédie,
n'eût-elle pas été jusqu'à cette forme véritable de mise en scène
où je l'avais poussée. N'eussions-nous fait que parler simplement de
séparation que c'eût été déjà grave. Ces conversations que l'on
tient ainsi, on croit le faire non seulement sans sincérité, ce qui
est en effet, mais librement. Or elles sont généralement, à notre
insu, chuchoté malgré nous, le premier murmure d'une tempête que nous
ne soupçonnons pas. En réalité ce que nous exprimons alors c'est le
contraire de notre désir (lequel est de vivre toujours avec celle que
nous aimons) mais c'est aussi cette impossibilité de vivre ensemble qui
fait notre souffrance quotidienne, souffrance préférée par nous à
celle de la séparation et qui finira malgré nous par nous séparer.
D'habitude, pas tout d'un coup cependant. Le plus souvent il arrive--ce
ne fut pas, on le verra, mon cas avec Albertine--que, quelque temps
après les paroles auxquelles on ne croyait pas, on met en action un
essai informe de séparation voulue, non douloureuse, temporaire. On
demande à la femme, pour qu'ensuite elle se plaise mieux avec nous,
pour que nous échappions d'autre part momentanément à des tristesses
et des fatigues continuelles, d'aller faire sans nous, ou de nous
laisser faire sans elle, un voyage de quelques jours, les
premiers--depuis bien longtemps--passés, ce qui nous eût semblé
impossible, sans elle. Très vite elle revient prendre sa place à notre
foyer. Seulement cette séparation, courte, mais réalisée, n'est pas
aussi arbitrairement décidée et aussi certainement la seule que nous
nous figurons. Les mêmes tristesses recommencent, la même difficulté
de vivre ensemble s'accentue, seule la séparation n'est plus quelque
chose d'aussi difficile; on a commencé par en parler, on l'a ensuite
exécutée sous une forme amiable. Mais ce ne sont que des prodromes que
nous n'avons pas reconnus. Bientôt à la séparation momentanée et
souriante succédera la séparation atroce et définitive que nous avons
préparée sans le savoir.
«Venez dans ma chambre dans cinq minutes pour que je puisse vous voir
un peu, mon petit chéri. Vous serez plein de gentillesse. Mais je
m'endormirai vite après, car je suis comme une morte. » Ce fut une
morte en effet que je vis quand j'entrai ensuite dans sa chambre. Elle
s'était endormie, aussitôt couchée, ses draps roulés comme un suaire
autour de son corps avaient pris, avec leurs beaux plis, une rigidité
de pierre On eût dit, comme dans certains Jugements Derniers du
Moyen-Âge, que la tête seule surgissait hors de la tombe, attendant
dans son sommeil la trompette de l'archange. Cette tête avait été
surprise par le sommeil presque renversée, les cheveux hirsutes. Et en
voyant ce corps insignifiant couché là, je me demandais quelle table
de logarithmes il constituait pour que toutes les actions auxquelles il
avait pu être mêlé, depuis un poussement de coude jusqu'à un
frôlement de robe, pussent me causer, étendues à l'infini de tous les
points qu'il avait occupé dans l'espace et dans le temps, et de temps
à autre brusquement revivifiées dans mon souvenir, des angoisses si
douloureuses, et que je savais pourtant déterminées par des
mouvements, des désirs d'elle qui m'eussent été chez une autre, chez
elle-même, cinq ans avant, cinq ans après, si indifférents. Tout cela
était mensonge, mais mensonge pour lequel je n'avais le courage de
chercher d'autre solution que ma mort. Ainsi je restais, dans la pelisse
que je n'avais pas encore retirée depuis mon retour de chez les
Verdurin, devant ce corps tordu, cette figure allégorique de quoi? de
ma mort? de mon amour? Bientôt je commençai à entendre sa respiration
égale. J'allai m'asseoir au bord de son lit pour faire cette cure
calmante de brise et de contemplation. Puis je me retirai tout doucement
pour ne pas la réveiller.
Il était si tard que, dès le matin, je recommandai à Françoise de
marcher bien doucement quand elle aurait à passer devant sa chambre.
Aussi Françoise, persuadée que nous avions passé la nuit dans ce
qu'elle appelait des orgies, recommanda ironiquement aux autres
domestiques de ne pas «éveiller la Princesse». Et c'était une des
choses que je craignais, que Françoise un jour ne pût plus se
contenir, fût insolente avec Albertine et que cela n'amenât des
complications dans notre vie.
