En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en
riant: «Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitée à
goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg;
c'est ainsi qu'il a le bon goût d'appeler sa femme en écrivant à sa
tante.
riant: «Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitée à
goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg;
c'est ainsi qu'il a le bon goût d'appeler sa femme en écrivant à sa
tante.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
demanda d'un air à la fois irrité et finaud
le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont
tellement pêtes. Je sais bien que ce n'est pas comme militaires qu'ils
vous aideraient. Mais on peut tout de même les juger sur la stupidité de
leurs généraux. Un de mes amis a causé récemment avec Botha, vous savez,
le chef boer. Il lui disait: «C'est effrayant une armée comme ça. J'aime,
d'ailleurs, plutôt les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis
qu'un paysan, je les ai rossés dans toutes les batailles. Et à la
dernière, comme je succombais sous un nombre d'ennemis vingt fois
supérieur, tout en me rendant parce que j'y étais obligé, j'ai encore
trouvé le moyen de faire deux mille prisonniers! Ç'a été bien parce que
je n'étais qu'un chef de paysans, mais si jamais ces imbéciles-là
avaient à se mesurer avec une vraie armée européenne, on tremble pour
eux de penser à ce qui arriverait! Du reste, vous n'avez qu'à voir que
leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en
Angleterre. » J'écoutais à peine ces histoires, du genre de celles que M.
de Norpois racontait à mon père; elles ne fournissaient aucun aliment
aux rêveries que j'aimais; et d'ailleurs, eussent-elles possédé ceux
dont elles étaient dépourvues, qu'il les eût fallu d'une qualité bien
excitante pour que ma vie intérieure pût se réveiller durant ces heures
mondaines où j'habitais mon épiderme, mes cheveux bien coiffés, mon
plastron de chemise, c'est-à-dire où je ne pouvais rien éprouver de ce
qui était pour moi dans la vie le plaisir.
--Ah! je ne suis pas de votre avis, dit Mme de Guermantes, qui trouvait
que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Edouard
charmant, si simple, et bien plus fin qu'on ne croit. Et la reine est,
même encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde.
--Mais, madame la duchesse, dit le prince irrité et qui ne s'apercevait
pas qu'il déplaisait, cependant si le prince de Galles avait été un
simple particulier, il n'y a pas un cercle qui ne l'aurait rayé et
personne n'aurait consenti à lui serrer la main. La reine est
ravissante, excessivement douce et bornée. Mais enfin il y a quelque
chose de choquant dans ce couple royal qui est littéralement entretenu
par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes
les dépenses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en échange.
C'est comme le prince de Bulgarie. . .
--C'est notre cousin, dit la duchesse, il a de l'esprit.
--C'est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour cela
que ce soit un brave homme. Non, c'est de nous qu'il faudrait vous
rapprocher, c'est le plus grand désir de l'empereur, mais il veut que ça
vienne du coeur; il dit: ce que je veux c'est une poignée de mains, ce
n'est pas un coup de chapeau! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait
plus pratique que le rapprochement anglo-français que prêche M. de
Norpois.
--Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour ne
pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de
Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main,
pensant qu'il avait sans doute raconté cette histoire à Mme de
Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que méchamment,
puisque, malgré son amitié avec mon père, il n'avait pas hésité à me
rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eut fait un homme du monde. Il
aurait dit qu'il détestait M. de Norpois et le lui avait fait sentir; il
l'aurait dit pour avoir l'air d'être la cause volontaire des médisances
de l'ambassadeur, qui n'eussent plus été que des représailles
mensongères et intéressées. Je dis, au contraire, qu'à mon grand regret,
je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. «Vous vous trompez bien,
me répondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez
demander à Basin, si on me fait la réputation d'être trop aimable, lui
ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler
Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a dernièrement
voulu vous faire donner au ministère une situation charmante. Comme il a
su que vous étiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a eu la
délicatesse de ne pas même parler de sa bonne intention à votre père
qu'il apprécie infiniment. » M. de Norpois était bien la dernière
personne de qui j'eusse attendu un bon office. La vérité est qu'étant
moqueur et même assez malveillant, ceux qui s'étaient laissé prendre
comme moi à ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un
chêne, aux sons de voix facilement apitoyés qui sortaient de sa bouche
un peu trop harmonieuse, croyaient à une véritable perfidie quand ils
apprenaient une médisance à leur égard venant d'un homme qui avait
semblé mettre son coeur dans ses paroles. Ces médisances étaient assez
fréquentes chez lui. Mais cela ne l'empêchait pas d'avoir des
sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir à se montrer
serviable pour eux. «Cela ne m'étonne du reste pas qu'il vous apprécie,
me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends très bien,
ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion à un projet de
mariage que j'ignorais, que ma tante, qui ne l'amuse pas déjà beaucoup
comme vieille maîtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle épouse.
D'autant plus que je crois que, même maîtresse, elle ne l'est plus
depuis longtemps, elle est plus confite en dévotion. Booz-Norpois peut
dire comme dans les vers de Victor Hugo: «Voilà longtemps que celle avec
qui j'ai dormi, ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre! » Vraiment,
ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde, qui ont tapé toute
leur vie contre l'Académie et qui, sur le tard, fondent leur petite
académie à eux; ou bien les défroqués qui se refabriquent une religion
personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller.
Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air rêveur, c'est peut-être en
prévision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les deuils qu'on
ne peut pas porter. »
--Ah! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre
cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le général de Saint-Joseph.
--Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, très
attaché aux questions de naissance et d'étiquette, dit la princesse de
Parme. J'ai été passer deux jours chez lui à la campagne pendant que
malheureusement la princesse était malade. J'étais accompagnée de Petite
(c'était un surnom qu'on donnait à Mme d'Hunolstein parce qu'elle était
énorme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a offert le
bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montés au
premier jusqu'à l'entrée des salons et alors là, en s'écartant pour me
laisser passer, il a dit: «Ah! bonjour, madame d'Hunolstein» (il ne
l'appelle jamais que comme cela, depuis sa séparation), en feignant
d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas à
venir la saluer en bas.
--Cela ne m'étonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous dire, dit le
duc qui se croyait extrêmement moderne, contempteur plus que quiconque
de la naissance, et même républicain, que je n'ai pas beaucoup d'idées
communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons
à peu près sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois
dire que si ma tante épousait Norpois, pour une fois je serais de l'avis
de Gilbert. Être la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage,
ce serait, comme on dit, à faire rire les poules, que voulez-vous que je
vous dise? Ces derniers mots, que le duc prononçait généralement au
milieu d'une phrase, étaient là tout à fait inutiles. Mais il avait un
besoin perpétuel de les dire, qui les lui faisait rejeter à la fin d'une
période s'ils n'avaient pas trouvé de place ailleurs. C'était pour lui,
entre autre choses, comme une question de métrique. «Notez, ajouta-t-il,
que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne
souche. »
--Écoutez, Basin ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert pour
parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la «bonté» d'une
naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme
pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son ancienneté. Mais
moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait à ne
pas démentir en causant l'esprit des Guermantes et méprisait le rang
dans ses paroles quitte à l'honorer par ses actions. «Mais est-ce que
vous n'êtes même pas un peu cousins? demanda le général de Saint-Joseph.
Il me semble que Norpois avait épousé une La Rochefoucauld. »
--Pas du tout de cette manière-là, elle était de la branche des ducs de
La Rochefoucauld, ma grand'mère est des ducs de Doudeauville. C'est la
propre grand'mère d'Édouard Coco, l'homme le plus sage de la famille,
répondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu
superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas réunis depuis Louis
XIV; ce serait un peu éloigné.
--Tiens, c'est intéressant, je ne le savais pas, dit le général.
--D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mère était, je crois, la soeur
du duc de Montmorency et avait épousé d'abord un La Tour d'Auvergne.
Mais comme ces Montmorency sont à peine Montmorency, et que ces La Tour
d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que
cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus
important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en
ligne directe. . .
Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n'avais
jamais repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de
l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en
épousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de
Combray, ses armes écartelaient celles de Guermantes au bas d'un vitrail
de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grès noirâtre pendant qu'une
modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je
l'entendais jadis, si différent de celui où il signifiait les hôtes
aimables chez qui je dînais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes
était pour moi un nom collectif, ce n'était pas que dans l'histoire, par
l'addition de toutes les femmes qui l'avaient porté, mais aussi au long
de ma courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de
Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune
disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les
mots ne changent pas tant de signification pendant des siècles que pour
nous les noms dans l'espace de quelques années. Notre mémoire et notre
coeur ne sont pas assez grands pour pouvoir être fidèles. Nous n'avons
pas assez de place, dans notre pensée actuelle, pour garder les morts à
côté des vivants. Nous sommes obligés de construire sur ce qui a précédé
et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle
que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile
d'expliquer tout cela, et même, un peu auparavant, j'avais implicitement
menti en ne répondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit: «Vous ne
connaissez pas notre patelin? » Peut-être savait-il même que je le
connaissais, et ne fut-ce que par bonne éducation qu'il n'insista pas.
Mme de Guermantes me tira de ma rêverie. «Moi, je trouve tout cela
assommant. Écoutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez moi.
J'espère que vous allez vite revenir dîner pour une compensation, sans
généalogies cette fois», me dit à mi-voix la duchesse incapable de
comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et
d'avoir l'humilité de ne me plaire que comme un herbier, plein de
plantes démodées.
Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au
contraire, ce qui, sur la fin--car le duc et le général ne cessèrent
plus de parler généalogies--sauvait ma soirée d'une déception complète.
Comment n'en eusse-je pas éprouvé une jusqu'ici? Chacun des convives du
dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l'avais seulement
connu et rêvé à distance, d'un corps et d'une intelligence pareils ou
inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m'avait
donné l'impression de plate vulgarité que peut donner l'entrée dans le
port danois d'Elseneur à tout lecteur enfiévré d'Hamlet. Sans doute ces
régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et
des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure,
formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n'y subsistaient
que comme la cause dans l'effet, c'est-à-dire peut-être possibles à
dégager pour l'intelligence, mais nullement sensibles à l'imagination.
Et ces préjugés d'autrefois rendirent tout à coup aux amis de M. et Mme
de Guermantes leur poésie perdue. Certes, les notions possédées par les
nobles et qui font d'eux les lettrés, les étymologistes de la langue,
non des mots mais des noms (et encore seulement relativement à la
moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, à médiocrité égale, un
dévot sera plus capable de vous répondre sur la liturgie qu'un libre
penseur, en revanche un archéologue anticlérical pourra souvent en
remontrer à son curé sur tout ce qui concerne même l'église de
celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai,
c'est-à-dire dans l'esprit, n'avaient même pas pour ces grands seigneurs
le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-être
mieux que moi que la duchesse de Guise était princesse de Clèves,
d'Orléans et de Porcien, etc. , mais ils avaient connu, avant même tous
ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dès lors, ce nom leur
reflétait. J'avais commencé par la fée, dût-elle bientôt périr; eux par
la femme.
Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître des jalousies si la
soeur cadette se marie avant l'aînée. Tel le monde aristocratique, des
Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur
nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d'un
enfantillage que j'avais connu d'abord (c'était pour moi son seul
charme) dans les livres. Tallemant des Réaux n'a-t-il pas l'air de
parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une
évidente satisfaction que M. de Guéméné criait à son frère: «Tu peux
entrer ici, ce n'est pas le Louvre! » et disait du chevalier de Rohan
(parce qu'il était fils naturel du duc de Clermont): «Lui, du moins, il
est prince! » La seule chose qui me fît de la peine dans cette
conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le
charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce
salon aussi bien qu'auprès des camarades de Saint-Loup. Décidément
c'était une épidémie, qui ne durerait peut-être que deux ans, mais qui
s'étendait à tous. On reprit les mêmes faux récits, on en ajouta
d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-même, en ayant
l'air de défendre son neveu, fournissait des armes pour l'attaquer.
«Vous avez tort de le défendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait
Saint-Loup. Tenez, laissons même l'opinion de nos parents, qui est
unanime, parlez de lui à ses domestiques, qui sont au fond les gens qui
nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donné son petit nègre
à son neveu. Le nègre est revenu en pleurant: «Grand-duc battu moi, moi
pas canaille, grand-duc méchant, c'est épatant. » Et je peux en parler
sciemment, c'est un cousin à Oriane. » Je ne peux, du reste, pas dire
combien de fois pendant cette soirée j'entendis les mots de cousin et
cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu'on
prononçait, s'écriait: «Mais c'est un cousin d'Oriane! » avec la même
joie qu'un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches,
disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d'un
chiffre fort petit de kilomètres: «Belvédère Casimir-Perier» et «Croix
du Grand-Veneur», et comprend par là qu'il est dans le bon chemin.
D'autre part, ces mots cousin et cousine étaient employés dans une
intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de
Turquie, laquelle était venue après le dîner. Dévorée d'ambition
mondaine et douée d'une réelle intelligence assimilatrice, elle
apprenait avec la même facilité l'histoire de la retraite des Dix mille
ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait été impossible de
la prendre en faute sur les plus récents travaux allemands, qu'ils
traitassent d'économie politique, des vésanies, des diverses formes de
l'onanisme, ou de la philosophie d'Épicure. C'était du reste une femme
dangereuse à écouter, car, perpétuellement dans l'erreur, elle vous
désignait comme des femmes ultra-légères d'irréprochables vertus, vous
mettait en garde contre un monsieur animé des intentions les plus pures,
et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non à
cause de leur sérieux, mais de leur invraisemblance.
Elle était, à cette époque, peu reçue. Elle fréquentait quelques
semaines des femmes tout à fait brillantes comme la duchesse de
Guermantes, mais, en général, en était restée, par force, pour les
familles très nobles, à des rameaux obscurs que les Guermantes ne
fréquentaient plus. Elle espérait avoir l'air tout à fait du monde en
citant les plus grands noms de gens peu reçus qui étaient ses amis.
Aussitôt M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui dînaient
souvent chez lui, frémissait joyeusement de se retrouver en pays de
connaissance et poussait un cri de ralliement: «Mais c'est un cousin
d'Oriane! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mère
était Mlle d'Uzès. » L'ambassadrice était obligée d'avouer que son
exemple était tiré d'animaux plus petits. Elle tâchait de rattacher ses
amis à ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais: «Je
sais très bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-là, ce sont
des cousins. » Mais cette phrase de reflux jetée par la pauvre
ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, désappointé: «Ah!
alors, je ne vois pas qui vous voulez dire. » L'ambassadrice ne
répliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que «les cousins» de
ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'étaient même pas
parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'était un flux nouveau
de «Mais c'est une cousine d'Oriane», mots qui semblaient avoir pour M.
de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la même utilité que
certaines épithètes commodes aux poètes latins, parce qu'elles leur
fournissaient pour leurs hexamètres un dactyle ou un spondée. Du moins
l'explosion de «Mais c'est une cousine d'Oriane» me parut-elle toute
naturelle appliquée à la princesse de Guermantes, laquelle était en
effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas
l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: «Elle est stupide.
Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une réputation usurpée. Du
reste, ajouta-t-elle d'un air à la fois réfléchi, répulsif et décidé,
elle m'est fortement antipathique. » Mais souvent le cousinage s'étendait
beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire «ma
tante» à des personnes avec qui on ne lui eût pas trouvé un ancêtre
commun sans remonter au moins jusqu'à Louis XV, tout aussi bien que,
chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire
épousait quelque prince dont le trisaïeul avait épousé, comme celui de
Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Américaine
était de pouvoir, dès une première visite à l'hôtel de Guermantes, où
elle était d'ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien
épluchée, dire «ma tante» à Mme de Guermantes, qui la laissait faire
avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'était la
«naissance» pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil; dans les
conversations qu'ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir
poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme
eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de
marées, réalités trop peu détachées d'eux-mêmes pour qu'ils puissent y
goûter la beauté que personnellement je me chargeais d'en extraire.
Parfois, plus que d'une race, c'était d'un fait particulier, d'une date,
que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que
la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand'mère Lucinge, je
crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner
dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le coeur de Mme de
Praslin et du duc de Berri; d'autres étaient plus voluptueuses, les fins
et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran.
Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient été leurs ancêtres, M. de
Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa
conversation un bel air d'ancienne demeure dépourvue de chefs-d'oeuvre
véritables, mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et
majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant
demandé pourquoi le prince X. . . avait dit, en parlant du duc d'Aumale,
«mon oncle», M. de Guermantes répondit: «Parce que le frère de sa mère,
le duc de Wurtemberg, avait épousé une fille de Louis-Philippe. » Alors
je contemplai toute une châsse, pareille à celles que peignaient
Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment où la princesse,
aux fêtes des noces de son frère le duc d'Orléans, apparaissait habillée
d'une simple robe de jardin pour témoigner de sa mauvaise humeur d'avoir
vu repousser ses ambassadeurs qui étaient allés demander pour elle la
main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier où elle vient d'accoucher
d'un garçon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel
je venais de dîner), dans ce château de Fantaisie, un de ces lieux aussi
aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au delà d'une
génération, voient se rattacher à eux plus d'une personnalité
historique. Dans celui-là notamment vivent côte à côte les souvenirs de
la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la
soeur du duc d'Orléans) à qui on disait que le nom du château de son
époux plaisait, du roi de Bavière, et enfin du prince X. . . , dont il
était précisément l'adresse à laquelle il venait de demander au duc de
Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que
pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre
«fantaisiste» délicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment
il était parent de Mme d'Arpajon, était obligé, si loin et si
simplement, de remonter, par la chaîne et les mains unies de trois ou de
cinq aïeules, à Marie-Louise ou à Colbert, c'était encore la même chose
dans tous ces cas: un grand événement historique n'apparaissait au
passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d'une propriété,
dans les prénoms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la
petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie considérés non plus comme
roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que
grands-parents, ils laissèrent un héritage. (On voit, pour d'autres
raisons, dans un dictionnaire de l'oeuvre de Balzac où les personnages
les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la _Comédie
humaine_, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac et la
tenir seulement parce qu'il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne. )
Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares
fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque
d'envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que
l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.
Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en
s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant
entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces oeuvres
d'art achevées où il n'y a pas une seule touche qui soit isolée, où
chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d'être comme elle
leur impose la sienne.
Le nom de M. de Luxembourg étant revenu sur le tapis, l'ambassadrice de
Turquie raconta que le grand-père de la jeune femme (celui qui avait
cette immense fortune venue des farines et des pâtes) ayant invité M. de
Luxembourg à déjeuner, celui-ci avait refusé en faisant mettre sur
l'enveloppe: «M. de ***, meunier», à quoi le grand-père avait répondu:
«Je suis d'autant plus désolé que vous n'ayez pas pu venir, mon cher
ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimité, car nous étions dans
l'intimité, nous étions en petit comité et il n'y aurait eu au repas que
le meunier, son fils et vous. » Cette histoire était non seulement
odieuse pour moi, qui savais l'impossibilité morale que mon cher M. de
Nassau écrivît au grand-père de sa femme (duquel du reste il savait
devoir hériter) en le qualifiant de «meunier»; mais encore la stupidité
éclatait dès les premiers mots, l'appellation de meunier étant trop
évidemment placée pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais
il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la
malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'était envoyé et que le
grand-père, dont tout le monde déclara aussitôt de confiance que c'était
un homme remarquable, avait montré plus d'esprit que son petit-gendre.
Le duc de Châtellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter
celle que j'avais entendue au café: «Tout le monde se couchait», mais
dès les premiers mots et quand il eut dit la prétention de M. de
Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levât, la duchesse
l'arrêta et protesta: «Non, il est bien ridicule, mais tout de même pas
à ce point. » J'étais intimement persuadé que toutes les histoires
relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que,
chaque fois que je me trouverais en présence d'un des acteurs ou des
témoins, j'entendrais le même démenti. Je me demandai cependant si celui
de Mme de Guermantes était dû au souci de la vérité ou à l'amour-propre.
En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en
riant: «Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitée à
goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg;
c'est ainsi qu'il a le bon goût d'appeler sa femme en écrivant à sa
tante. Je lui ai répondu mes regrets et j'ai ajouté: «Quant à «la
grande-duchesse de Luxembourg», entre guillemets, dis-lui que si elle
vient me voir je suis chez moi après 5 heures tous les jeudis. » J'ai
même eu une seconde avanie. Étant à Luxembourg je lui ai téléphoné de
venir me parler à l'appareil. Son Altesse allait déjeuner, venait de
déjeuner, deux heures se passèrent sans résultat et j'ai usé alors d'un
autre moyen: «Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler? »
Piqué au vif, il accourut à la minute même. » Tout le monde rit du récit
de la duchesse et d'autres analogues, c'est-à-dire, j'en suis convaincu,
de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin,
tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai
jamais rencontré. La suite montrera que c'était moi qui avais raison. Je
dois reconnaître qu'au milieu de toutes ses «rosseries», Mme de
Guermantes eut pourtant une phrase gentille. «Il n'a pas toujours été
comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'être, comme dans les
livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'était pas bête, et même,
dans les premiers temps de ses fiançailles, il en parlait d'une façon
assez sympathique comme d'un bonheur inespéré: «C'est un vrai conte de
fées, il faudra que je fasse mon entrée au Luxembourg dans un carrosse
de féerie», disait-il à son oncle d'Ornessan qui lui répondit, car, vous
savez, c'est pas grand le Luxembourg: «Un carrosse de féerie, je crains
que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutôt la voiture aux
chèvres. » Non seulement cela ne fâcha pas Nassau, mais il fut le premier
à nous raconter le mot et à en rire. »
«Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa mère est Montjeu. Il
va bien mal, le pauvre Ornessan. » Ce nom eut la vertu d'interrompre les
fades méchancetés qui se seraient déroulées à l'infini. En effet M. de
Guermantes expliqua que l'arrière-grand'mère de M. d'Ornessan était la
soeur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoléon de Lorraine, et par
conséquent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna aux
généalogies, cependant que l'imbécile ambassadrice de Turquie me
soufflait à l'oreille: «Vous avez l'air d'être très bien dans les
papiers du duc de Guermantes, prenez garde», et comme je demandais
l'explication: «Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c'est un
homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son
fils. » Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et
exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais
l'erreur, la contre-vérité naïvement crue étaient pour l'ambassadrice
comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. «Son frère
Mémé, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne la saluait pas),
foncièrement antipathique, a un vrai chagrin des moeurs du duc. De même
leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voilà une sainte femme, le vrai
type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu
même, mais la réserve. Elle dit encore: «Monsieur» à l'ambassadeur
Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parenthèses, a laissé
un excellent souvenir en Turquie. »
Je ne répondis même pas à l'ambassadrice afin d'entendre les
généalogies. Elles n'étaient pas toutes importantes. Il arriva même, au
cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que m'apprit
M. de Guermantes, était une mésalliance, mais non sans charme, car,
unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc
de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle
donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprévu d'une grâce
exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis
XIV, un Norpois avait épousé la fille du duc de Mortemart, dont le titre
illustre frappait, dans le lointain de cette époque, le nom que je
trouvais terne et pouvais croire récent de Norpois, y ciselait
profondément la beauté d'une médaille. Et dans ces cas-là d'ailleurs, ce
n'était pas seulement le nom moins connu qui bénéficiait du
rapprochement: l'autre, devenu banal à force d'éclat, me frappait
davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les
portraits d'un éblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un
portrait tout en noir. La mobilité nouvelle dont me semblaient doués
tous ces noms, venant se placer à côté d'autres dont je les aurais crus
si loin, ne tenait pas seulement à mon ignorance; ces chassés-croisés
qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectués moins
aisément dans ces époques où un titre, étant toujours attaché à une
terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par
exemple, dans la belle construction féodale qu'est le titre de duc de
Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais découvrir successivement,
blottis comme dans la demeure hospitalière d'un Bernard-l'ermite, un
Guise, un prince de Savoie, un Orléans, un Luynes. Parfois plusieurs
restaient en compétition pour une même coquille; pour la principauté
d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour le
duché de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique;
tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de
duc de Reggio. Quelquefois c'était le contraire, la coquille était
depuis si longtemps inhabitée par les propriétaires morts depuis
longtemps, que je ne m'étais jamais avisé que tel nom de château eût pu
être, à une époque en somme très peu reculée, un nom de famille. Aussi,
comme M. de Guermantes répondait à une question de M. de Beauserfeuil:
«Non, ma cousine était une royaliste enragée, c'était la fille du
marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des
Chouans», à voir ce nom de Féterne, qui depuis mon séjour à Balbec était
pour moi un nom de château, devenir ce que je n'avais jamais songé qu'il
eût pu être, un nom de famille, j'eus le même étonnement que dans une
féerie où des tourelles et un perron s'animent et deviennent des
personnes. Dans cette acception-là, on peut dire que l'histoire, même
simplement généalogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans
la société parisienne des hommes qui y jouèrent un rôle aussi
considérable, qui y furent plus recherchés par leur élégance ou par leur
esprit, et eux-mêmes d'une aussi haute naissance que le duc de
Guermantes ou le duc de La Trémoille. Ils sont aujourd'hui tombés dans
l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom,
qu'on n'entend plus jamais, résonne comme un nom inconnu; tout au plus
un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas à découvrir le nom
d'hommes, survit-il en quelque château, quelque village lointain. Un
jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s'arrêtera dans
le petit village de Charlus pour visiter son église, s'il n'est pas
assez studieux ou se trouve trop pressé pour en examiner les pierres
tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui allait
de pair avec les plus grands. Cette réflexion me rappela qu'il fallait
partir et que, tandis que j'écoutais M. de Guermantes parler
généalogies, l'heure approchait où j'avais rendez-vous avec son frère.
Qui sait, continuais-je à penser, si un jour Guermantes lui-même
paraîtra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux archéologues arrêtés
par hasard à Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais
auront la patience d'écouter les discours du successeur de Théodore ou
de lire le guide du curé. Mais tant qu'un grand nom n'est pas éteint, il
maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent; et c'est sans doute,
pour une part, l'intérêt qu'offrait à mes yeux l'illustration de ces
familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant
degré par degré jusque bien au delà du XIVe siècle, retrouver des
Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus,
du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une
nuit impénétrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et
où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d'un
nom, l'origine et la persistance de certaines caractéristiques
nerveuses, de certains vices, des désordres de tels ou tels Guermantes.
Presque pathologiquement pareils à ceux d'aujourd'hui, ils excitent de
siècle en siècle l'intérêt alarmé de leurs correspondants, qu'ils soient
antérieurs à la princesse Palatine et à Mme de Motteville, ou
postérieurs au prince de Ligne.
D'ailleurs, ma curiosité historique était faible en comparaison du
plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les
invités de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le prince
d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence
ou d'intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien
qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au
seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchanté des
noms. Le prince d'Agrigente lui-même, dès que j'eus entendu que sa mère
était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d'un
compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient
de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux
n'étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante.
Chaque nom déplacé par l'attirance d'un autre avec lequel je ne lui
avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu'il
occupait dans mon cerveau, où l'habitude l'avait terni, et, allant
rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux
des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom
même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d'autant
plus ardemment rallumés, auxquels j'apprenais seulement qu'il était
attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à
l'extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvais-je la voir
s'épanouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre princesse, comme
le père d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces,
différentes en cela de celles des convives, n'étaient empâtées pour moi
d'aucun résidu d'expérience matérielle et de médiocrité mondaine, elles
restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogènes à
ces noms, qui, à intervalles réguliers, chacun d'une couleur différente,
se détachaient de l'arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient
d'aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides,
alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de Jessé
les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l'un et l'autre côté de l'arbre
de verre.
A plusieurs reprises déjà j'avais voulu me retirer et, plus que pour
toute autre raison, à cause de l'insignifiance que ma présence imposait
à cette réunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps
imaginées si belles, et qui sans doute l'eût été si elle n'avait pas eu
de témoin gênant. Du moins mon départ allait permettre aux invités, une
fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité
secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration
desquels ils s'étaient réunis, car ce n'était pas évidemment pour
parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la même façon
que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans
doute parce que j'étais là, et j'avais des remords, en voyant toutes ces
jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans
le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg
Saint-Germain. Mais ce départ que je voulais à tout instant effectuer,
M. et Mme de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice jusqu'à le
reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames
qui étaient venues, empressées, ravies, parées, constellées de
pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'à une fête qui ne
différait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que
dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent à Balbec dans une ville
qui diffère de ce que nos yeux ont coutume de voir--plusieurs de ces
dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l'être,
mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée
qu'elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où je n'étais
pas là, il ne se passait pas autre chose.
Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces
personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des
bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que
celui-ci? pareils si j'avais été absent? J'en eus un instant le soupçon,
mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de
l'écarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il resté du nom
de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray?
Au reste ces filles fleurs étaient, à un degré étrange, faciles à être
contentées par une autre personne, ou désireuses de la contenter, car
plus d'une, à laquelle je n'avais tenu pendant toute la soirée que deux
ou trois propos dont la stupidité m'avait fait rougir, tint, avant de
quitter le salon, à venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux
caressants, tout en redressant la guirlande d'orchidées qui contournait
sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu à me connaître, et me
parler--allusion voilée à une invitation à dîner--de son désir
«d'arranger quelque chose», après qu'elle aurait «pris jour» avec Mme de
Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de
Parme. La présence de celle-ci--on ne doit pas s'en aller avant une
Altesse--était une des deux raisons, non devinées par moi, pour
lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance à ce que je restasse.
Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. Toutes les
dames ayant fait une génuflexion devant la princesse, qui les releva,
reçurent d'elle dans un baiser, et comme une bénédiction qu'elles
eussent demandée à genou, la permission de demander son manteau et ses
gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une récitation criée
de grands noms de l'Histoire de France. La princesse de Parme avait
défendu à Mme de Guermantes de descendre l'accompagner jusqu'au
vestibule de peur qu'elle ne prît froid, et le duc avait ajouté:
«Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a
dit le docteur. »
«Je crois que la princesse de Parme a été _très contente_ de dîner avec
vous. » Je connaissais la formule. Le duc avait traversé tout le salon
pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et pénétré, comme
s'il me remettait un diplôme ou m'offrait des petits fours. Et je sentis
au plaisir qu'il paraissait éprouver à ce moment-là, et qui donnait une
expression momentanément si douce à son visage, que le genre de soins
que cela représentait pour lui était de ceux dont il s'acquitterait
jusqu'à la fin extrême de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et
aisées que, même gâteux, on conserve encore.
Au moment où j'allais partir, la dame d'honneur de la princesse rentra
dans le salon, ayant oublié d'emporter de merveilleux oeillets, venus de
Guermantes, que la duchesse avait donnés à Mme de Parme. La dame
d'honneur était assez rouge, on sentait qu'elle avait été bousculée, car
la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son
impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci
courait-elle vite en emportant les oeillets, mais, pour garder son air à
l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi: «La princesse trouve
que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir
les oeillets tout de même. Dame! je ne suis pas un petit oiseau, je ne
peux pas être à plusieurs endroits à la fois. »
Hélas! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n'était pas la
seule. Je ne pus pas partir immédiatement, car il y en avait une autre:
c'était que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les
Guermantes, opulents ou à demi ruinés, excellaient à faire jouir leurs
amis, n'était pas qu'un luxe matériel et comme je l'avais expérimenté
souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles
charmantes, d'actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée
par une véritable richesse intérieure. Mais comme celle-ci, dans
l'oisiveté mondaine, reste sans emploi, elle s'épanchait parfois,
cherchait un dérivatif en une sorte d'effusion fugitive, d'autant plus
anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire
croire à de l'affection. Elle l'éprouvait d'ailleurs au moment où elle
la laissait déborder, car elle trouvait alors, dans la société de l'ami
ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement
sensuelle, analogue à celle que la musique donne à certaines personnes;
il lui arrivait de détacher une fleur de son corsage, un médaillon et de
les donner à quelqu'un avec qui elle eût souhaité de faire durer la
soirée, tout en sentant avec mélancolie qu'un tel prolongement n'aurait
pu mener à autre chose qu'à de vaines causeries où rien n'aurait passé
du plaisir nerveux de l'émotion passagère, semblables aux premières
chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude et
de tristesse. Quant à l'ami, il ne fallait pas qu'il fût trop dupe des
promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il eût jamais entendue, proférées
par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la
douceur d'un moment, font de lui, avec une délicatesse, une noblesse
ignorées des créatures normales, un chef-d'oeuvre attendrissant de grâce
et de bonté, et n'ont plus rien à donner d'elles-mêmes après qu'un autre
moment est venu. Leur affection ne survit pas à l'exaltation qui la
dicte; et la finesse d'esprit qui les avait amenées alors à deviner
toutes les choses que vous désiriez entendre et à vous les dire, leur
permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos
ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles
seront en train de goûter un de ces «moments musicaux» qui sont si
brefs.
Dans le vestibule où je demandai à un valet de pied mes snow-boots, que
j'avais pris par précaution contre la neige, dont il était tombé
quelques flocons vite changés en boue, ne me rendant pas compte que
c'était peu élégant, j'éprouvai, du sourire dédaigneux de tous, une
honte qui atteignit son plus haut degré quand je vis que Mme de Parme
n'était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs américains. La
princesse revint vers moi. «Oh! quelle bonne idée, s'écria-t-elle,
comme c'est pratique! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que
nous achetions cela», dit-elle à sa dame d'honneur, tandis que l'ironie
des valets se changeait en respect et que les invités s'empressaient
autour de moi pour s'enquérir où j'avais pu trouver ces merveilles.
«Grâce à cela, vous n'aurez rien à craindre, même s'il reneige et si
vous allez loin; il n'y a plus de saison», me dit la princesse.
--Oh! à ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer,
interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.
--Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse de
Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d'honneur.
--Je peux l'affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger,
c'est matériellement impossible.
--Mais pourquoi?
--Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela: on a jeté
du sel! La naïve dame ne s'aperçut pas de la colère de la princesse et
de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit
avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de
l'amiral Jurien de la Gravière: «D'ailleurs qu'importe? Monsieur doit
avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. »
Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en
prenant mon pardessus: «Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne
souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le
plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l'affectation de
simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.
Une exaltation n'aboutissant qu'à la mélancolie, parce qu'elle était
artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de
Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans
la voiture qui allait me conduire à l'hôtel de M. de Charlus. Nous
pouvons à notre choix nous livrer à l'une ou l'autre de deux forces,
l'une s'élève de nous-même, émane de nos impressions profondes; l'autre
nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une
joie, celle que dégage la vie des créateurs. L'autre courant, celui qui
essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agitées des
personnes extérieures, n'est pas accompagné de plaisir; mais nous
pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice
qu'elle tourne vite à l'ennui, à la tristesse, d'où le visage morne de
tant de mondains, et chez eux tant d'états nerveux qui peuvent aller
jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus,
j'étais en proie à cette seconde sorte d'exaltation, bien différente de
celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle
que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois à Combray, dans la
carriole du Dr Percepied, d'où j'avais vu se peindre sur le couchant les
clochers de Martinville; un jour, à Balbec, dans la calèche de Mme de
Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que m'offrait une
allée d'arbres. Mais dans cette troisième voiture, ce que j'avais devant
les yeux de l'esprit, c'étaient ces conversations qui m'avaient paru si
ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du
prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le général Botha et l'armée
anglaise. Je venais de les glisser dans le stéréoscope intérieur à
travers lequel, dès que nous ne sommes plus nous-même, dès que, doués
d'une âme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des
autres, nous donnons du relief à ce qu'ils ont dit, à ce qu'ils ont
fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon
de café qui l'a servi, je m'émerveillais de mon bonheur, non ressenti
par moi, il est vrai, au moment même, d'avoir dîné avec quelqu'un qui
connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur lui des anecdotes,
ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand du
prince, l'histoire du général Botha, je riais tout haut, comme si ce
rire, pareil à certains applaudissements qui augmentent l'admiration
intérieure, était nécessaire à ce récit pour en corroborer le comique.
Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de
Guermantes qui m'avaient paru bêtes (par exemple, sur Frans Hals qu'il
aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur
extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle
n'était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour
être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus,
parce qu'elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons,
à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l'utilité et de
l'agrément, choses dont nous l'aurions crue à jamais dénuée, il n'y a
pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain
qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de
Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un
tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut
précieuse dans la suite.
De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut
l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un
homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce
littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces
premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter,
comme la nature, de donner à penser. Des «pensées», il en exprimait
alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc
prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités
de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château,
suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il
avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: «Votre nom, mon cher,
mais pas de pensée! » Or, c'étaient ces «pensées» de Victor Hugo (presque
aussi absentes de _la Légende des Siècles_ que les «airs», les
«mélodies» dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes
aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient
touchantes, et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore la
profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des
mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait
inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par
exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut
d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de
la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite
l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une
part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais
justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance
attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours
de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle
force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être
enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de
quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où
étaient reliés les _Orientales_ et les _Chants du Crépuscule_. Je maudis
le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon
exemplaire des _Feuilles d'Automne_, et je l'envoyai sans perdre un
instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre,
et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant
dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités
Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la
duchesse ressemblaient à ces connaissances qu'on puise dans une
bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une
intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous
offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une
magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la
préface de Balzac à _la Chartreuse_ ou des lettres inédites de Joubert,
tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont
nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment répondre à
ce qu'attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper
d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutôt que
par ce qu'il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à
peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation s'orne
de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles étaient
habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent
ignore profondément. A supposer que l'aristocrate le plus modéré par ses
aspirations ait fini par rattraper l'époque où il vit, sa mère, ses
oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son
enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd'hui.
Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes
n'eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les
manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un
enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu'il y a une cérémonie
particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont
Bloch eût cru sans doute que l'usage était réservé aux enterrements, à
cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus
d'obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore
enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que
Saint-Loup avait vendu son précieux «Arbre généalogique», d'anciens
portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par
un sentiment où l'amour ardent de l'art jouait peut-être un moindre rôle
et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs
merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de
leur conversation, qui eût été pour lui--car l'affamé n'a pas besoin
d'un autre affamé--un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui
chaque jour s'oublient davantage: des cravates à la Saint-Joseph, des
enfants voués au bleu, etc. , et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui
se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que
ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres écrivains, un
écrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que
les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter
telles quelles dans son oeuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui
dont il se console en se disant: «C'est joli parce que c'est vrai, cela
se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez
Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. A
cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son
hilarité devant les mots «vatique», «cosmique», «pythique»,
«suréminent», qu'employait Saint-Loup,--de même que devant ses meubles
de chez Bing.
Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j'avais pu ressentir
devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que
j'avais entendues chez Mme de Guermantes m'étaient étrangères. Entrées
un instant en moi, qui n'en étais que physiquement possédé, on aurait
dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles étaient
impatientes d'en sortir. . . Je m'agitais dans la voiture, comme une
pythonisse. J'attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi même
une sorte de prince X. . . , de Mme de Guermantes, et les raconter. En
attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et
j'essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté
par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de
ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, où
d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues
avec moi-même, où je me répétais tout ce que j'allais lui narrer et ne
pensais plus guère à ce qu'il pouvait avoir à me dire, que je passai
tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit
entrer, et que j'étais d'ailleurs trop agité pour regarder. J'avais un
tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui
faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison
dormait peut-être et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
vingt-cinq minutes que j'étais, qu'on m'avait peut-être oublié, dans ce
salon, dont, malgré cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire
qu'il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de
parler n'empêche pas seulement d'écouter, mais de voir, et dans ce cas
l'absence de toute description du milieu extérieur est déjà une
description d'un état interne. J'allais sortir du salon pour tâcher
d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même
où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
mosaïqué, un valet de chambre entra, l'air préoccupé: «Monsieur le baron
a eu des rendez-vous jusqu'à maintenant, me dit-il. Il y a encore
plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
pour qu'il reçoive monsieur, j'ai déjà fait téléphoner deux fois au
secrétaire. »
--Non, ne vous dérangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur le baron,
mais il est déjà bien tard, et, du moment qu'il est occupé ce soir, je
reviendrai un autre jour.
--Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'écria le valet de chambre.
M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. Je me
rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à
fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait à plaire aussi
bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
moindres choses qu'il demandait une espèce de faveur, que, le soir,
quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après
les avoir parcourus du regard, il disait: «Coignet, le bougeoir! » ou:
«Ducret, la chemise! », c'est en ronchonnant d'envie que les autres se
retiraient, envieux de celui qui venait d'être distingué par le maître.
Deux, même, lesquels s'exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur
à l'autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une
commission au baron, s'il était monté plus tôt, dans l'espoir d'être
investi pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il
adressait directement la parole à l'un d'eux pour quelque chose qui ne
fût pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses
cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes: «Couvrez-vous»,
les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, à cause
de la grâce qui lui avait été faite. J'attendis encore dix minutes et,
après m'avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le
baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus
importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
m'introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus
me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité
de son frère Guermantes, mais déjà la porte s'était ouverte, je venais
d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu
sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d'un chapeau
haut de forme «huit reflets» sur une chaise avec une pelisse, comme si
le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il
fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda
pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
on ferait à un médecin mal élevé, s'il était nécessaire que je restasse
debout.
le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont
tellement pêtes. Je sais bien que ce n'est pas comme militaires qu'ils
vous aideraient. Mais on peut tout de même les juger sur la stupidité de
leurs généraux. Un de mes amis a causé récemment avec Botha, vous savez,
le chef boer. Il lui disait: «C'est effrayant une armée comme ça. J'aime,
d'ailleurs, plutôt les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis
qu'un paysan, je les ai rossés dans toutes les batailles. Et à la
dernière, comme je succombais sous un nombre d'ennemis vingt fois
supérieur, tout en me rendant parce que j'y étais obligé, j'ai encore
trouvé le moyen de faire deux mille prisonniers! Ç'a été bien parce que
je n'étais qu'un chef de paysans, mais si jamais ces imbéciles-là
avaient à se mesurer avec une vraie armée européenne, on tremble pour
eux de penser à ce qui arriverait! Du reste, vous n'avez qu'à voir que
leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en
Angleterre. » J'écoutais à peine ces histoires, du genre de celles que M.
de Norpois racontait à mon père; elles ne fournissaient aucun aliment
aux rêveries que j'aimais; et d'ailleurs, eussent-elles possédé ceux
dont elles étaient dépourvues, qu'il les eût fallu d'une qualité bien
excitante pour que ma vie intérieure pût se réveiller durant ces heures
mondaines où j'habitais mon épiderme, mes cheveux bien coiffés, mon
plastron de chemise, c'est-à-dire où je ne pouvais rien éprouver de ce
qui était pour moi dans la vie le plaisir.
--Ah! je ne suis pas de votre avis, dit Mme de Guermantes, qui trouvait
que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Edouard
charmant, si simple, et bien plus fin qu'on ne croit. Et la reine est,
même encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde.
--Mais, madame la duchesse, dit le prince irrité et qui ne s'apercevait
pas qu'il déplaisait, cependant si le prince de Galles avait été un
simple particulier, il n'y a pas un cercle qui ne l'aurait rayé et
personne n'aurait consenti à lui serrer la main. La reine est
ravissante, excessivement douce et bornée. Mais enfin il y a quelque
chose de choquant dans ce couple royal qui est littéralement entretenu
par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes
les dépenses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en échange.
C'est comme le prince de Bulgarie. . .
--C'est notre cousin, dit la duchesse, il a de l'esprit.
--C'est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour cela
que ce soit un brave homme. Non, c'est de nous qu'il faudrait vous
rapprocher, c'est le plus grand désir de l'empereur, mais il veut que ça
vienne du coeur; il dit: ce que je veux c'est une poignée de mains, ce
n'est pas un coup de chapeau! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait
plus pratique que le rapprochement anglo-français que prêche M. de
Norpois.
--Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour ne
pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de
Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main,
pensant qu'il avait sans doute raconté cette histoire à Mme de
Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que méchamment,
puisque, malgré son amitié avec mon père, il n'avait pas hésité à me
rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eut fait un homme du monde. Il
aurait dit qu'il détestait M. de Norpois et le lui avait fait sentir; il
l'aurait dit pour avoir l'air d'être la cause volontaire des médisances
de l'ambassadeur, qui n'eussent plus été que des représailles
mensongères et intéressées. Je dis, au contraire, qu'à mon grand regret,
je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. «Vous vous trompez bien,
me répondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez
demander à Basin, si on me fait la réputation d'être trop aimable, lui
ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler
Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a dernièrement
voulu vous faire donner au ministère une situation charmante. Comme il a
su que vous étiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a eu la
délicatesse de ne pas même parler de sa bonne intention à votre père
qu'il apprécie infiniment. » M. de Norpois était bien la dernière
personne de qui j'eusse attendu un bon office. La vérité est qu'étant
moqueur et même assez malveillant, ceux qui s'étaient laissé prendre
comme moi à ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un
chêne, aux sons de voix facilement apitoyés qui sortaient de sa bouche
un peu trop harmonieuse, croyaient à une véritable perfidie quand ils
apprenaient une médisance à leur égard venant d'un homme qui avait
semblé mettre son coeur dans ses paroles. Ces médisances étaient assez
fréquentes chez lui. Mais cela ne l'empêchait pas d'avoir des
sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir à se montrer
serviable pour eux. «Cela ne m'étonne du reste pas qu'il vous apprécie,
me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends très bien,
ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion à un projet de
mariage que j'ignorais, que ma tante, qui ne l'amuse pas déjà beaucoup
comme vieille maîtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle épouse.
D'autant plus que je crois que, même maîtresse, elle ne l'est plus
depuis longtemps, elle est plus confite en dévotion. Booz-Norpois peut
dire comme dans les vers de Victor Hugo: «Voilà longtemps que celle avec
qui j'ai dormi, ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre! » Vraiment,
ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde, qui ont tapé toute
leur vie contre l'Académie et qui, sur le tard, fondent leur petite
académie à eux; ou bien les défroqués qui se refabriquent une religion
personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller.
Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air rêveur, c'est peut-être en
prévision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les deuils qu'on
ne peut pas porter. »
--Ah! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre
cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le général de Saint-Joseph.
--Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, très
attaché aux questions de naissance et d'étiquette, dit la princesse de
Parme. J'ai été passer deux jours chez lui à la campagne pendant que
malheureusement la princesse était malade. J'étais accompagnée de Petite
(c'était un surnom qu'on donnait à Mme d'Hunolstein parce qu'elle était
énorme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a offert le
bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montés au
premier jusqu'à l'entrée des salons et alors là, en s'écartant pour me
laisser passer, il a dit: «Ah! bonjour, madame d'Hunolstein» (il ne
l'appelle jamais que comme cela, depuis sa séparation), en feignant
d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas à
venir la saluer en bas.
--Cela ne m'étonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous dire, dit le
duc qui se croyait extrêmement moderne, contempteur plus que quiconque
de la naissance, et même républicain, que je n'ai pas beaucoup d'idées
communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons
à peu près sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois
dire que si ma tante épousait Norpois, pour une fois je serais de l'avis
de Gilbert. Être la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage,
ce serait, comme on dit, à faire rire les poules, que voulez-vous que je
vous dise? Ces derniers mots, que le duc prononçait généralement au
milieu d'une phrase, étaient là tout à fait inutiles. Mais il avait un
besoin perpétuel de les dire, qui les lui faisait rejeter à la fin d'une
période s'ils n'avaient pas trouvé de place ailleurs. C'était pour lui,
entre autre choses, comme une question de métrique. «Notez, ajouta-t-il,
que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne
souche. »
--Écoutez, Basin ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert pour
parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la «bonté» d'une
naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme
pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son ancienneté. Mais
moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait à ne
pas démentir en causant l'esprit des Guermantes et méprisait le rang
dans ses paroles quitte à l'honorer par ses actions. «Mais est-ce que
vous n'êtes même pas un peu cousins? demanda le général de Saint-Joseph.
Il me semble que Norpois avait épousé une La Rochefoucauld. »
--Pas du tout de cette manière-là, elle était de la branche des ducs de
La Rochefoucauld, ma grand'mère est des ducs de Doudeauville. C'est la
propre grand'mère d'Édouard Coco, l'homme le plus sage de la famille,
répondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu
superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas réunis depuis Louis
XIV; ce serait un peu éloigné.
--Tiens, c'est intéressant, je ne le savais pas, dit le général.
--D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mère était, je crois, la soeur
du duc de Montmorency et avait épousé d'abord un La Tour d'Auvergne.
Mais comme ces Montmorency sont à peine Montmorency, et que ces La Tour
d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que
cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus
important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en
ligne directe. . .
Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n'avais
jamais repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de
l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en
épousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de
Combray, ses armes écartelaient celles de Guermantes au bas d'un vitrail
de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grès noirâtre pendant qu'une
modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je
l'entendais jadis, si différent de celui où il signifiait les hôtes
aimables chez qui je dînais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes
était pour moi un nom collectif, ce n'était pas que dans l'histoire, par
l'addition de toutes les femmes qui l'avaient porté, mais aussi au long
de ma courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de
Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune
disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les
mots ne changent pas tant de signification pendant des siècles que pour
nous les noms dans l'espace de quelques années. Notre mémoire et notre
coeur ne sont pas assez grands pour pouvoir être fidèles. Nous n'avons
pas assez de place, dans notre pensée actuelle, pour garder les morts à
côté des vivants. Nous sommes obligés de construire sur ce qui a précédé
et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle
que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile
d'expliquer tout cela, et même, un peu auparavant, j'avais implicitement
menti en ne répondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit: «Vous ne
connaissez pas notre patelin? » Peut-être savait-il même que je le
connaissais, et ne fut-ce que par bonne éducation qu'il n'insista pas.
Mme de Guermantes me tira de ma rêverie. «Moi, je trouve tout cela
assommant. Écoutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez moi.
J'espère que vous allez vite revenir dîner pour une compensation, sans
généalogies cette fois», me dit à mi-voix la duchesse incapable de
comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et
d'avoir l'humilité de ne me plaire que comme un herbier, plein de
plantes démodées.
Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au
contraire, ce qui, sur la fin--car le duc et le général ne cessèrent
plus de parler généalogies--sauvait ma soirée d'une déception complète.
Comment n'en eusse-je pas éprouvé une jusqu'ici? Chacun des convives du
dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l'avais seulement
connu et rêvé à distance, d'un corps et d'une intelligence pareils ou
inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m'avait
donné l'impression de plate vulgarité que peut donner l'entrée dans le
port danois d'Elseneur à tout lecteur enfiévré d'Hamlet. Sans doute ces
régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et
des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure,
formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n'y subsistaient
que comme la cause dans l'effet, c'est-à-dire peut-être possibles à
dégager pour l'intelligence, mais nullement sensibles à l'imagination.
Et ces préjugés d'autrefois rendirent tout à coup aux amis de M. et Mme
de Guermantes leur poésie perdue. Certes, les notions possédées par les
nobles et qui font d'eux les lettrés, les étymologistes de la langue,
non des mots mais des noms (et encore seulement relativement à la
moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, à médiocrité égale, un
dévot sera plus capable de vous répondre sur la liturgie qu'un libre
penseur, en revanche un archéologue anticlérical pourra souvent en
remontrer à son curé sur tout ce qui concerne même l'église de
celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai,
c'est-à-dire dans l'esprit, n'avaient même pas pour ces grands seigneurs
le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-être
mieux que moi que la duchesse de Guise était princesse de Clèves,
d'Orléans et de Porcien, etc. , mais ils avaient connu, avant même tous
ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dès lors, ce nom leur
reflétait. J'avais commencé par la fée, dût-elle bientôt périr; eux par
la femme.
Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître des jalousies si la
soeur cadette se marie avant l'aînée. Tel le monde aristocratique, des
Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur
nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d'un
enfantillage que j'avais connu d'abord (c'était pour moi son seul
charme) dans les livres. Tallemant des Réaux n'a-t-il pas l'air de
parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une
évidente satisfaction que M. de Guéméné criait à son frère: «Tu peux
entrer ici, ce n'est pas le Louvre! » et disait du chevalier de Rohan
(parce qu'il était fils naturel du duc de Clermont): «Lui, du moins, il
est prince! » La seule chose qui me fît de la peine dans cette
conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le
charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce
salon aussi bien qu'auprès des camarades de Saint-Loup. Décidément
c'était une épidémie, qui ne durerait peut-être que deux ans, mais qui
s'étendait à tous. On reprit les mêmes faux récits, on en ajouta
d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-même, en ayant
l'air de défendre son neveu, fournissait des armes pour l'attaquer.
«Vous avez tort de le défendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait
Saint-Loup. Tenez, laissons même l'opinion de nos parents, qui est
unanime, parlez de lui à ses domestiques, qui sont au fond les gens qui
nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donné son petit nègre
à son neveu. Le nègre est revenu en pleurant: «Grand-duc battu moi, moi
pas canaille, grand-duc méchant, c'est épatant. » Et je peux en parler
sciemment, c'est un cousin à Oriane. » Je ne peux, du reste, pas dire
combien de fois pendant cette soirée j'entendis les mots de cousin et
cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu'on
prononçait, s'écriait: «Mais c'est un cousin d'Oriane! » avec la même
joie qu'un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches,
disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d'un
chiffre fort petit de kilomètres: «Belvédère Casimir-Perier» et «Croix
du Grand-Veneur», et comprend par là qu'il est dans le bon chemin.
D'autre part, ces mots cousin et cousine étaient employés dans une
intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de
Turquie, laquelle était venue après le dîner. Dévorée d'ambition
mondaine et douée d'une réelle intelligence assimilatrice, elle
apprenait avec la même facilité l'histoire de la retraite des Dix mille
ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait été impossible de
la prendre en faute sur les plus récents travaux allemands, qu'ils
traitassent d'économie politique, des vésanies, des diverses formes de
l'onanisme, ou de la philosophie d'Épicure. C'était du reste une femme
dangereuse à écouter, car, perpétuellement dans l'erreur, elle vous
désignait comme des femmes ultra-légères d'irréprochables vertus, vous
mettait en garde contre un monsieur animé des intentions les plus pures,
et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non à
cause de leur sérieux, mais de leur invraisemblance.
Elle était, à cette époque, peu reçue. Elle fréquentait quelques
semaines des femmes tout à fait brillantes comme la duchesse de
Guermantes, mais, en général, en était restée, par force, pour les
familles très nobles, à des rameaux obscurs que les Guermantes ne
fréquentaient plus. Elle espérait avoir l'air tout à fait du monde en
citant les plus grands noms de gens peu reçus qui étaient ses amis.
Aussitôt M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui dînaient
souvent chez lui, frémissait joyeusement de se retrouver en pays de
connaissance et poussait un cri de ralliement: «Mais c'est un cousin
d'Oriane! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mère
était Mlle d'Uzès. » L'ambassadrice était obligée d'avouer que son
exemple était tiré d'animaux plus petits. Elle tâchait de rattacher ses
amis à ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais: «Je
sais très bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-là, ce sont
des cousins. » Mais cette phrase de reflux jetée par la pauvre
ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, désappointé: «Ah!
alors, je ne vois pas qui vous voulez dire. » L'ambassadrice ne
répliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que «les cousins» de
ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'étaient même pas
parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'était un flux nouveau
de «Mais c'est une cousine d'Oriane», mots qui semblaient avoir pour M.
de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la même utilité que
certaines épithètes commodes aux poètes latins, parce qu'elles leur
fournissaient pour leurs hexamètres un dactyle ou un spondée. Du moins
l'explosion de «Mais c'est une cousine d'Oriane» me parut-elle toute
naturelle appliquée à la princesse de Guermantes, laquelle était en
effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas
l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: «Elle est stupide.
Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une réputation usurpée. Du
reste, ajouta-t-elle d'un air à la fois réfléchi, répulsif et décidé,
elle m'est fortement antipathique. » Mais souvent le cousinage s'étendait
beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire «ma
tante» à des personnes avec qui on ne lui eût pas trouvé un ancêtre
commun sans remonter au moins jusqu'à Louis XV, tout aussi bien que,
chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire
épousait quelque prince dont le trisaïeul avait épousé, comme celui de
Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Américaine
était de pouvoir, dès une première visite à l'hôtel de Guermantes, où
elle était d'ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien
épluchée, dire «ma tante» à Mme de Guermantes, qui la laissait faire
avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'était la
«naissance» pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil; dans les
conversations qu'ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir
poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme
eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de
marées, réalités trop peu détachées d'eux-mêmes pour qu'ils puissent y
goûter la beauté que personnellement je me chargeais d'en extraire.
Parfois, plus que d'une race, c'était d'un fait particulier, d'une date,
que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que
la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand'mère Lucinge, je
crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner
dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le coeur de Mme de
Praslin et du duc de Berri; d'autres étaient plus voluptueuses, les fins
et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran.
Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient été leurs ancêtres, M. de
Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa
conversation un bel air d'ancienne demeure dépourvue de chefs-d'oeuvre
véritables, mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et
majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant
demandé pourquoi le prince X. . . avait dit, en parlant du duc d'Aumale,
«mon oncle», M. de Guermantes répondit: «Parce que le frère de sa mère,
le duc de Wurtemberg, avait épousé une fille de Louis-Philippe. » Alors
je contemplai toute une châsse, pareille à celles que peignaient
Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment où la princesse,
aux fêtes des noces de son frère le duc d'Orléans, apparaissait habillée
d'une simple robe de jardin pour témoigner de sa mauvaise humeur d'avoir
vu repousser ses ambassadeurs qui étaient allés demander pour elle la
main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier où elle vient d'accoucher
d'un garçon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel
je venais de dîner), dans ce château de Fantaisie, un de ces lieux aussi
aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au delà d'une
génération, voient se rattacher à eux plus d'une personnalité
historique. Dans celui-là notamment vivent côte à côte les souvenirs de
la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la
soeur du duc d'Orléans) à qui on disait que le nom du château de son
époux plaisait, du roi de Bavière, et enfin du prince X. . . , dont il
était précisément l'adresse à laquelle il venait de demander au duc de
Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que
pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre
«fantaisiste» délicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment
il était parent de Mme d'Arpajon, était obligé, si loin et si
simplement, de remonter, par la chaîne et les mains unies de trois ou de
cinq aïeules, à Marie-Louise ou à Colbert, c'était encore la même chose
dans tous ces cas: un grand événement historique n'apparaissait au
passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d'une propriété,
dans les prénoms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la
petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie considérés non plus comme
roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que
grands-parents, ils laissèrent un héritage. (On voit, pour d'autres
raisons, dans un dictionnaire de l'oeuvre de Balzac où les personnages
les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la _Comédie
humaine_, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac et la
tenir seulement parce qu'il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne. )
Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares
fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque
d'envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que
l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.
Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en
s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant
entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces oeuvres
d'art achevées où il n'y a pas une seule touche qui soit isolée, où
chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d'être comme elle
leur impose la sienne.
Le nom de M. de Luxembourg étant revenu sur le tapis, l'ambassadrice de
Turquie raconta que le grand-père de la jeune femme (celui qui avait
cette immense fortune venue des farines et des pâtes) ayant invité M. de
Luxembourg à déjeuner, celui-ci avait refusé en faisant mettre sur
l'enveloppe: «M. de ***, meunier», à quoi le grand-père avait répondu:
«Je suis d'autant plus désolé que vous n'ayez pas pu venir, mon cher
ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimité, car nous étions dans
l'intimité, nous étions en petit comité et il n'y aurait eu au repas que
le meunier, son fils et vous. » Cette histoire était non seulement
odieuse pour moi, qui savais l'impossibilité morale que mon cher M. de
Nassau écrivît au grand-père de sa femme (duquel du reste il savait
devoir hériter) en le qualifiant de «meunier»; mais encore la stupidité
éclatait dès les premiers mots, l'appellation de meunier étant trop
évidemment placée pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais
il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la
malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'était envoyé et que le
grand-père, dont tout le monde déclara aussitôt de confiance que c'était
un homme remarquable, avait montré plus d'esprit que son petit-gendre.
Le duc de Châtellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter
celle que j'avais entendue au café: «Tout le monde se couchait», mais
dès les premiers mots et quand il eut dit la prétention de M. de
Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levât, la duchesse
l'arrêta et protesta: «Non, il est bien ridicule, mais tout de même pas
à ce point. » J'étais intimement persuadé que toutes les histoires
relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que,
chaque fois que je me trouverais en présence d'un des acteurs ou des
témoins, j'entendrais le même démenti. Je me demandai cependant si celui
de Mme de Guermantes était dû au souci de la vérité ou à l'amour-propre.
En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en
riant: «Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitée à
goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg;
c'est ainsi qu'il a le bon goût d'appeler sa femme en écrivant à sa
tante. Je lui ai répondu mes regrets et j'ai ajouté: «Quant à «la
grande-duchesse de Luxembourg», entre guillemets, dis-lui que si elle
vient me voir je suis chez moi après 5 heures tous les jeudis. » J'ai
même eu une seconde avanie. Étant à Luxembourg je lui ai téléphoné de
venir me parler à l'appareil. Son Altesse allait déjeuner, venait de
déjeuner, deux heures se passèrent sans résultat et j'ai usé alors d'un
autre moyen: «Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler? »
Piqué au vif, il accourut à la minute même. » Tout le monde rit du récit
de la duchesse et d'autres analogues, c'est-à-dire, j'en suis convaincu,
de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin,
tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai
jamais rencontré. La suite montrera que c'était moi qui avais raison. Je
dois reconnaître qu'au milieu de toutes ses «rosseries», Mme de
Guermantes eut pourtant une phrase gentille. «Il n'a pas toujours été
comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'être, comme dans les
livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'était pas bête, et même,
dans les premiers temps de ses fiançailles, il en parlait d'une façon
assez sympathique comme d'un bonheur inespéré: «C'est un vrai conte de
fées, il faudra que je fasse mon entrée au Luxembourg dans un carrosse
de féerie», disait-il à son oncle d'Ornessan qui lui répondit, car, vous
savez, c'est pas grand le Luxembourg: «Un carrosse de féerie, je crains
que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutôt la voiture aux
chèvres. » Non seulement cela ne fâcha pas Nassau, mais il fut le premier
à nous raconter le mot et à en rire. »
«Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa mère est Montjeu. Il
va bien mal, le pauvre Ornessan. » Ce nom eut la vertu d'interrompre les
fades méchancetés qui se seraient déroulées à l'infini. En effet M. de
Guermantes expliqua que l'arrière-grand'mère de M. d'Ornessan était la
soeur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoléon de Lorraine, et par
conséquent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna aux
généalogies, cependant que l'imbécile ambassadrice de Turquie me
soufflait à l'oreille: «Vous avez l'air d'être très bien dans les
papiers du duc de Guermantes, prenez garde», et comme je demandais
l'explication: «Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c'est un
homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son
fils. » Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et
exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais
l'erreur, la contre-vérité naïvement crue étaient pour l'ambassadrice
comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. «Son frère
Mémé, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne la saluait pas),
foncièrement antipathique, a un vrai chagrin des moeurs du duc. De même
leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voilà une sainte femme, le vrai
type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu
même, mais la réserve. Elle dit encore: «Monsieur» à l'ambassadeur
Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parenthèses, a laissé
un excellent souvenir en Turquie. »
Je ne répondis même pas à l'ambassadrice afin d'entendre les
généalogies. Elles n'étaient pas toutes importantes. Il arriva même, au
cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que m'apprit
M. de Guermantes, était une mésalliance, mais non sans charme, car,
unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc
de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle
donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprévu d'une grâce
exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis
XIV, un Norpois avait épousé la fille du duc de Mortemart, dont le titre
illustre frappait, dans le lointain de cette époque, le nom que je
trouvais terne et pouvais croire récent de Norpois, y ciselait
profondément la beauté d'une médaille. Et dans ces cas-là d'ailleurs, ce
n'était pas seulement le nom moins connu qui bénéficiait du
rapprochement: l'autre, devenu banal à force d'éclat, me frappait
davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les
portraits d'un éblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un
portrait tout en noir. La mobilité nouvelle dont me semblaient doués
tous ces noms, venant se placer à côté d'autres dont je les aurais crus
si loin, ne tenait pas seulement à mon ignorance; ces chassés-croisés
qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectués moins
aisément dans ces époques où un titre, étant toujours attaché à une
terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par
exemple, dans la belle construction féodale qu'est le titre de duc de
Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais découvrir successivement,
blottis comme dans la demeure hospitalière d'un Bernard-l'ermite, un
Guise, un prince de Savoie, un Orléans, un Luynes. Parfois plusieurs
restaient en compétition pour une même coquille; pour la principauté
d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour le
duché de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique;
tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de
duc de Reggio. Quelquefois c'était le contraire, la coquille était
depuis si longtemps inhabitée par les propriétaires morts depuis
longtemps, que je ne m'étais jamais avisé que tel nom de château eût pu
être, à une époque en somme très peu reculée, un nom de famille. Aussi,
comme M. de Guermantes répondait à une question de M. de Beauserfeuil:
«Non, ma cousine était une royaliste enragée, c'était la fille du
marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des
Chouans», à voir ce nom de Féterne, qui depuis mon séjour à Balbec était
pour moi un nom de château, devenir ce que je n'avais jamais songé qu'il
eût pu être, un nom de famille, j'eus le même étonnement que dans une
féerie où des tourelles et un perron s'animent et deviennent des
personnes. Dans cette acception-là, on peut dire que l'histoire, même
simplement généalogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans
la société parisienne des hommes qui y jouèrent un rôle aussi
considérable, qui y furent plus recherchés par leur élégance ou par leur
esprit, et eux-mêmes d'une aussi haute naissance que le duc de
Guermantes ou le duc de La Trémoille. Ils sont aujourd'hui tombés dans
l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom,
qu'on n'entend plus jamais, résonne comme un nom inconnu; tout au plus
un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas à découvrir le nom
d'hommes, survit-il en quelque château, quelque village lointain. Un
jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s'arrêtera dans
le petit village de Charlus pour visiter son église, s'il n'est pas
assez studieux ou se trouve trop pressé pour en examiner les pierres
tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui allait
de pair avec les plus grands. Cette réflexion me rappela qu'il fallait
partir et que, tandis que j'écoutais M. de Guermantes parler
généalogies, l'heure approchait où j'avais rendez-vous avec son frère.
Qui sait, continuais-je à penser, si un jour Guermantes lui-même
paraîtra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux archéologues arrêtés
par hasard à Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais
auront la patience d'écouter les discours du successeur de Théodore ou
de lire le guide du curé. Mais tant qu'un grand nom n'est pas éteint, il
maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent; et c'est sans doute,
pour une part, l'intérêt qu'offrait à mes yeux l'illustration de ces
familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant
degré par degré jusque bien au delà du XIVe siècle, retrouver des
Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus,
du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une
nuit impénétrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et
où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d'un
nom, l'origine et la persistance de certaines caractéristiques
nerveuses, de certains vices, des désordres de tels ou tels Guermantes.
Presque pathologiquement pareils à ceux d'aujourd'hui, ils excitent de
siècle en siècle l'intérêt alarmé de leurs correspondants, qu'ils soient
antérieurs à la princesse Palatine et à Mme de Motteville, ou
postérieurs au prince de Ligne.
D'ailleurs, ma curiosité historique était faible en comparaison du
plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les
invités de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le prince
d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence
ou d'intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien
qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au
seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchanté des
noms. Le prince d'Agrigente lui-même, dès que j'eus entendu que sa mère
était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d'un
compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient
de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux
n'étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante.
Chaque nom déplacé par l'attirance d'un autre avec lequel je ne lui
avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu'il
occupait dans mon cerveau, où l'habitude l'avait terni, et, allant
rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux
des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom
même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d'autant
plus ardemment rallumés, auxquels j'apprenais seulement qu'il était
attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à
l'extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvais-je la voir
s'épanouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre princesse, comme
le père d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces,
différentes en cela de celles des convives, n'étaient empâtées pour moi
d'aucun résidu d'expérience matérielle et de médiocrité mondaine, elles
restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogènes à
ces noms, qui, à intervalles réguliers, chacun d'une couleur différente,
se détachaient de l'arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient
d'aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides,
alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de Jessé
les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l'un et l'autre côté de l'arbre
de verre.
A plusieurs reprises déjà j'avais voulu me retirer et, plus que pour
toute autre raison, à cause de l'insignifiance que ma présence imposait
à cette réunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps
imaginées si belles, et qui sans doute l'eût été si elle n'avait pas eu
de témoin gênant. Du moins mon départ allait permettre aux invités, une
fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité
secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration
desquels ils s'étaient réunis, car ce n'était pas évidemment pour
parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la même façon
que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans
doute parce que j'étais là, et j'avais des remords, en voyant toutes ces
jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans
le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg
Saint-Germain. Mais ce départ que je voulais à tout instant effectuer,
M. et Mme de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice jusqu'à le
reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames
qui étaient venues, empressées, ravies, parées, constellées de
pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'à une fête qui ne
différait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que
dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent à Balbec dans une ville
qui diffère de ce que nos yeux ont coutume de voir--plusieurs de ces
dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l'être,
mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée
qu'elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où je n'étais
pas là, il ne se passait pas autre chose.
Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces
personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des
bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que
celui-ci? pareils si j'avais été absent? J'en eus un instant le soupçon,
mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de
l'écarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il resté du nom
de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray?
Au reste ces filles fleurs étaient, à un degré étrange, faciles à être
contentées par une autre personne, ou désireuses de la contenter, car
plus d'une, à laquelle je n'avais tenu pendant toute la soirée que deux
ou trois propos dont la stupidité m'avait fait rougir, tint, avant de
quitter le salon, à venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux
caressants, tout en redressant la guirlande d'orchidées qui contournait
sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu à me connaître, et me
parler--allusion voilée à une invitation à dîner--de son désir
«d'arranger quelque chose», après qu'elle aurait «pris jour» avec Mme de
Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de
Parme. La présence de celle-ci--on ne doit pas s'en aller avant une
Altesse--était une des deux raisons, non devinées par moi, pour
lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance à ce que je restasse.
Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. Toutes les
dames ayant fait une génuflexion devant la princesse, qui les releva,
reçurent d'elle dans un baiser, et comme une bénédiction qu'elles
eussent demandée à genou, la permission de demander son manteau et ses
gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une récitation criée
de grands noms de l'Histoire de France. La princesse de Parme avait
défendu à Mme de Guermantes de descendre l'accompagner jusqu'au
vestibule de peur qu'elle ne prît froid, et le duc avait ajouté:
«Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a
dit le docteur. »
«Je crois que la princesse de Parme a été _très contente_ de dîner avec
vous. » Je connaissais la formule. Le duc avait traversé tout le salon
pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et pénétré, comme
s'il me remettait un diplôme ou m'offrait des petits fours. Et je sentis
au plaisir qu'il paraissait éprouver à ce moment-là, et qui donnait une
expression momentanément si douce à son visage, que le genre de soins
que cela représentait pour lui était de ceux dont il s'acquitterait
jusqu'à la fin extrême de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et
aisées que, même gâteux, on conserve encore.
Au moment où j'allais partir, la dame d'honneur de la princesse rentra
dans le salon, ayant oublié d'emporter de merveilleux oeillets, venus de
Guermantes, que la duchesse avait donnés à Mme de Parme. La dame
d'honneur était assez rouge, on sentait qu'elle avait été bousculée, car
la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son
impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci
courait-elle vite en emportant les oeillets, mais, pour garder son air à
l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi: «La princesse trouve
que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir
les oeillets tout de même. Dame! je ne suis pas un petit oiseau, je ne
peux pas être à plusieurs endroits à la fois. »
Hélas! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n'était pas la
seule. Je ne pus pas partir immédiatement, car il y en avait une autre:
c'était que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les
Guermantes, opulents ou à demi ruinés, excellaient à faire jouir leurs
amis, n'était pas qu'un luxe matériel et comme je l'avais expérimenté
souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles
charmantes, d'actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée
par une véritable richesse intérieure. Mais comme celle-ci, dans
l'oisiveté mondaine, reste sans emploi, elle s'épanchait parfois,
cherchait un dérivatif en une sorte d'effusion fugitive, d'autant plus
anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire
croire à de l'affection. Elle l'éprouvait d'ailleurs au moment où elle
la laissait déborder, car elle trouvait alors, dans la société de l'ami
ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement
sensuelle, analogue à celle que la musique donne à certaines personnes;
il lui arrivait de détacher une fleur de son corsage, un médaillon et de
les donner à quelqu'un avec qui elle eût souhaité de faire durer la
soirée, tout en sentant avec mélancolie qu'un tel prolongement n'aurait
pu mener à autre chose qu'à de vaines causeries où rien n'aurait passé
du plaisir nerveux de l'émotion passagère, semblables aux premières
chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude et
de tristesse. Quant à l'ami, il ne fallait pas qu'il fût trop dupe des
promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il eût jamais entendue, proférées
par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la
douceur d'un moment, font de lui, avec une délicatesse, une noblesse
ignorées des créatures normales, un chef-d'oeuvre attendrissant de grâce
et de bonté, et n'ont plus rien à donner d'elles-mêmes après qu'un autre
moment est venu. Leur affection ne survit pas à l'exaltation qui la
dicte; et la finesse d'esprit qui les avait amenées alors à deviner
toutes les choses que vous désiriez entendre et à vous les dire, leur
permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos
ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles
seront en train de goûter un de ces «moments musicaux» qui sont si
brefs.
Dans le vestibule où je demandai à un valet de pied mes snow-boots, que
j'avais pris par précaution contre la neige, dont il était tombé
quelques flocons vite changés en boue, ne me rendant pas compte que
c'était peu élégant, j'éprouvai, du sourire dédaigneux de tous, une
honte qui atteignit son plus haut degré quand je vis que Mme de Parme
n'était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs américains. La
princesse revint vers moi. «Oh! quelle bonne idée, s'écria-t-elle,
comme c'est pratique! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que
nous achetions cela», dit-elle à sa dame d'honneur, tandis que l'ironie
des valets se changeait en respect et que les invités s'empressaient
autour de moi pour s'enquérir où j'avais pu trouver ces merveilles.
«Grâce à cela, vous n'aurez rien à craindre, même s'il reneige et si
vous allez loin; il n'y a plus de saison», me dit la princesse.
--Oh! à ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer,
interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.
--Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse de
Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d'honneur.
--Je peux l'affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger,
c'est matériellement impossible.
--Mais pourquoi?
--Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela: on a jeté
du sel! La naïve dame ne s'aperçut pas de la colère de la princesse et
de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit
avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de
l'amiral Jurien de la Gravière: «D'ailleurs qu'importe? Monsieur doit
avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. »
Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en
prenant mon pardessus: «Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne
souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le
plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l'affectation de
simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.
Une exaltation n'aboutissant qu'à la mélancolie, parce qu'elle était
artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de
Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans
la voiture qui allait me conduire à l'hôtel de M. de Charlus. Nous
pouvons à notre choix nous livrer à l'une ou l'autre de deux forces,
l'une s'élève de nous-même, émane de nos impressions profondes; l'autre
nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une
joie, celle que dégage la vie des créateurs. L'autre courant, celui qui
essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agitées des
personnes extérieures, n'est pas accompagné de plaisir; mais nous
pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice
qu'elle tourne vite à l'ennui, à la tristesse, d'où le visage morne de
tant de mondains, et chez eux tant d'états nerveux qui peuvent aller
jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus,
j'étais en proie à cette seconde sorte d'exaltation, bien différente de
celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle
que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois à Combray, dans la
carriole du Dr Percepied, d'où j'avais vu se peindre sur le couchant les
clochers de Martinville; un jour, à Balbec, dans la calèche de Mme de
Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que m'offrait une
allée d'arbres. Mais dans cette troisième voiture, ce que j'avais devant
les yeux de l'esprit, c'étaient ces conversations qui m'avaient paru si
ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du
prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le général Botha et l'armée
anglaise. Je venais de les glisser dans le stéréoscope intérieur à
travers lequel, dès que nous ne sommes plus nous-même, dès que, doués
d'une âme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des
autres, nous donnons du relief à ce qu'ils ont dit, à ce qu'ils ont
fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon
de café qui l'a servi, je m'émerveillais de mon bonheur, non ressenti
par moi, il est vrai, au moment même, d'avoir dîné avec quelqu'un qui
connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur lui des anecdotes,
ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand du
prince, l'histoire du général Botha, je riais tout haut, comme si ce
rire, pareil à certains applaudissements qui augmentent l'admiration
intérieure, était nécessaire à ce récit pour en corroborer le comique.
Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de
Guermantes qui m'avaient paru bêtes (par exemple, sur Frans Hals qu'il
aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur
extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle
n'était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour
être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus,
parce qu'elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons,
à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l'utilité et de
l'agrément, choses dont nous l'aurions crue à jamais dénuée, il n'y a
pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain
qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de
Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un
tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut
précieuse dans la suite.
De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut
l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un
homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce
littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces
premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter,
comme la nature, de donner à penser. Des «pensées», il en exprimait
alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc
prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités
de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château,
suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il
avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: «Votre nom, mon cher,
mais pas de pensée! » Or, c'étaient ces «pensées» de Victor Hugo (presque
aussi absentes de _la Légende des Siècles_ que les «airs», les
«mélodies» dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes
aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient
touchantes, et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore la
profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des
mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait
inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par
exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut
d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de
la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite
l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une
part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais
justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance
attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours
de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle
force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être
enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de
quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où
étaient reliés les _Orientales_ et les _Chants du Crépuscule_. Je maudis
le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon
exemplaire des _Feuilles d'Automne_, et je l'envoyai sans perdre un
instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre,
et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant
dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités
Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la
duchesse ressemblaient à ces connaissances qu'on puise dans une
bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une
intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous
offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une
magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la
préface de Balzac à _la Chartreuse_ ou des lettres inédites de Joubert,
tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont
nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment répondre à
ce qu'attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper
d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutôt que
par ce qu'il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à
peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation s'orne
de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles étaient
habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent
ignore profondément. A supposer que l'aristocrate le plus modéré par ses
aspirations ait fini par rattraper l'époque où il vit, sa mère, ses
oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son
enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd'hui.
Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes
n'eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les
manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un
enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu'il y a une cérémonie
particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont
Bloch eût cru sans doute que l'usage était réservé aux enterrements, à
cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus
d'obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore
enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que
Saint-Loup avait vendu son précieux «Arbre généalogique», d'anciens
portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par
un sentiment où l'amour ardent de l'art jouait peut-être un moindre rôle
et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs
merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de
leur conversation, qui eût été pour lui--car l'affamé n'a pas besoin
d'un autre affamé--un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui
chaque jour s'oublient davantage: des cravates à la Saint-Joseph, des
enfants voués au bleu, etc. , et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui
se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que
ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres écrivains, un
écrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que
les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter
telles quelles dans son oeuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui
dont il se console en se disant: «C'est joli parce que c'est vrai, cela
se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez
Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. A
cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son
hilarité devant les mots «vatique», «cosmique», «pythique»,
«suréminent», qu'employait Saint-Loup,--de même que devant ses meubles
de chez Bing.
Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j'avais pu ressentir
devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que
j'avais entendues chez Mme de Guermantes m'étaient étrangères. Entrées
un instant en moi, qui n'en étais que physiquement possédé, on aurait
dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles étaient
impatientes d'en sortir. . . Je m'agitais dans la voiture, comme une
pythonisse. J'attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi même
une sorte de prince X. . . , de Mme de Guermantes, et les raconter. En
attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et
j'essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté
par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de
ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, où
d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues
avec moi-même, où je me répétais tout ce que j'allais lui narrer et ne
pensais plus guère à ce qu'il pouvait avoir à me dire, que je passai
tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit
entrer, et que j'étais d'ailleurs trop agité pour regarder. J'avais un
tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui
faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison
dormait peut-être et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
vingt-cinq minutes que j'étais, qu'on m'avait peut-être oublié, dans ce
salon, dont, malgré cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire
qu'il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de
parler n'empêche pas seulement d'écouter, mais de voir, et dans ce cas
l'absence de toute description du milieu extérieur est déjà une
description d'un état interne. J'allais sortir du salon pour tâcher
d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même
où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
mosaïqué, un valet de chambre entra, l'air préoccupé: «Monsieur le baron
a eu des rendez-vous jusqu'à maintenant, me dit-il. Il y a encore
plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
pour qu'il reçoive monsieur, j'ai déjà fait téléphoner deux fois au
secrétaire. »
--Non, ne vous dérangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur le baron,
mais il est déjà bien tard, et, du moment qu'il est occupé ce soir, je
reviendrai un autre jour.
--Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'écria le valet de chambre.
M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. Je me
rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à
fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait à plaire aussi
bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
moindres choses qu'il demandait une espèce de faveur, que, le soir,
quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après
les avoir parcourus du regard, il disait: «Coignet, le bougeoir! » ou:
«Ducret, la chemise! », c'est en ronchonnant d'envie que les autres se
retiraient, envieux de celui qui venait d'être distingué par le maître.
Deux, même, lesquels s'exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur
à l'autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une
commission au baron, s'il était monté plus tôt, dans l'espoir d'être
investi pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il
adressait directement la parole à l'un d'eux pour quelque chose qui ne
fût pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses
cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes: «Couvrez-vous»,
les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, à cause
de la grâce qui lui avait été faite. J'attendis encore dix minutes et,
après m'avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le
baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus
importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
m'introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus
me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité
de son frère Guermantes, mais déjà la porte s'était ouverte, je venais
d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu
sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d'un chapeau
haut de forme «huit reflets» sur une chaise avec une pelisse, comme si
le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il
fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda
pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
on ferait à un médecin mal élevé, s'il était nécessaire que je restasse
debout.
