Ce n'est pas au moins une maladie
diplomatique?
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
Il pourrait peut-être louer une salle
et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de
Saint-Cyr jouèrent des scènes tirées des _Psaumes_ par Racine pour
distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-être arranger même des parties
pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son père où
il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez
plaisante. Il pourrait même, pendant qu'il y est, frapper à coups
redoublés sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa
carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour
nous déplaire, hein! petit ami, puisque nous aimons les spectacles
exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait
donner une correction méritée à un vieux chameau. » En disant ces mots
affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras à me faire
mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de
traits de bonté admirables, de la part du baron, à l'égard, de cette
vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliéresque, et je me
disais que les rapports, peu étudiés jusqu'ici, me semblait-il, entre la
bonté et la méchanceté dans un même coeur, pour divers qu'ils puissent
être, seraient intéressants à établir.
Je l'avertis qu'en tout cas Mme Bloch n'existait plus, et que quant à M.
Bloch je me demandais jusqu'à quel point il se plairait à un jeu qui
pourrait parfaitement lui crever les yeux. M. de Charlus sembla fâché.
«Voilà, dit-il, une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux
crevés, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les vérités
de l'Évangile. En tout cas, pensez, en ce moment où tous ces malheureux
Juifs tremblent devant la fureur stupide des chrétiens, quel honneur
pour eux de voir un homme comme moi condescendre à s'amuser de leurs
jeux. » A ce moment j'aperçus M. Bloch père qui passait, allant sans
doute au-devant de son fils. Il ne nous voyait pas mais j'offris à M. de
Charlus de le lui présenter. Je ne me doutais pas de la colère que;
j'allais déchaîner chez mon compagnon: «Me le présenter! Mais il faut
que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs! On ne me connaît pas si
facilement que ça. Dans le cas actuel l'inconvenance serait double à
cause de la juvénilité du présentateur et de l'indignité du présenté.
Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que
j'esquissais, pourrai-je adresser à cet affreux bonhomme quelques
paroles empreintes de bonhomie. Mais à condition qu'il se soit laissé
copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusqu'à exprimer ma
satisfaction. » D'ailleurs M. Bloch ne faisait nulle attention à nous. Il
était en train d'adresser à Mme Sazerat de grands saluts fort bien
accueillis d'elle. J'en étais surpris, car jadis, à Combray, elle avait
été indignée que mes parents eussent reçu le jeune Bloch, tant elle
était antisémite. Mais le dreyfusisme, comme une chasse d'air, avait
fait il y a quelques jours voler jusqu'à elle M. Bloch. Le père de mon
ami avait trouvé Mme Sazerat charmante et était particulièrement flatté
de l'antisémitisme de cette dame qu'il trouvait une preuve de la
sincérité de sa foi et de la vérité de ses opinions dreyfusardes, et qui
donnait aussi du prix à la visite qu'elle l'avait autorisée à lui
faire. Il n'avait même pas été blessé qu'elle eût dit étourdiment
devant lui: «M. Drumont a la prétention de mettre les révisionnistes
dans le même sac que les protestants et les juifs. C'est charmant cette
promiscuité! » «Bernard, avait-il dit avec orgueil, en rentrant, à M.
Nissim Bernard, tu sais, elle a le préjugé! » Mais M. Nissim Bernard
n'avait rien répondu et avait levé au ciel un regard d'ange.
S'attristant du malheur des Juifs, se souvenant de ses amitiés
chrétiennes, devenant maniéré et précieux au fur et à mesure que les
années venaient, pour des raisons que l'on verra plus tard, il avait
maintenant l'air d'une larve préraphaélite où des poils se seraient
malproprement implantés, comme des cheveux noyés dans une opale. «Toute
cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours mon bras, n'a
qu'un inconvénient: c'est qu'elle détruit la société (je ne dis pas la
bonne société, il y a longtemps que la société ne mérite plus cette
épithète louangeuse) par l'afflux de messieurs et de dames du Chameau,
de la Chamellerie, de la Chamellière, enfin de gens inconnus que je
trouve même chez mes cousines parce qu'ils font partie de la ligue de la
Patrie Française, antijuive, je ne sais quoi, comme si une opinion
politique donnait droit à une qualification sociale. » Cette frivolité de
M. de Charlus l'apparentait davantage à la duchesse de Guermantes. Je
lui soulignai le rapprochement. Comme il semblait croire que je ne la
connaissais pas, je lui rappelai la soirée de l'Opéra où il avait
semblé vouloir se cacher de moi. M. de Charlus me dit avec tant de force
ne m'avoir nullement vu que j'aurais fini par le croire si bientôt un
petit incident ne m'avait donné à penser que trop orgueilleux peut-être
il n'aimait pas à être vu avec moi.
--Revenons à vous, me dit M. de Charlus, et à mes projets sur vous. Il
existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne
puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre
souverains de l'Europe. Or l'entourage de l'un d'eux veut le guérir de
sa chimère. Cela est une chose très grave et peut nous amener la guerre.
Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez l'histoire de cet homme qui
croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C'était une
folie. On l'en guérit. Mais dès qu'il ne fut plus fou il devint bête. Il
y a des maux dont il ne faut pas chercher à guérir parce qu'ils nous
protègent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une
maladie de l'estomac, il ne pouvait rien digérer. Les plus savants
spécialistes de l'estomac le soignèrent sans résultat. Je l'amenai à un
certain médecin (encore un être bien curieux, entre parenthèses, et sur
lequel il y aurait beaucoup à dire). Celui-ci devina aussitôt que la
maladie était nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger
sans crainte ce qu'il voudrait et qui serait toujours bien toléré. Mais
mon cousin avait aussi de la néphrite. Ce que l'estomac digère
parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir l'éliminer, et mon
cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie d'estomac imaginaire qui
le forçait à suivre un régime, mourut à quarante ans, l'estomac guéri
mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie,
qui sait, vous serez peut-être ce qu'eut pu être un homme éminent du
passé si un génie bienfaisant lui avait dévoilé, au milieu d'une
humanité qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l'électricité. Ne
soyez pas bête, ne refusez pas par discrétion. Comprenez que si je vous
rends un grand service, je n'estime pas que vous m'en rendiez un moins
grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cessé de m'intéresser,
je n'ai plus qu'une passion, chercher à racheter les fautes de ma vie en
faisant profiter de ce que je sais une âme encore vierge et capable
d'être enflammée par la vertu. J'ai eu de grands chagrins, Monsieur, et
que je vous dirai peut-être un jour, j'ai perdu ma femme qui était
l'être le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu'on pût rêver.
J'ai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais
capables de recevoir l'héritage moral dont je vous parle. Qui sait si
vous n'êtes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont
je pourrai diriger et élever si haut la vie? La mienne y gagnerait par
surcroît. Peut-être en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques
y reprendrais-je goût de moi-même et me mettrais-je enfin à faire des
choses intéressantes où vous seriez de moitié. Mais avant de le savoir,
il faudrait que je vous visse souvent, très souvent, chaque jour.
Je voulais profiter de ces bonnes dispositions inespérées de M. de
Charlus pour lui demander s'il ne pourrait pas me faire rencontrer sa
belle-soeur, mais, à ce moment, j'eus le bras vivement déplacé par une
secousse comme électrique. C'était M. de Charlus qui venait de retirer
précipitamment son bras de dessous le mien. Bien que, tout en parlant,
il promenât ses regards dans toutes les directions, il venait seulement
d'apercevoir M. d'Argencourt qui débouchait d'une rue transversale. En
nous voyant, M. d'Argencourt parut contrarié, jeta sur moi un regard de
méfiance, presque ce regard destiné à un être d'une autre race que Mme
de Guermantes avait eu pour Bloch, et tâcha de nous éviter. Mais on eût
dit que M. de Charlus tenait à lui montrer qu'il ne cherchait nullement
à ne pas être vu de lui, car il l'appela et pour lui dire une chose fort
insignifiante. Et craignant peut-être que M. d'Argencourt ne me reconnût
pas, M. de Charlus lui dit que j'étais un grand ami de Mme de
Villeparisis, de la duchesse de Guermantes, de Robert de Saint-Loup; que
lui-même, Charlus, était un vieil ami de ma grand'mère, heureux de
reporter sur le petit-fils un peu de la sympathie qu'il avait pour elle.
Néanmoins je remarquai que M. d'Argencourt, à qui pourtant j'avais été à
peine nommé chez Mme de Villeparisis et à qui M. de Charlus venait de
parler longuement de ma famille, fut plus froid avec moi qu'il n'avait
été il y a une heure; pendant fort longtemps il en fut ainsi chaque fois
qu'il me rencontrait. Il m'observait avec une curiosité qui n'avait rien
de sympathique et sembla même avoir à vaincre une résistance quand, en
nous quittant, après une hésitation, il me tendit une main qu'il retira
aussitôt.
--Je regrette cette rencontre, me dit M. de Charlus. Cet Argencourt,
bien né mais mal élevé, diplomate plus que médiocre, mari détestable et
coureur, fourbe comme dans les pièces, est un de ces hommes incapables
de comprendre, mais très capables de détruire les choses vraiment
grandes. J'espère que notre amitié le sera, si elle doit se fonder un
jour, et j'espère que vous me ferez l'honneur de la tenir autant que moi
à l'abri des coups de pied d'un de ces ânes qui, par désoeuvrement, par
maladresse, par méchanceté, écrasent ce qui semblait fait pour durer.
C'est malheureusement sur ce moule que sont faits la plupart des gens du
monde.
--La duchesse de Guermantes semble très intelligente. Nous parlions tout
à l'heure d'une guerre possible. Il paraît qu'elle a là-dessus des
lumières spéciales.
--Elle n'en a aucune, me répondit sèchement M. de Charlus. Les femmes,
et beaucoup d'hommes d'ailleurs, n'entendent rien aux choses dont je
voulais parler. Ma belle-soeur est une femme charmante qui s'imagine
être encore au temps des romans de Balzac où les femmes influaient sur
la politique. Sa fréquentation ne pourrait actuellement exercer sur vous
qu'une action fâcheuse, comme d'ailleurs toute fréquentation mondaine.
Et c'est justement une des premières choses que j'allais vous dire quand
ce sot m'a interrompu. Le premier sacrifice qu'il faut me faire--j'en
exigerai autant que je vous ferai de dons--c'est de ne pas aller dans le
monde. J'ai souffert tantôt de vous voir à cette réunion ridicule. Vous
me direz que j'y étais bien, mais pour moi ce n'est pas une réunion
mondaine, c'est une visite de famille. Plus tard, quand vous serez un
homme arrivé, si cela vous amuse de descendre un moment dans le monde,
ce sera peut-être sans inconvénients. Alors je n'ai pas besoin de vous
dire de quelle utilité je pourrai vous être. Le «Sésame» de l'hôtel
Guermantes et de tous ceux qui valent la peine que la porte s'ouvre
grande devant vous, c'est moi qui le détiens. Je serai juge et entends
rester maître de l'heure.
Je voulus profiter de ce que M. de Charlus parlait de cette visite chez
Mme de Villeparisis pour tâcher de savoir quelle était exactement
celle-ci, mais la question se posa sur mes lèvres autrement que je
n'aurais voulu et je demandai ce que c'était que la famille
Villeparisis.
--C'est absolument comme si vous me demandiez ce que c'est que la
famille: «rien» me répondit M. de Charlus. Ma tante a épousé par amour
un M. Thirion, d'ailleurs excessivement riche, et dont les soeurs
étaient très bien mariées et qui, à partir de ce moment-là, s'est appelé
le marquis de Villeparisis. Cela n'a fait de mal à personne, tout au
plus un peu à lui, et bien peu! Quant à la raison, je ne sais pas; je
suppose que c'était, en effet, un monsieur de Villeparisis, un monsieur
né à Villeparisis, vous savez que c'est une petite localité près de
Paris. Ma tante a prétendu qu'il y avait ce marquisat dans la famille,
elle a voulu faire les choses régulièrement, je ne sais pas pourquoi. Du
moment qu'on prend un nom auquel on n'a pas droit, le mieux est de ne
pas simuler des formes régulières.
«Mme de Villeparisis, n'étant que Mme Thirion, acheva la chute qu'elle
avait commencée dans mon esprit quand j'avais vu la composition mêlée
de son salon. Je trouvais injuste qu'une femme dont même le titre et le
nom étaient presque tout récents pût faire illusion aux contemporains et
dût faire illusion à la postérité grâce à des amitiés royales. Mme de
Villeparisis redevenant ce qu'elle m'avait paru être dans mon enfance,
une personne qui n'avait rien d'aristocratique, ces grandes parentés qui
l'entouraient me semblèrent lui rester étrangères. Elle ne cessa dans la
suite d'être charmante pour nous. J'allais quelquefois la voir et elle
m'envoyait de temps en temps un souvenir. Mais je n'avais nullement
l'impression qu'elle fût du faubourg Saint-Germain, et si j'avais eu
quelque renseignement à demander sur lui, elle eût été une des dernières
personnes à qui je me fusse adressé.
«Actuellement, continua M. de Charlus, en allant dans le monde, vous ne
feriez que nuire à votre situation, déformer votre intelligence et votre
caractère. Du reste il faudrait surveiller, même et surtout, vos
camaraderies. Ayez des maîtresses si votre famille n'y voit pas
d'inconvénient, cela ne me regarde pas et même je ne peux que vous y
encourager, jeune polisson, jeune polisson qui allez avoir bientôt
besoin de vous faire raser, me dit-il en me touchant le menton. Mais le
choix des amis hommes a une autre importance. Sur dix jeunes gens, huit
sont de petites fripouilles, de petits misérables capables de vous faire
un tort que vous ne réparerez jamais. Tenez, mon neveu Saint-Loup est à
la rigueur un bon camarade pour vous. Au point de vue de votre avenir,
il ne pourra vous être utile en rien; mais pour cela, moi je suffis. Et,
somme toute, pour sortir avec vous, aux moments où vous aurez assez de
moi, il me semble ne pas présenter d'inconvénient sérieux, à ce que je
crois. Du moins, lui c'est un homme, ce n'est pas un de ces efféminés
comme on en rencontre tant aujourd'hui qui ont l'air de petits truqueurs
et qui mèneront peut-être demain à l'échafaud leurs innocentes
victimes. (Je ne savais pas le sens de cette expression d'argot:
«truqueur». Quiconque l'eût connue eût été aussi surpris que moi. Les
gens du monde aiment volontiers à parler argot, et les gens à qui on
peut reprocher certaines choses à montrer qu'ils ne craignent nullement
de parler d'elles. Preuve d'innocence à leurs yeux. Mais ils ont perdu
l'échelle, ne se rendent plus compte du degré à partir duquel une
certaine plaisanterie deviendra trop spéciale, trop choquante, sera
plutôt une preuve de corruption que de naïveté. ) Il n'est pas comme les
autres, il est très gentil, très sérieux.
Je ne pus m'empêcher de sourire de cette épithète de «sérieux» à
laquelle l'intonation que lui prêta M. de Charlus semblait donner le
sens de «vertueux», de «rangé», comme on dit d'une petite ouvrière
qu'elle est «sérieuse». A ce moment un fiacre passa qui allait tout de
travers; un jeune cocher, ayant déserté son siège, le conduisait du fond
de la voiture où il était assis sur les coussins, l'air à moitié gris.
M. de Charlus l'arrêta vivement. Le cocher parlementa un moment.
--De quel côté allez-vous?
--Du vôtre (cela m'étonnait, car M. de Charlus avait déjà refusé
plusieurs fiacres ayant des lanternes de la même couleur).
--Mais je ne veux pas remonter sur le siège. Ça vous est égal que je
reste dans la voiture?
--Oui, seulement baissez la capote. Enfin pensez à ma proposition, me
dit M. de Charlus avant de me quitter, je vous donne quelques jours pour
y réfléchir, écrivez-moi. Je vous le répète, il faudra que je vous voie
chaque jour et que je reçoive de vous des garanties de loyauté, de
discrétion que d'ailleurs, je dois le dire, vous semblez offrir. Mais,
au cours de ma vie, j'ai été si souvent trompé par les apparences que je
ne veux plus m'y fier. Sapristi! c'est bien le moins qu'avant
d'abandonner un trésor je sache en quelles mains je le remets. Enfin,
rappelez-vous bien ce que je vous offre, vous êtes comme Hercule dont,
malheureusement pour vous, vous ne me semblez pas avoir la forte
musculature, au carrefour de deux routes. Tâchez de ne pas avoir à
regretter toute votre vie de n'avoir pas choisi celle qui conduisait à
la vertu. Comment, dit-il au cocher, vous n'avez pas encore, baissé la
capote? je vais plier les ressorts moi-même Je crois du reste qu'il
faudra aussi que je conduise, étant donné l'état où vous semblez être.
Et il sauta à côté du cocher, au fond du fiacre qui partit au grand
trot.
Pour ma part, à peine rentré à la maison, j'y retrouvai le pendant de la
conversation qu'avaient échangée un peu auparavant Bloch et M. de
Norpois, mais sous une forme brève, invertie et cruelle: c'était une
dispute entre notre maître d'hôtel, qui était dreyfusard, et celui des
Guermantes, qui était antidreyfusard. Les vérités et contre-vérités qui
s'opposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie
française et celle des Droits de l'homme se propageaient en effet jusque
dans les profondeurs du peuple. M. Reinach manoeuvrait par le sentiment
des gens qui ne l'avaient jamais vu, alors que pour lui l'affaire
Dreyfus se posait seulement devant sa raison comme un théorème
irréfutable et qu'il démontra, en effet, par la plus étonnante réussite
de politique rationnelle (réussite contre la France, dirent certains)
qu'on ait jamais vue. En deux ans il remplaça un ministère Billot par un
ministère Clemenceau, changea de fond en comble l'opinion publique, tira
de sa prison Picquart pour le mettre, ingrat, au Ministère de la Guerre.
Peut-être ce rationaliste manoeuvreur de foules était-il lui-même
manoeuvré par son ascendance. Quand les systèmes philosophiques qui
contiennent le plus de vérités sont dictés à leurs auteurs, en dernière
analyse, par une raison de sentiment, comment supposer que, dans une
simple affaire politique comme l'affaire Dreyfus, des raisons de ce
genre ne puissent, à l'insu du raisonneur, gouverner sa raison? Bloch
croyait avoir logiquement choisi son dreyfusisme, et savait pourtant que
son nez, sa peau et ses cheveux lui avaient été imposés par sa race.
Sans doute la raison est plus libre; elle obéit pourtant à certaines
lois qu'elle ne s'est pas données. Le cas du maître d'hôtel des
Guermantes et du nôtre était particulier. Les vagues des deux courants
de dreyfusisme et d'antidreyfusisme, qui de haut en bas divisaient la
France, étaient assez silencieuses, mais les rares échos qu'elles
émettaient étaient sincères. En entendant quelqu'un, au milieu d'une
causerie qui s'écartait volontairement de l'Affaire, annoncer
furtivement une nouvelle politique, généralement fausse mais toujours
souhaitée, on pouvait induire de l'objet de ses prédictions
l'orientation de ses désirs. Ainsi s'affrontaient sur quelques points,
d'un côté un timide apostolat, de l'autre, une sainte indignation. Les
deux maîtres d'hôtel que j'entendis en rentrant faisaient exception à la
règle. Le nôtre laissa entendre que Dreyfus était coupable, celui des
Guermantes qu'il était innocent. Ce n'était pas pour dissimuler leurs
convictions, mais par méchanceté et âpreté au jeu. Notre maître d'hôtel,
incertain si la révision se ferait, voulait d'avance, pour le cas d'un
échec, ôter au maître d'hôtel des Guermantes la joie de croire une juste
cause battue. Le maître d'hôtel des Guermantes pensait qu'en cas de
refus de révision, le nôtre serait plus ennuyé de voir maintenir à l'île
du Diable un innocent.
Je remontai et trouvai ma grand'mère plus souffrante. Depuis quelque
temps, sans trop savoir ce qu'elle avait, elle se plaignait de sa santé.
C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons
pas seuls, mais enchaînés à un être d'un règne différent, dont des
abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est
impossible de nous faire comprendre: notre corps. Quelque brigand que
nous rencontrions sur une route, peut-être pourrons-nous arriver à le
rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais
demander pitié à notre corps, c'est discourir devant une pieuvre, pour
qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau,
et avec laquelle nous serions épouvantés d'être condamnés à vivre. Les
malaises de ma grand'mère passaient souvent inaperçus à son attention
toujours détournée vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour arriver
à les guérir, elle s'efforçait en vain de les comprendre. Si les
phénomènes morbides dont son corps était le théâtre restaient obscurs et
insaisissables à la pensée de ma grand'mère, ils étaient clairs et
intelligibles pour des êtres appartenant au même règne physique qu'eux,
de ceux à qui l'esprit humain a fini par s'adresser pour comprendre ce
que lui dit son corps, comme devant les réponses d'un étranger on va
chercher quelqu'un du même pays qui servira d'interprète. Eux peuvent
causer avec notre corps, nous dire si sa colère est grave ou s'apaisera
bientôt. Cottard, qu'on avait appelé auprès de ma grand'mère et qui nous
avait agacés en nous demandant avec un sourire fin, dès la première
minute où nous lui avions dit que ma grand'mère était malade: «Malade?
Ce n'est pas au moins une maladie diplomatique? », Cottard essaya, pour
calmer l'agitation de sa malade, le régime lacté. Mais les perpétuelles
soupes au lait ne firent pas d'effet parce que ma grand'mère y mettait
beaucoup de sel (Widal n'ayant pas encore fait ses découvertes), dont on
ignorait l'inconvénient en ce temps-là. Car la médecine étant un
compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en
appelant à soi les meilleurs d'entre eux on a grande chance d'implorer
une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte
que croire à la médecine serait la suprême folie, si n'y pas croire n'en
était pas une plus grande, car de cet amoncellement d'erreurs se sont
dégagées à la longue quelques vérités. Cottard avait recommandé qu'on
prît sa température. On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute
sa hauteur le tube était vide de mercure. A peine si l'on distinguait,
tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d'argent. Elle semblait
morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand'mère.
Nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps; la petite sorcière
n'avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes
immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n'en bougeant plus, nous
montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que
toutes les réflexions qu'ait pu faire sur soi-même l'âme de ma
grand'mère eussent été bien incapables de lui fournir: 38°3. Pour la
première fois nous ressentîmes quelque inquiétude. Nous secouâmes bien
fort le thermomètre pour effacer le signe fatidique, comme si nous
avions pu par là abaisser la fièvre en même temps que la température
marquée. Hélas! il fut bien clair que la petite sibylle dépourvue de
raison n'avait pas donné arbitrairement cette réponse, car le lendemain,
à peine le thermomètre fut-il replacé entre les lèvres de ma grand'mère
que presque aussitôt, comme d'un seul bond, belle de certitude et de
l'intuition d'un fait pour nous invisible, la petite prophétesse était
venue s'arrêter au même point, en une immobilité implacable, et nous
montrait encore ce chiffre 38°3, de sa verge étincelante. Elle ne disait
rien d'autre, mais nous avions eu beau désirer, vouloir, prier, sourde,
il semblait que ce fût son dernier mot avertisseur et menaçant. Alors,
pour tâcher de la contraindre à modifier sa réponse, nous nous
adressâmes à une autre créature du même règne, mais plus puissante, qui
ne se contente pas d'interroger le corps mais peut lui commander, un
fébrifuge du même ordre que l'aspirine, non encore employée alors. Nous
n'avions pas fait baisser le thermomètre au delà de 37°1/2 dans l'espoir
qu'il n'aurait pas ainsi à remonter. Nous fîmes prendre ce fébrifuge à
ma grand'mère et remîmes alors le thermomètre. Comme un gardien
implacable à qui on montre l'ordre d'une autorité supérieure auprès de
laquelle on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en règle
répond: «C'est bien, je n'ai rien à dire, du moment que c'est comme ça,
passez», la vigilante tourière ne bougea pas cette fois. Mais, morose,
elle semblait dire: «A quoi cela vous servira-t-il? Puisque vous
connaissez la quinine, elle me donnera l'ordre de ne pas bouger, une
fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais,
allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avancés. »
Alors ma grand'mère éprouva la présence, en elle, d'une créature qui
connaissait mieux le corps humain que ma grand'mère, la présence d'une
contemporaine des races disparues, la présence du premier occupant--bien
antérieur à la création de l'homme qui pense;--elle sentit cet allié
millénaire qui la tâtait, un peu durement même, à la tête, au coeur, au
coude; il reconnaissait les lieux, organisait tout pour le combat
préhistorique qui eut lieu aussitôt après. En un moment, Python écrasé,
la fièvre fut vaincue par le puissant élément chimique, que ma
grand'mère, à travers les règnes, passant par-dessus tous les animaux et
les végétaux, aurait voulu pouvoir remercier. Et elle restait émue de
cette entrevue qu'elle venait d'avoir, à travers tant de siècles, avec
un climat antérieur à la création même des plantes. De son côté le
thermomètre, comme une Parque momentanément vaincue par un dieu plus
ancien, tenait immobile son fuseau d'argent. Hélas! d'autres créatures
inférieures, que l'homme a dressées à la chasse de ces gibiers
mystérieux qu'il ne peut pas poursuivre au fond de lui-même, nous
apportaient cruellement tous les jours un chiffre d'albumine faible,
mais assez fixe pour que lui aussi parût en rapport avec quelque état
persistant que nous n'apercevions pas. Bergotte avait choqué en moi
l'instinct scrupuleux qui me faisait subordonner mon intelligence, quand
il m'avait parlé du docteur du Boulbon comme d'un médecin qui ne
m'ennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en
apparence bizarres, mais s'adapteraient à la singularité de mon
intelligence. Mais les idées se transforment en nous, elles triomphent
des résistances que nous leur opposions d'abord et se nourrissent de
riches réserves intellectuelles toutes prêtes, que nous ne savions pas
faites pour elles. Maintenant, comme il arrive chaque fois que les
propos entendus au sujet de quelqu'un que nous ne connaissons pas ont eu
la vertu d'éveiller en nous l'idée d'un grand talent, d'une sorte de
génie, au fond de mon esprit je faisais bénéficier le docteur du Boulbon
de cette confiance sans limites que nous inspire celui qui d'un oeil
plus profond qu'un autre perçoit la vérité. Je savais certes qu'il était
plutôt un spécialiste des maladies nerveuses, celui à qui Charcot avant
de mourir avait prédit qu'il régnerait sur la neurologie et la
psychiatrie. «Ah! je ne sais pas, c'est très possible», dit Françoise
qui était là et qui entendait pour la première fois le nom de Charcot
comme celui de du Boulbon. Mais cela ne l'empêchait nullement de dire:
«C'est possible. » Ses «c'est possible», ses «peut-être», ses «je ne sais
pas» étaient exaspérants en pareil cas. On avait envie de lui répondre:
«Bien entendu que vous ne le saviez pas puisque vous ne connaissez rien
à la chose dont il s'agit, comment pouvez-vous même dire que c'est
possible ou pas, vous n'en savez rien? En tout cas maintenant vous ne
pouvez pas dire que vous ne savez pas ce que Charcot a dit à du Boulbon,
etc. , vous le savez puisque nous vous l'avons dit, et vos «peut-être»,
vos «c'est possible» ne sont pas de mise puisque c'est certain. »
Malgré cette compétence plus particulière en matière cérébrale et
nerveuse, comme je savais que du Boulbon était un grand médecin, un
homme supérieur, d'une intelligence inventive et profonde, je suppliai
ma mère de le faire venir, et l'espoir que, par une vue juste du mal, il
le guérirait peut-être, finit par l'emporter sur la crainte que nous
avions, si nous appelions un consultant, d'effrayer ma grand'mère. Ce
qui décida ma mère fut que, inconsciemment encouragée par Cottard, ma
grand'mère ne sortait plus, ne se levait guère. Elle avait beau nous
répondre par la lettre de Mme de Sévigné sur Mme de la Fayette: «On
disait qu'elle était folle de ne vouloir point sortir. Je disais à ces
personnes si précipitées dans leur jugement: «Mme de la Fayette n'est
pas folle» et je m'en tenais là. Il a fallu qu'elle soit morte pour
faire voir qu'elle avait raison de ne pas sortir. » Du Boulbon appelé
donna tort, sinon à Mme de Sévigné qu'on ne lui cita pas, du moins à ma
grand'mère. Au lieu de l'ausculter, tout en posant sur elle ses
admirables regards où il y avait peut-être l'illusion de scruter
profondément la malade, ou le désir de lui donner cette illusion, qui
semblait spontanée mais devait être tenue machinale, ou de ne pas lui
laisser voir qu'il pensait à tout autre chose, ou de prendre de l'empire
sur elle,--il commença à parler de Bergotte.
--Ah! je crois bien, Madame, c'est admirable; comme vous avez raison de
l'aimer! Mais lequel de ses livres préférez-vous? Ah! vraiment! Mon
Dieu, c'est peut-être en effet le meilleur. C'est en tout cas son roman
le mieux composé: Claire y est bien charmante; comme personnage d'homme
lequel vous y est le plus sympathique?
Je crus d'abord qu'il la faisait ainsi parler littérature parce que,
lui, la médecine l'ennuyait, peut-être aussi pour faire montre de sa
largeur d'esprit, et même, dans un but plus thérapeutique, pour rendre
confiance à la malade, lui montrer qu'il n'était pas inquiet, la
distraire de son état. Mais, depuis, j'ai compris que, surtout
particulièrement remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le
cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire
de ma grand'mère était bien intacte. Comme à contre-coeur il
l'interrogea un peu sur sa vie, l'oeil sombre et fixe. Puis tout à coup,
comme apercevant la vérité et décidé à l'atteindre coûte que coûte, avec
un geste préalable qui semblait avoir peine à s'ébrouer, en les
écartant, du flot des dernières hésitations qu'il pouvait avoir et de
toutes les objections que nous aurions pu faire, regardant ma grand'mère
d'un oeil lucide, librement et comme enfin sur la terre ferme, ponctuant
les mots sur un ton doux et prenant, dont l'intelligence nuançait toutes
les inflexions (sa voix du reste, pendant toute la visite, resta ce
qu'elle était naturellement, caressante, et sous ses sourcils
embroussaillés, ses yeux ironiques étaient remplis de bonté):
--Vous irez bien, Madame, le jour lointain ou proche, et il dépend de
vous que ce soit aujourd'hui même, où vous comprendrez que vous n'avez
rien et où vous aurez repris la vie commune. Vous m'avez dit que vous ne
mangiez pas, que vous ne sortiez pas?
--Mais, Monsieur, j'ai un peu de fièvre.
Il toucha sa main.
--Pas en ce moment en tout cas. Et puis la belle excuse! Ne savez-vous
pas que nous laissons au grand air, que nous suralimentons, des
tuberculeux qui ont jusqu'à 39°?
--Mais j'ai aussi un peu d'albumine.
--Vous ne devriez pas le savoir. Vous avez ce que j'ai décrit sous le
nom d'albumine mentale. Nous avons tous eu, au cours d'une
indisposition, notre petite crise d'albumine que notre médecin s'est
empressé de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que
les médecins guérissent avec des médicaments (on assure, du moins, que
cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez des sujets bien
portants, en leur inoculant cet agent pathogène, plus virulent mille
fois que tous les microbes, l'idée qu'on est malade. Une telle croyance,
puissante sur le tempérament de tous, agit avec une efficacité
particulière chez les nerveux. Dites-leur qu'une fenêtre fermée est
ouverte dans leur dos, ils commencent à éternuer; faites-leur croire que
vous avez mis de la magnésie dans leur potage, ils seront pris de
coliques; que leur café était plus fort que d'habitude, ils ne fermeront
pas l'oeil de la nuit. Croyez-vous, Madame, qu'il ne m'a pas suffi de
voir vos yeux, d'entendre seulement la façon dont vous vous exprimez,
que dis-je? de voir Madame votre fille et votre petit-fils qui vous
ressemblent tant, pour connaître à qui j'avais affaire? «Ta grand'mère
pourrait peut-être aller s'asseoir, si le docteur le lui permet, dans
une allée calme des Champs-Élysées, près de ce massif de lauriers devant
lequel tu jouais autrefois», me dit ma mère consultant ainsi
indirectement du Boulbon et de laquelle la voix prenait, à cause de
cela, quelque chose de timide et de déférent qu'elle n'aurait pas eu si
elle s'était adressée à moi seul. Le docteur se tourna vers ma
grand'mère et, comme il n'était pas moins lettré que savant: «Allez aux
Champs-Élysées, Madame, près du massif de lauriers qu'aime votre
petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. Après avoir
exterminé le serpent Python, c'est une branche de laurier à la main
qu'Apollon fit son entrée dans Delphes. Il voulait ainsi se préserver
des germes mortels de la bête venimeuse. Vous voyez que le laurier est
le plus ancien, le plus vénérable, et j'ajouterai--ce qui a sa valeur en
thérapeutique, comme en prophylaxie--le plus beau des antiseptiques. »
Comme une grande partie de ce que savent les médecins leur est enseignée
par les malades, ils sont facilement portés à croire que ce savoir des
«patients» est le même chez tous, et ils se flattent d'étonner celui
auprès de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux
qu'ils ont auparavant soignés. Aussi fut-ce avec le fin sourire d'un
Parisien qui, causant avec un paysan, espérerait l'étonner en se servant
d'un mot de patois, que le docteur du Boulbon dit à ma grand'mère:
«Probablement les temps de vent réussissent à vous faire dormir là où
échoueraient les, plus puissants hypnotiques. --Au contraire, Monsieur,
le vent m'empêche absolument de dormir. » Mais les médecins sont
susceptibles. «Ach! » murmura du Boulbon en fronçant les sourcils, comme
si on lui avait marché sur le pied et si les insomnies de ma grand'mère
par les nuits de tempête étaient pour lui une injure personnelle. Il
n'avait pas tout de même trop d'amour-propre, et comme, en tant
qu'«esprit supérieur», il croyait de son devoir de ne pas ajouter foi à
la médecine, il reprit vite sa sérénité philosophique.
Ma mère, par désir passionné d'être rassurée par l'ami de Bergotte,
ajouta à l'appui de son dire qu'une cousine germaine de ma grand'mère,
en proie à une affection nerveuse, était restée sept ans cloîtrée dans
sa chambre à coucher de Combray, sans se lever qu'une fois ou deux par
semaine.
--Vous voyez, Madame, je ne le savais pas, et j'aurais pu vous le dire.
--Mais, Monsieur, je ne suis nullement comme elle, au contraire; mon
médecin ne peut pas me faire rester couchée, dit ma grand'mère, soit
qu'elle fût un peu agacée par les théories du docteur ou désireuse de
lui soumettre les objections qu'on y pouvait faire, dans l'espoir qu'il
les réfuterait, et que, une fois qu'il serait parti, elle n'aurait plus
en elle-même aucun doute à élever sur son heureux diagnostic.
--Mais naturellement, Madame, on ne peut pas avoir, pardonnez-moi le
mot, toutes les vésanies; vous en avez d'autres, vous n'avez pas
celle-là. Hier, j'ai visité une maison de santé pour neurasthéniques.
Dans le jardin, un homme était debout sur un banc, immobile comme un
fakir, le cou incliné dans une position qui devait être fort pénible.
Comme je lui demandais ce qu'il faisait là, il me répondit sans faire un
mouvement ni tourner la tête: «Docteur, je suis extrêmement rhumatisant
et enrhumable, je viens de prendre trop d'exercice, et pendant que je me
donnais bêtement chaud ainsi, mon cou était appuyé contre mes flanelles.
Si maintenant je l'éloignais de ces flanelles avant d'avoir laissé
tomber ma chaleur, je suis sûr de prendre un torticolis et peut-être une
bronchite. » Et il l'aurait pris, en effet. «Vous êtes un joli
neurasthénique, voilà ce que vous êtes», lui dis-je. Savez-vous la
raison qu'il me donna pour me prouver que non? C'est que, tandis que
tous les malades de l'établissement avaient la manie de prendre leur
poids, au point qu'on avait dû mettre un cadenas à la balance pour
qu'ils ne passassent pas toute la journée à se peser, lui on était
obligé de le forcer à monter sur la bascule, tant il en avait peu envie.
Il triomphait de n'avoir pas la manie des autres, sans penser qu'il
avait aussi la sienne et que c'était elle qui le préservait d'une autre.
Ne soyez pas blessée de la comparaison, Madame, car cet homme qui
n'osait pas tourner le cou de peur de s'enrhumer est le plus grand poète
de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je
connaisse. Supportez d'être appelée une nerveuse. Vous appartenez à
cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout
ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et
non pas d'autres qui ont fondé les religions et composé les
chefs-d'oeuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit et
surtout ce qu'eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les
fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne
savons pas ce qu'elles ont coûté, à ceux qui les inventèrent,
d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes,
d'épilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et
que vous connaissez peut-être, Madame, ajouta-t-il en souriant à ma
grand'mère, car, avouez-le, quand je suis venu, vous n'étiez pas très
rassurée. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-être.
Dieu sait de quelle affection vous croyiez découvrir en vous les
symptômes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme
est un pasticheur de génie. Il n'y a pas de maladie qu'il ne contrefasse
à merveille. Il imite à s'y méprendre la dilatation des dyspeptiques,
les nausées de la grossesse, l'arythmie du cardiaque, la fébricité du
tuberculeux. Capable de tromper le médecin, comment ne tromperait-il pas
le malade? Ah! ne croyez pas que je raille vos maux, je n'entreprendrais
pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. Et, tenez, il n'y
a de bonne confession que réciproque. Je vous ai dit que sans maladie
nerveuse il n'est pas de grand artiste, qui plus est, ajouta-t-il en
élevant gravement l'index, il n'y a pas de grand savant. J'ajouterai
que, sans qu'il soit atteint lui-même de maladie nerveuse, il n'est pas,
ne me faites pas dire de bon médecin, mais seulement de médecin correct
des maladies nerveuses. Dans la pathologie nerveuse, un médecin qui ne
dit pas trop de bêtises, c'est un malade à demi guéri, comme un critique
est un poète qui ne fait plus de vers, un policier un voleur qui
n'exerce plus. Moi, Madame, je ne me crois pas comme vous albuminurique,
je n'ai pas la peur nerveuse de la nourriture, du grand air, mais je ne
peux pas m'endormir sans m'être relevé plus de vingt fois pour voir si
ma porte est fermée. Et cette maison de santé où j'ai trouvé hier un
poète qui ne tournait pas le cou, j'y allais retenir une chambre, car,
ceci entre nous, j'y passe mes vacances à me soigner quand j'ai augmenté
mes maux en me fatiguant trop à guérir ceux des autres.
--Mais, Monsieur, devrais-je faire une cure semblable? dit avec effroi
ma grand'mère.
--C'est inutile, Madame. Les manifestations que vous accusez céderont
devant ma parole. Et puis vous avez près de vous quelqu'un de très
puissant que je constitue désormais votre médecin. C'est votre mal,
votre suractivité nerveuse. Je saurais la manière de vous en guérir, je
me garderais bien de le faire. Il me suffit de lui commander. Je vois
sur votre table un ouvrage de Bergotte. Guérie de votre nervosisme, vous
ne l'aimeriez plus. Or, me sentirais-je le droit d'échanger les joies
qu'il procure contre une intégrité nerveuse qui serait bien incapable de
vous les donner? Mais ces joies mêmes, c'est un puissant remède, le plus
puissant de tous peut-être. Non, je n'en veux pas à votre énergie
nerveuse. Je lui demande seulement de m'écouter; je vous confie à elle.
Qu'elle fasse machine en arrière. La force qu'elle mettait pour vous
empêcher de vous promener, de prendre assez de nourriture, qu'elle
l'emploie à vous faire manger, à vous faire lire, à vous faire sortir, à
vous distraire de toutes façons. Ne me dites pas que vous êtes fatiguée.
La fatigue est la réalisation organique d'une idée préconçue. Commencez
par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition,
ce qui peut arriver à tout le monde, ce sera comme si vous ne l'aviez
pas, car elle aura fait de vous, selon un mot profond de M. de
Talleyrand, un bien portant imaginaire. Tenez, elle a commencé à vous
guérir, vous m'écoutez toute droite, sans vous être appuyée une fois,
l'oeil vif, la mine bonne, et il y a de cela une demi-heure d'horloge et
vous ne vous en êtes pas aperçue. Madame, j'ai bien l'honneur de vous
saluer.
Quand, après avoir reconduit le docteur du Boulbon, je rentrai dans la
chambre où ma mère était seule, le chagrin qui m'oppressait depuis
plusieurs semaines s'envola, je sentis que ma mère allait laisser
éclater sa joie et qu'elle allait voir la mienne, j'éprouvai cette
impossibilité de supporter l'attente de l'instant prochain où, près de
nous, une personne va être émue qui, dans un autre ordre, est un peu
comme la peur qu'on éprouve quand on sait que quelqu'un va entrer pour
vous effrayer par une porte qui est encore fermée; je voulus dire un mot
à maman, mais ma voix se brisa, et fondant en larmes, je restai
longtemps, la tête sur son épaule, à pleurer, à goûter, à accepter, à
chérir la douleur, maintenant que je savais qu'elle était sortie de ma
vie, comme nous aimons à nous exalter de vertueux projets que les
circonstances ne nous permettent pas de mettre à exécution. Françoise
m'exaspéra en ne prenant pas part à notre joie. Elle était tout émue
parce qu'une scène terrible avait éclaté entre le valet de pied et le
concierge rapporteur. Il avait fallu que la duchesse, dans sa bonté,
intervînt, rétablît un semblant de paix et pardonnât au valet de pied.
Car elle était bonne, et ç'aurait été la place idéale si elle n'avait
pas écouté les «racontages».
On commençait déjà depuis plusieurs jours à savoir ma grand'mère
souffrante et à prendre de ses nouvelles. Saint-Loup m'avait écrit: «Je
ne veux pas profiter de ces heures où ta chère grand'mère n'est pas bien
pour te faire ce qui est beaucoup plus que des reproches et où elle
n'est pour rien. Mais je mentirais en te disant, fût-ce par
prétérition, que je n'oublierai jamais la perfidie de ta conduite et
qu'il n'y aura jamais un pardon pour ta fourberie et ta trahison. » Mais
des amis, jugeant ma grand'mère peu souffrante (on ignorait même qu'elle
le fût du tout), m'avaient demandé de les prendre le lendemain aux
Champs-Élysées pour aller de là faire une visite et assister, à la
campagne, à un dîner qui m'amusait. Je n'avais plus aucune raison de
renoncer à ces deux plaisirs. Quand on avait dit à ma grand'mère qu'il
faudrait maintenant, pour obéir au docteur du Boulbon, qu'elle se
promenât beaucoup, on a vu qu'elle avait tout de suite parlé des
Champs-Élysées. Il me serait aisé de l'y conduire; pendant qu'elle
serait assise à lire, de m'entendre avec mes amis sur le lieu où nous
retrouver, et j'aurais encore le temps, en me dépêchant, de prendre avec
eux le train pour Ville-d'Avray. Au moment convenu, ma grand'mère ne
voulut pas sortir, se trouvant fatiguée. Mais ma mère, instruite par du
Boulbon, eut l'énergie de se fâcher et de se faire obéir. Elle pleurait
presque à la pensée que ma grand'mère allait retomber dans sa faiblesse
nerveuse, et ne s'en relèverait plus. Jamais un temps aussi beau et
chaud ne se prêterait si bien à sa sortie. Le soleil changeant de place
intercalait ça et là dans la solidité rompue du balcon ses
inconsistantes mousselines et donnait à la pierre de taille un tiède
épiderme, un halo d'or imprécis. Comme Françoise n'avait pas eu le temps
d'envoyer un «tube» à sa fille, elle nous quitta dès après le déjeuner.
Ce fut déjà bien beau qu'avant elle entrât chez Jupien pour faire faire
un point au mantelet que ma grand'mère mettrait pour sortir. Rentrant
moi-même à ce moment-là de ma promenade matinale, j'allai avec elle chez
le giletier. «Est-ce votre jeune maître qui vous amène ici, dit Jupien à
Françoise, est-ce vous qui me l'amenez, ou bien est-ce quelque bon vent
et la fortune qui vous amènent tous les deux? » Bien qu'il n'eût pas
fait ses classes, Jupien respectait aussi naturellement la syntaxe que
M. de Guermantes, malgré bien des efforts, la violait. Une fois
Françoise partie et le mantelet réparé, il fallut que ma grand-mère
s'habillât; Ayant refusé obstinément que maman restât avec elle, elle
mit, toute seule, un temps infini à sa toilette, et maintenant que je
savais qu'elle était bien portante, et avec cette étrange indifférence
que nous avons pour nos parents tant qu'ils vivent, qui fait que nous
les faisons passer après tout le monde, je la trouvais bien égoïste
d'être si longue, de risquer de me mettre en retard quand elle savait
que j'avais rendez-vous avec des amis et devais dîner à Ville-d'Avray.
D'impatience, je finis par descendre d'avance, après qu'on m'eut dit
deux fois qu'elle allait être prête. Enfin elle me rejoignit, sans me
demander pardon de son retard comme elle faisait d'habitude dans ces
cas-là, rouge et distraite comme une personne qui est pressée et qui a
oublié la moitié de ses affaires, comme j'arrivais près de la porte
vitrée entr'ouverte qui, sans les en réchauffer le moins du monde,
laissait entrer l'air liquide, gazouillant et tiède du dehors, comme si
on avait ouvert un réservoir, entre les glaciales parois de l'hôtel.
--Mon Dieu, puisque tu vas voir des amis, j'aurais pu mettre un autre
mantelet. J'ai l'air un peu malheureux avec cela.
Je fus frappé comme elle était congestionnée et compris que, s'étant
mise en retard, elle avait dû beaucoup se dépêcher. Comme nous venions
de quitter le fiacre à l'entrée de l'avenue Gabriel, dans les
Champs-Élysées, je vis ma grand'mère qui, sans me parler, s'était
détournée et se dirigeait vers le petit pavillon ancien, grillagé de
vert, où un jour j'avais attendu Françoise. Le même garde forestier qui
s'y trouvait alors y était encore auprès de la «marquise», quand,
suivant ma grand'mère qui, parce qu'elle avait sans doute une nausée,
tenait sa main devant sa bouche, je montai les degrés du petit théâtre
rustique édifié au milieu des jardins. Au contrôle, comme dans ces
cirques forains où le clown, prêt à entrer en scène et tout enfariné,
reçoit lui-même à la porte le prix des places, la «marquise», percevant
les entrées, était toujours là avec son museau énorme et irrégulier
enduit de plâtre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de
dentelle noire surmontant sa perruque rousse. Mais je ne crois pas
qu'elle me reconnut. Le garde, délaissant la surveillance des verdures,
à la couleur desquelles était assorti son uniforme, causait, assis à
côté d'elle.
--Alors, disait-il, vous êtes toujours là. Vous ne pensez pas à vous
retirer.
--Et pourquoi que je me retirerais, Monsieur? Voulez-vous me dire où je
serais mieux qu'ici, où j'aurais plus mes aises et tout le confortable?
Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction; c'est ce que
j'appelle mon petit Paris: mes clients me tiennent au courant de ce qui
se passe. Tenez, Monsieur, il y en a un qui est sorti il n'y a pas plus
de cinq minutes, c'est un magistrat tout ce qu'il y a de plus haut
placé. Eh bien! Monsieur, s'écria-t-elle avec ardeur comme prête à
soutenir cette assertion par la violence--si l'agent de l'autorité avait
fait mine d'en contester l'exactitude,--depuis huit ans, vous m'entendez
bien, tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est
ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l'autre, ne salissant
jamais rien, il reste plus d'une demi-heure pour lire ses journaux en
faisant ses petits besoins. Un seul jour il n'est pas venu. Sur le
moment je ne m'en suis pas aperçue, mais le soir tout d'un coup je me
suis dit: «Tiens, mais ce monsieur n'est pas venu, il est peut-être
mort. » Ça m'a fait quelque chose parce que je m'attache quand le monde
est bien. Aussi j'ai été bien contente quand je l'ai revu le lendemain,
je lui ai dit: «Monsieur, il ne vous était rien arrivé hier? » Alors il
m'a dit comme ça qu'il ne lui était rien arrivé à lui, que c'était sa
femme qui était morte, et qu'il avait été si retourné qu'il n'avait pas
pu venir. Il avait l'air triste assurément, vous comprenez, des gens qui
étaient mariés depuis vingt-cinq ans, mais il avait l'air content tout
de même de revenir. On sentait qu'il avait été tout dérangé dans ses
petites habitudes. J'ai tâché de le remonter, je lui ai dit: «Il ne faut
pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera
une petite distraction.
et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de
Saint-Cyr jouèrent des scènes tirées des _Psaumes_ par Racine pour
distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-être arranger même des parties
pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son père où
il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez
plaisante. Il pourrait même, pendant qu'il y est, frapper à coups
redoublés sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa
carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour
nous déplaire, hein! petit ami, puisque nous aimons les spectacles
exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait
donner une correction méritée à un vieux chameau. » En disant ces mots
affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras à me faire
mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de
traits de bonté admirables, de la part du baron, à l'égard, de cette
vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliéresque, et je me
disais que les rapports, peu étudiés jusqu'ici, me semblait-il, entre la
bonté et la méchanceté dans un même coeur, pour divers qu'ils puissent
être, seraient intéressants à établir.
Je l'avertis qu'en tout cas Mme Bloch n'existait plus, et que quant à M.
Bloch je me demandais jusqu'à quel point il se plairait à un jeu qui
pourrait parfaitement lui crever les yeux. M. de Charlus sembla fâché.
«Voilà, dit-il, une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux
crevés, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les vérités
de l'Évangile. En tout cas, pensez, en ce moment où tous ces malheureux
Juifs tremblent devant la fureur stupide des chrétiens, quel honneur
pour eux de voir un homme comme moi condescendre à s'amuser de leurs
jeux. » A ce moment j'aperçus M. Bloch père qui passait, allant sans
doute au-devant de son fils. Il ne nous voyait pas mais j'offris à M. de
Charlus de le lui présenter. Je ne me doutais pas de la colère que;
j'allais déchaîner chez mon compagnon: «Me le présenter! Mais il faut
que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs! On ne me connaît pas si
facilement que ça. Dans le cas actuel l'inconvenance serait double à
cause de la juvénilité du présentateur et de l'indignité du présenté.
Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que
j'esquissais, pourrai-je adresser à cet affreux bonhomme quelques
paroles empreintes de bonhomie. Mais à condition qu'il se soit laissé
copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusqu'à exprimer ma
satisfaction. » D'ailleurs M. Bloch ne faisait nulle attention à nous. Il
était en train d'adresser à Mme Sazerat de grands saluts fort bien
accueillis d'elle. J'en étais surpris, car jadis, à Combray, elle avait
été indignée que mes parents eussent reçu le jeune Bloch, tant elle
était antisémite. Mais le dreyfusisme, comme une chasse d'air, avait
fait il y a quelques jours voler jusqu'à elle M. Bloch. Le père de mon
ami avait trouvé Mme Sazerat charmante et était particulièrement flatté
de l'antisémitisme de cette dame qu'il trouvait une preuve de la
sincérité de sa foi et de la vérité de ses opinions dreyfusardes, et qui
donnait aussi du prix à la visite qu'elle l'avait autorisée à lui
faire. Il n'avait même pas été blessé qu'elle eût dit étourdiment
devant lui: «M. Drumont a la prétention de mettre les révisionnistes
dans le même sac que les protestants et les juifs. C'est charmant cette
promiscuité! » «Bernard, avait-il dit avec orgueil, en rentrant, à M.
Nissim Bernard, tu sais, elle a le préjugé! » Mais M. Nissim Bernard
n'avait rien répondu et avait levé au ciel un regard d'ange.
S'attristant du malheur des Juifs, se souvenant de ses amitiés
chrétiennes, devenant maniéré et précieux au fur et à mesure que les
années venaient, pour des raisons que l'on verra plus tard, il avait
maintenant l'air d'une larve préraphaélite où des poils se seraient
malproprement implantés, comme des cheveux noyés dans une opale. «Toute
cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours mon bras, n'a
qu'un inconvénient: c'est qu'elle détruit la société (je ne dis pas la
bonne société, il y a longtemps que la société ne mérite plus cette
épithète louangeuse) par l'afflux de messieurs et de dames du Chameau,
de la Chamellerie, de la Chamellière, enfin de gens inconnus que je
trouve même chez mes cousines parce qu'ils font partie de la ligue de la
Patrie Française, antijuive, je ne sais quoi, comme si une opinion
politique donnait droit à une qualification sociale. » Cette frivolité de
M. de Charlus l'apparentait davantage à la duchesse de Guermantes. Je
lui soulignai le rapprochement. Comme il semblait croire que je ne la
connaissais pas, je lui rappelai la soirée de l'Opéra où il avait
semblé vouloir se cacher de moi. M. de Charlus me dit avec tant de force
ne m'avoir nullement vu que j'aurais fini par le croire si bientôt un
petit incident ne m'avait donné à penser que trop orgueilleux peut-être
il n'aimait pas à être vu avec moi.
--Revenons à vous, me dit M. de Charlus, et à mes projets sur vous. Il
existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne
puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre
souverains de l'Europe. Or l'entourage de l'un d'eux veut le guérir de
sa chimère. Cela est une chose très grave et peut nous amener la guerre.
Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez l'histoire de cet homme qui
croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C'était une
folie. On l'en guérit. Mais dès qu'il ne fut plus fou il devint bête. Il
y a des maux dont il ne faut pas chercher à guérir parce qu'ils nous
protègent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une
maladie de l'estomac, il ne pouvait rien digérer. Les plus savants
spécialistes de l'estomac le soignèrent sans résultat. Je l'amenai à un
certain médecin (encore un être bien curieux, entre parenthèses, et sur
lequel il y aurait beaucoup à dire). Celui-ci devina aussitôt que la
maladie était nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger
sans crainte ce qu'il voudrait et qui serait toujours bien toléré. Mais
mon cousin avait aussi de la néphrite. Ce que l'estomac digère
parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir l'éliminer, et mon
cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie d'estomac imaginaire qui
le forçait à suivre un régime, mourut à quarante ans, l'estomac guéri
mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie,
qui sait, vous serez peut-être ce qu'eut pu être un homme éminent du
passé si un génie bienfaisant lui avait dévoilé, au milieu d'une
humanité qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l'électricité. Ne
soyez pas bête, ne refusez pas par discrétion. Comprenez que si je vous
rends un grand service, je n'estime pas que vous m'en rendiez un moins
grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cessé de m'intéresser,
je n'ai plus qu'une passion, chercher à racheter les fautes de ma vie en
faisant profiter de ce que je sais une âme encore vierge et capable
d'être enflammée par la vertu. J'ai eu de grands chagrins, Monsieur, et
que je vous dirai peut-être un jour, j'ai perdu ma femme qui était
l'être le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu'on pût rêver.
J'ai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais
capables de recevoir l'héritage moral dont je vous parle. Qui sait si
vous n'êtes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont
je pourrai diriger et élever si haut la vie? La mienne y gagnerait par
surcroît. Peut-être en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques
y reprendrais-je goût de moi-même et me mettrais-je enfin à faire des
choses intéressantes où vous seriez de moitié. Mais avant de le savoir,
il faudrait que je vous visse souvent, très souvent, chaque jour.
Je voulais profiter de ces bonnes dispositions inespérées de M. de
Charlus pour lui demander s'il ne pourrait pas me faire rencontrer sa
belle-soeur, mais, à ce moment, j'eus le bras vivement déplacé par une
secousse comme électrique. C'était M. de Charlus qui venait de retirer
précipitamment son bras de dessous le mien. Bien que, tout en parlant,
il promenât ses regards dans toutes les directions, il venait seulement
d'apercevoir M. d'Argencourt qui débouchait d'une rue transversale. En
nous voyant, M. d'Argencourt parut contrarié, jeta sur moi un regard de
méfiance, presque ce regard destiné à un être d'une autre race que Mme
de Guermantes avait eu pour Bloch, et tâcha de nous éviter. Mais on eût
dit que M. de Charlus tenait à lui montrer qu'il ne cherchait nullement
à ne pas être vu de lui, car il l'appela et pour lui dire une chose fort
insignifiante. Et craignant peut-être que M. d'Argencourt ne me reconnût
pas, M. de Charlus lui dit que j'étais un grand ami de Mme de
Villeparisis, de la duchesse de Guermantes, de Robert de Saint-Loup; que
lui-même, Charlus, était un vieil ami de ma grand'mère, heureux de
reporter sur le petit-fils un peu de la sympathie qu'il avait pour elle.
Néanmoins je remarquai que M. d'Argencourt, à qui pourtant j'avais été à
peine nommé chez Mme de Villeparisis et à qui M. de Charlus venait de
parler longuement de ma famille, fut plus froid avec moi qu'il n'avait
été il y a une heure; pendant fort longtemps il en fut ainsi chaque fois
qu'il me rencontrait. Il m'observait avec une curiosité qui n'avait rien
de sympathique et sembla même avoir à vaincre une résistance quand, en
nous quittant, après une hésitation, il me tendit une main qu'il retira
aussitôt.
--Je regrette cette rencontre, me dit M. de Charlus. Cet Argencourt,
bien né mais mal élevé, diplomate plus que médiocre, mari détestable et
coureur, fourbe comme dans les pièces, est un de ces hommes incapables
de comprendre, mais très capables de détruire les choses vraiment
grandes. J'espère que notre amitié le sera, si elle doit se fonder un
jour, et j'espère que vous me ferez l'honneur de la tenir autant que moi
à l'abri des coups de pied d'un de ces ânes qui, par désoeuvrement, par
maladresse, par méchanceté, écrasent ce qui semblait fait pour durer.
C'est malheureusement sur ce moule que sont faits la plupart des gens du
monde.
--La duchesse de Guermantes semble très intelligente. Nous parlions tout
à l'heure d'une guerre possible. Il paraît qu'elle a là-dessus des
lumières spéciales.
--Elle n'en a aucune, me répondit sèchement M. de Charlus. Les femmes,
et beaucoup d'hommes d'ailleurs, n'entendent rien aux choses dont je
voulais parler. Ma belle-soeur est une femme charmante qui s'imagine
être encore au temps des romans de Balzac où les femmes influaient sur
la politique. Sa fréquentation ne pourrait actuellement exercer sur vous
qu'une action fâcheuse, comme d'ailleurs toute fréquentation mondaine.
Et c'est justement une des premières choses que j'allais vous dire quand
ce sot m'a interrompu. Le premier sacrifice qu'il faut me faire--j'en
exigerai autant que je vous ferai de dons--c'est de ne pas aller dans le
monde. J'ai souffert tantôt de vous voir à cette réunion ridicule. Vous
me direz que j'y étais bien, mais pour moi ce n'est pas une réunion
mondaine, c'est une visite de famille. Plus tard, quand vous serez un
homme arrivé, si cela vous amuse de descendre un moment dans le monde,
ce sera peut-être sans inconvénients. Alors je n'ai pas besoin de vous
dire de quelle utilité je pourrai vous être. Le «Sésame» de l'hôtel
Guermantes et de tous ceux qui valent la peine que la porte s'ouvre
grande devant vous, c'est moi qui le détiens. Je serai juge et entends
rester maître de l'heure.
Je voulus profiter de ce que M. de Charlus parlait de cette visite chez
Mme de Villeparisis pour tâcher de savoir quelle était exactement
celle-ci, mais la question se posa sur mes lèvres autrement que je
n'aurais voulu et je demandai ce que c'était que la famille
Villeparisis.
--C'est absolument comme si vous me demandiez ce que c'est que la
famille: «rien» me répondit M. de Charlus. Ma tante a épousé par amour
un M. Thirion, d'ailleurs excessivement riche, et dont les soeurs
étaient très bien mariées et qui, à partir de ce moment-là, s'est appelé
le marquis de Villeparisis. Cela n'a fait de mal à personne, tout au
plus un peu à lui, et bien peu! Quant à la raison, je ne sais pas; je
suppose que c'était, en effet, un monsieur de Villeparisis, un monsieur
né à Villeparisis, vous savez que c'est une petite localité près de
Paris. Ma tante a prétendu qu'il y avait ce marquisat dans la famille,
elle a voulu faire les choses régulièrement, je ne sais pas pourquoi. Du
moment qu'on prend un nom auquel on n'a pas droit, le mieux est de ne
pas simuler des formes régulières.
«Mme de Villeparisis, n'étant que Mme Thirion, acheva la chute qu'elle
avait commencée dans mon esprit quand j'avais vu la composition mêlée
de son salon. Je trouvais injuste qu'une femme dont même le titre et le
nom étaient presque tout récents pût faire illusion aux contemporains et
dût faire illusion à la postérité grâce à des amitiés royales. Mme de
Villeparisis redevenant ce qu'elle m'avait paru être dans mon enfance,
une personne qui n'avait rien d'aristocratique, ces grandes parentés qui
l'entouraient me semblèrent lui rester étrangères. Elle ne cessa dans la
suite d'être charmante pour nous. J'allais quelquefois la voir et elle
m'envoyait de temps en temps un souvenir. Mais je n'avais nullement
l'impression qu'elle fût du faubourg Saint-Germain, et si j'avais eu
quelque renseignement à demander sur lui, elle eût été une des dernières
personnes à qui je me fusse adressé.
«Actuellement, continua M. de Charlus, en allant dans le monde, vous ne
feriez que nuire à votre situation, déformer votre intelligence et votre
caractère. Du reste il faudrait surveiller, même et surtout, vos
camaraderies. Ayez des maîtresses si votre famille n'y voit pas
d'inconvénient, cela ne me regarde pas et même je ne peux que vous y
encourager, jeune polisson, jeune polisson qui allez avoir bientôt
besoin de vous faire raser, me dit-il en me touchant le menton. Mais le
choix des amis hommes a une autre importance. Sur dix jeunes gens, huit
sont de petites fripouilles, de petits misérables capables de vous faire
un tort que vous ne réparerez jamais. Tenez, mon neveu Saint-Loup est à
la rigueur un bon camarade pour vous. Au point de vue de votre avenir,
il ne pourra vous être utile en rien; mais pour cela, moi je suffis. Et,
somme toute, pour sortir avec vous, aux moments où vous aurez assez de
moi, il me semble ne pas présenter d'inconvénient sérieux, à ce que je
crois. Du moins, lui c'est un homme, ce n'est pas un de ces efféminés
comme on en rencontre tant aujourd'hui qui ont l'air de petits truqueurs
et qui mèneront peut-être demain à l'échafaud leurs innocentes
victimes. (Je ne savais pas le sens de cette expression d'argot:
«truqueur». Quiconque l'eût connue eût été aussi surpris que moi. Les
gens du monde aiment volontiers à parler argot, et les gens à qui on
peut reprocher certaines choses à montrer qu'ils ne craignent nullement
de parler d'elles. Preuve d'innocence à leurs yeux. Mais ils ont perdu
l'échelle, ne se rendent plus compte du degré à partir duquel une
certaine plaisanterie deviendra trop spéciale, trop choquante, sera
plutôt une preuve de corruption que de naïveté. ) Il n'est pas comme les
autres, il est très gentil, très sérieux.
Je ne pus m'empêcher de sourire de cette épithète de «sérieux» à
laquelle l'intonation que lui prêta M. de Charlus semblait donner le
sens de «vertueux», de «rangé», comme on dit d'une petite ouvrière
qu'elle est «sérieuse». A ce moment un fiacre passa qui allait tout de
travers; un jeune cocher, ayant déserté son siège, le conduisait du fond
de la voiture où il était assis sur les coussins, l'air à moitié gris.
M. de Charlus l'arrêta vivement. Le cocher parlementa un moment.
--De quel côté allez-vous?
--Du vôtre (cela m'étonnait, car M. de Charlus avait déjà refusé
plusieurs fiacres ayant des lanternes de la même couleur).
--Mais je ne veux pas remonter sur le siège. Ça vous est égal que je
reste dans la voiture?
--Oui, seulement baissez la capote. Enfin pensez à ma proposition, me
dit M. de Charlus avant de me quitter, je vous donne quelques jours pour
y réfléchir, écrivez-moi. Je vous le répète, il faudra que je vous voie
chaque jour et que je reçoive de vous des garanties de loyauté, de
discrétion que d'ailleurs, je dois le dire, vous semblez offrir. Mais,
au cours de ma vie, j'ai été si souvent trompé par les apparences que je
ne veux plus m'y fier. Sapristi! c'est bien le moins qu'avant
d'abandonner un trésor je sache en quelles mains je le remets. Enfin,
rappelez-vous bien ce que je vous offre, vous êtes comme Hercule dont,
malheureusement pour vous, vous ne me semblez pas avoir la forte
musculature, au carrefour de deux routes. Tâchez de ne pas avoir à
regretter toute votre vie de n'avoir pas choisi celle qui conduisait à
la vertu. Comment, dit-il au cocher, vous n'avez pas encore, baissé la
capote? je vais plier les ressorts moi-même Je crois du reste qu'il
faudra aussi que je conduise, étant donné l'état où vous semblez être.
Et il sauta à côté du cocher, au fond du fiacre qui partit au grand
trot.
Pour ma part, à peine rentré à la maison, j'y retrouvai le pendant de la
conversation qu'avaient échangée un peu auparavant Bloch et M. de
Norpois, mais sous une forme brève, invertie et cruelle: c'était une
dispute entre notre maître d'hôtel, qui était dreyfusard, et celui des
Guermantes, qui était antidreyfusard. Les vérités et contre-vérités qui
s'opposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie
française et celle des Droits de l'homme se propageaient en effet jusque
dans les profondeurs du peuple. M. Reinach manoeuvrait par le sentiment
des gens qui ne l'avaient jamais vu, alors que pour lui l'affaire
Dreyfus se posait seulement devant sa raison comme un théorème
irréfutable et qu'il démontra, en effet, par la plus étonnante réussite
de politique rationnelle (réussite contre la France, dirent certains)
qu'on ait jamais vue. En deux ans il remplaça un ministère Billot par un
ministère Clemenceau, changea de fond en comble l'opinion publique, tira
de sa prison Picquart pour le mettre, ingrat, au Ministère de la Guerre.
Peut-être ce rationaliste manoeuvreur de foules était-il lui-même
manoeuvré par son ascendance. Quand les systèmes philosophiques qui
contiennent le plus de vérités sont dictés à leurs auteurs, en dernière
analyse, par une raison de sentiment, comment supposer que, dans une
simple affaire politique comme l'affaire Dreyfus, des raisons de ce
genre ne puissent, à l'insu du raisonneur, gouverner sa raison? Bloch
croyait avoir logiquement choisi son dreyfusisme, et savait pourtant que
son nez, sa peau et ses cheveux lui avaient été imposés par sa race.
Sans doute la raison est plus libre; elle obéit pourtant à certaines
lois qu'elle ne s'est pas données. Le cas du maître d'hôtel des
Guermantes et du nôtre était particulier. Les vagues des deux courants
de dreyfusisme et d'antidreyfusisme, qui de haut en bas divisaient la
France, étaient assez silencieuses, mais les rares échos qu'elles
émettaient étaient sincères. En entendant quelqu'un, au milieu d'une
causerie qui s'écartait volontairement de l'Affaire, annoncer
furtivement une nouvelle politique, généralement fausse mais toujours
souhaitée, on pouvait induire de l'objet de ses prédictions
l'orientation de ses désirs. Ainsi s'affrontaient sur quelques points,
d'un côté un timide apostolat, de l'autre, une sainte indignation. Les
deux maîtres d'hôtel que j'entendis en rentrant faisaient exception à la
règle. Le nôtre laissa entendre que Dreyfus était coupable, celui des
Guermantes qu'il était innocent. Ce n'était pas pour dissimuler leurs
convictions, mais par méchanceté et âpreté au jeu. Notre maître d'hôtel,
incertain si la révision se ferait, voulait d'avance, pour le cas d'un
échec, ôter au maître d'hôtel des Guermantes la joie de croire une juste
cause battue. Le maître d'hôtel des Guermantes pensait qu'en cas de
refus de révision, le nôtre serait plus ennuyé de voir maintenir à l'île
du Diable un innocent.
Je remontai et trouvai ma grand'mère plus souffrante. Depuis quelque
temps, sans trop savoir ce qu'elle avait, elle se plaignait de sa santé.
C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons
pas seuls, mais enchaînés à un être d'un règne différent, dont des
abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est
impossible de nous faire comprendre: notre corps. Quelque brigand que
nous rencontrions sur une route, peut-être pourrons-nous arriver à le
rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais
demander pitié à notre corps, c'est discourir devant une pieuvre, pour
qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau,
et avec laquelle nous serions épouvantés d'être condamnés à vivre. Les
malaises de ma grand'mère passaient souvent inaperçus à son attention
toujours détournée vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour arriver
à les guérir, elle s'efforçait en vain de les comprendre. Si les
phénomènes morbides dont son corps était le théâtre restaient obscurs et
insaisissables à la pensée de ma grand'mère, ils étaient clairs et
intelligibles pour des êtres appartenant au même règne physique qu'eux,
de ceux à qui l'esprit humain a fini par s'adresser pour comprendre ce
que lui dit son corps, comme devant les réponses d'un étranger on va
chercher quelqu'un du même pays qui servira d'interprète. Eux peuvent
causer avec notre corps, nous dire si sa colère est grave ou s'apaisera
bientôt. Cottard, qu'on avait appelé auprès de ma grand'mère et qui nous
avait agacés en nous demandant avec un sourire fin, dès la première
minute où nous lui avions dit que ma grand'mère était malade: «Malade?
Ce n'est pas au moins une maladie diplomatique? », Cottard essaya, pour
calmer l'agitation de sa malade, le régime lacté. Mais les perpétuelles
soupes au lait ne firent pas d'effet parce que ma grand'mère y mettait
beaucoup de sel (Widal n'ayant pas encore fait ses découvertes), dont on
ignorait l'inconvénient en ce temps-là. Car la médecine étant un
compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en
appelant à soi les meilleurs d'entre eux on a grande chance d'implorer
une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte
que croire à la médecine serait la suprême folie, si n'y pas croire n'en
était pas une plus grande, car de cet amoncellement d'erreurs se sont
dégagées à la longue quelques vérités. Cottard avait recommandé qu'on
prît sa température. On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute
sa hauteur le tube était vide de mercure. A peine si l'on distinguait,
tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d'argent. Elle semblait
morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand'mère.
Nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps; la petite sorcière
n'avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes
immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n'en bougeant plus, nous
montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que
toutes les réflexions qu'ait pu faire sur soi-même l'âme de ma
grand'mère eussent été bien incapables de lui fournir: 38°3. Pour la
première fois nous ressentîmes quelque inquiétude. Nous secouâmes bien
fort le thermomètre pour effacer le signe fatidique, comme si nous
avions pu par là abaisser la fièvre en même temps que la température
marquée. Hélas! il fut bien clair que la petite sibylle dépourvue de
raison n'avait pas donné arbitrairement cette réponse, car le lendemain,
à peine le thermomètre fut-il replacé entre les lèvres de ma grand'mère
que presque aussitôt, comme d'un seul bond, belle de certitude et de
l'intuition d'un fait pour nous invisible, la petite prophétesse était
venue s'arrêter au même point, en une immobilité implacable, et nous
montrait encore ce chiffre 38°3, de sa verge étincelante. Elle ne disait
rien d'autre, mais nous avions eu beau désirer, vouloir, prier, sourde,
il semblait que ce fût son dernier mot avertisseur et menaçant. Alors,
pour tâcher de la contraindre à modifier sa réponse, nous nous
adressâmes à une autre créature du même règne, mais plus puissante, qui
ne se contente pas d'interroger le corps mais peut lui commander, un
fébrifuge du même ordre que l'aspirine, non encore employée alors. Nous
n'avions pas fait baisser le thermomètre au delà de 37°1/2 dans l'espoir
qu'il n'aurait pas ainsi à remonter. Nous fîmes prendre ce fébrifuge à
ma grand'mère et remîmes alors le thermomètre. Comme un gardien
implacable à qui on montre l'ordre d'une autorité supérieure auprès de
laquelle on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en règle
répond: «C'est bien, je n'ai rien à dire, du moment que c'est comme ça,
passez», la vigilante tourière ne bougea pas cette fois. Mais, morose,
elle semblait dire: «A quoi cela vous servira-t-il? Puisque vous
connaissez la quinine, elle me donnera l'ordre de ne pas bouger, une
fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais,
allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avancés. »
Alors ma grand'mère éprouva la présence, en elle, d'une créature qui
connaissait mieux le corps humain que ma grand'mère, la présence d'une
contemporaine des races disparues, la présence du premier occupant--bien
antérieur à la création de l'homme qui pense;--elle sentit cet allié
millénaire qui la tâtait, un peu durement même, à la tête, au coeur, au
coude; il reconnaissait les lieux, organisait tout pour le combat
préhistorique qui eut lieu aussitôt après. En un moment, Python écrasé,
la fièvre fut vaincue par le puissant élément chimique, que ma
grand'mère, à travers les règnes, passant par-dessus tous les animaux et
les végétaux, aurait voulu pouvoir remercier. Et elle restait émue de
cette entrevue qu'elle venait d'avoir, à travers tant de siècles, avec
un climat antérieur à la création même des plantes. De son côté le
thermomètre, comme une Parque momentanément vaincue par un dieu plus
ancien, tenait immobile son fuseau d'argent. Hélas! d'autres créatures
inférieures, que l'homme a dressées à la chasse de ces gibiers
mystérieux qu'il ne peut pas poursuivre au fond de lui-même, nous
apportaient cruellement tous les jours un chiffre d'albumine faible,
mais assez fixe pour que lui aussi parût en rapport avec quelque état
persistant que nous n'apercevions pas. Bergotte avait choqué en moi
l'instinct scrupuleux qui me faisait subordonner mon intelligence, quand
il m'avait parlé du docteur du Boulbon comme d'un médecin qui ne
m'ennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en
apparence bizarres, mais s'adapteraient à la singularité de mon
intelligence. Mais les idées se transforment en nous, elles triomphent
des résistances que nous leur opposions d'abord et se nourrissent de
riches réserves intellectuelles toutes prêtes, que nous ne savions pas
faites pour elles. Maintenant, comme il arrive chaque fois que les
propos entendus au sujet de quelqu'un que nous ne connaissons pas ont eu
la vertu d'éveiller en nous l'idée d'un grand talent, d'une sorte de
génie, au fond de mon esprit je faisais bénéficier le docteur du Boulbon
de cette confiance sans limites que nous inspire celui qui d'un oeil
plus profond qu'un autre perçoit la vérité. Je savais certes qu'il était
plutôt un spécialiste des maladies nerveuses, celui à qui Charcot avant
de mourir avait prédit qu'il régnerait sur la neurologie et la
psychiatrie. «Ah! je ne sais pas, c'est très possible», dit Françoise
qui était là et qui entendait pour la première fois le nom de Charcot
comme celui de du Boulbon. Mais cela ne l'empêchait nullement de dire:
«C'est possible. » Ses «c'est possible», ses «peut-être», ses «je ne sais
pas» étaient exaspérants en pareil cas. On avait envie de lui répondre:
«Bien entendu que vous ne le saviez pas puisque vous ne connaissez rien
à la chose dont il s'agit, comment pouvez-vous même dire que c'est
possible ou pas, vous n'en savez rien? En tout cas maintenant vous ne
pouvez pas dire que vous ne savez pas ce que Charcot a dit à du Boulbon,
etc. , vous le savez puisque nous vous l'avons dit, et vos «peut-être»,
vos «c'est possible» ne sont pas de mise puisque c'est certain. »
Malgré cette compétence plus particulière en matière cérébrale et
nerveuse, comme je savais que du Boulbon était un grand médecin, un
homme supérieur, d'une intelligence inventive et profonde, je suppliai
ma mère de le faire venir, et l'espoir que, par une vue juste du mal, il
le guérirait peut-être, finit par l'emporter sur la crainte que nous
avions, si nous appelions un consultant, d'effrayer ma grand'mère. Ce
qui décida ma mère fut que, inconsciemment encouragée par Cottard, ma
grand'mère ne sortait plus, ne se levait guère. Elle avait beau nous
répondre par la lettre de Mme de Sévigné sur Mme de la Fayette: «On
disait qu'elle était folle de ne vouloir point sortir. Je disais à ces
personnes si précipitées dans leur jugement: «Mme de la Fayette n'est
pas folle» et je m'en tenais là. Il a fallu qu'elle soit morte pour
faire voir qu'elle avait raison de ne pas sortir. » Du Boulbon appelé
donna tort, sinon à Mme de Sévigné qu'on ne lui cita pas, du moins à ma
grand'mère. Au lieu de l'ausculter, tout en posant sur elle ses
admirables regards où il y avait peut-être l'illusion de scruter
profondément la malade, ou le désir de lui donner cette illusion, qui
semblait spontanée mais devait être tenue machinale, ou de ne pas lui
laisser voir qu'il pensait à tout autre chose, ou de prendre de l'empire
sur elle,--il commença à parler de Bergotte.
--Ah! je crois bien, Madame, c'est admirable; comme vous avez raison de
l'aimer! Mais lequel de ses livres préférez-vous? Ah! vraiment! Mon
Dieu, c'est peut-être en effet le meilleur. C'est en tout cas son roman
le mieux composé: Claire y est bien charmante; comme personnage d'homme
lequel vous y est le plus sympathique?
Je crus d'abord qu'il la faisait ainsi parler littérature parce que,
lui, la médecine l'ennuyait, peut-être aussi pour faire montre de sa
largeur d'esprit, et même, dans un but plus thérapeutique, pour rendre
confiance à la malade, lui montrer qu'il n'était pas inquiet, la
distraire de son état. Mais, depuis, j'ai compris que, surtout
particulièrement remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le
cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire
de ma grand'mère était bien intacte. Comme à contre-coeur il
l'interrogea un peu sur sa vie, l'oeil sombre et fixe. Puis tout à coup,
comme apercevant la vérité et décidé à l'atteindre coûte que coûte, avec
un geste préalable qui semblait avoir peine à s'ébrouer, en les
écartant, du flot des dernières hésitations qu'il pouvait avoir et de
toutes les objections que nous aurions pu faire, regardant ma grand'mère
d'un oeil lucide, librement et comme enfin sur la terre ferme, ponctuant
les mots sur un ton doux et prenant, dont l'intelligence nuançait toutes
les inflexions (sa voix du reste, pendant toute la visite, resta ce
qu'elle était naturellement, caressante, et sous ses sourcils
embroussaillés, ses yeux ironiques étaient remplis de bonté):
--Vous irez bien, Madame, le jour lointain ou proche, et il dépend de
vous que ce soit aujourd'hui même, où vous comprendrez que vous n'avez
rien et où vous aurez repris la vie commune. Vous m'avez dit que vous ne
mangiez pas, que vous ne sortiez pas?
--Mais, Monsieur, j'ai un peu de fièvre.
Il toucha sa main.
--Pas en ce moment en tout cas. Et puis la belle excuse! Ne savez-vous
pas que nous laissons au grand air, que nous suralimentons, des
tuberculeux qui ont jusqu'à 39°?
--Mais j'ai aussi un peu d'albumine.
--Vous ne devriez pas le savoir. Vous avez ce que j'ai décrit sous le
nom d'albumine mentale. Nous avons tous eu, au cours d'une
indisposition, notre petite crise d'albumine que notre médecin s'est
empressé de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que
les médecins guérissent avec des médicaments (on assure, du moins, que
cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez des sujets bien
portants, en leur inoculant cet agent pathogène, plus virulent mille
fois que tous les microbes, l'idée qu'on est malade. Une telle croyance,
puissante sur le tempérament de tous, agit avec une efficacité
particulière chez les nerveux. Dites-leur qu'une fenêtre fermée est
ouverte dans leur dos, ils commencent à éternuer; faites-leur croire que
vous avez mis de la magnésie dans leur potage, ils seront pris de
coliques; que leur café était plus fort que d'habitude, ils ne fermeront
pas l'oeil de la nuit. Croyez-vous, Madame, qu'il ne m'a pas suffi de
voir vos yeux, d'entendre seulement la façon dont vous vous exprimez,
que dis-je? de voir Madame votre fille et votre petit-fils qui vous
ressemblent tant, pour connaître à qui j'avais affaire? «Ta grand'mère
pourrait peut-être aller s'asseoir, si le docteur le lui permet, dans
une allée calme des Champs-Élysées, près de ce massif de lauriers devant
lequel tu jouais autrefois», me dit ma mère consultant ainsi
indirectement du Boulbon et de laquelle la voix prenait, à cause de
cela, quelque chose de timide et de déférent qu'elle n'aurait pas eu si
elle s'était adressée à moi seul. Le docteur se tourna vers ma
grand'mère et, comme il n'était pas moins lettré que savant: «Allez aux
Champs-Élysées, Madame, près du massif de lauriers qu'aime votre
petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. Après avoir
exterminé le serpent Python, c'est une branche de laurier à la main
qu'Apollon fit son entrée dans Delphes. Il voulait ainsi se préserver
des germes mortels de la bête venimeuse. Vous voyez que le laurier est
le plus ancien, le plus vénérable, et j'ajouterai--ce qui a sa valeur en
thérapeutique, comme en prophylaxie--le plus beau des antiseptiques. »
Comme une grande partie de ce que savent les médecins leur est enseignée
par les malades, ils sont facilement portés à croire que ce savoir des
«patients» est le même chez tous, et ils se flattent d'étonner celui
auprès de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux
qu'ils ont auparavant soignés. Aussi fut-ce avec le fin sourire d'un
Parisien qui, causant avec un paysan, espérerait l'étonner en se servant
d'un mot de patois, que le docteur du Boulbon dit à ma grand'mère:
«Probablement les temps de vent réussissent à vous faire dormir là où
échoueraient les, plus puissants hypnotiques. --Au contraire, Monsieur,
le vent m'empêche absolument de dormir. » Mais les médecins sont
susceptibles. «Ach! » murmura du Boulbon en fronçant les sourcils, comme
si on lui avait marché sur le pied et si les insomnies de ma grand'mère
par les nuits de tempête étaient pour lui une injure personnelle. Il
n'avait pas tout de même trop d'amour-propre, et comme, en tant
qu'«esprit supérieur», il croyait de son devoir de ne pas ajouter foi à
la médecine, il reprit vite sa sérénité philosophique.
Ma mère, par désir passionné d'être rassurée par l'ami de Bergotte,
ajouta à l'appui de son dire qu'une cousine germaine de ma grand'mère,
en proie à une affection nerveuse, était restée sept ans cloîtrée dans
sa chambre à coucher de Combray, sans se lever qu'une fois ou deux par
semaine.
--Vous voyez, Madame, je ne le savais pas, et j'aurais pu vous le dire.
--Mais, Monsieur, je ne suis nullement comme elle, au contraire; mon
médecin ne peut pas me faire rester couchée, dit ma grand'mère, soit
qu'elle fût un peu agacée par les théories du docteur ou désireuse de
lui soumettre les objections qu'on y pouvait faire, dans l'espoir qu'il
les réfuterait, et que, une fois qu'il serait parti, elle n'aurait plus
en elle-même aucun doute à élever sur son heureux diagnostic.
--Mais naturellement, Madame, on ne peut pas avoir, pardonnez-moi le
mot, toutes les vésanies; vous en avez d'autres, vous n'avez pas
celle-là. Hier, j'ai visité une maison de santé pour neurasthéniques.
Dans le jardin, un homme était debout sur un banc, immobile comme un
fakir, le cou incliné dans une position qui devait être fort pénible.
Comme je lui demandais ce qu'il faisait là, il me répondit sans faire un
mouvement ni tourner la tête: «Docteur, je suis extrêmement rhumatisant
et enrhumable, je viens de prendre trop d'exercice, et pendant que je me
donnais bêtement chaud ainsi, mon cou était appuyé contre mes flanelles.
Si maintenant je l'éloignais de ces flanelles avant d'avoir laissé
tomber ma chaleur, je suis sûr de prendre un torticolis et peut-être une
bronchite. » Et il l'aurait pris, en effet. «Vous êtes un joli
neurasthénique, voilà ce que vous êtes», lui dis-je. Savez-vous la
raison qu'il me donna pour me prouver que non? C'est que, tandis que
tous les malades de l'établissement avaient la manie de prendre leur
poids, au point qu'on avait dû mettre un cadenas à la balance pour
qu'ils ne passassent pas toute la journée à se peser, lui on était
obligé de le forcer à monter sur la bascule, tant il en avait peu envie.
Il triomphait de n'avoir pas la manie des autres, sans penser qu'il
avait aussi la sienne et que c'était elle qui le préservait d'une autre.
Ne soyez pas blessée de la comparaison, Madame, car cet homme qui
n'osait pas tourner le cou de peur de s'enrhumer est le plus grand poète
de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je
connaisse. Supportez d'être appelée une nerveuse. Vous appartenez à
cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout
ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et
non pas d'autres qui ont fondé les religions et composé les
chefs-d'oeuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit et
surtout ce qu'eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les
fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne
savons pas ce qu'elles ont coûté, à ceux qui les inventèrent,
d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes,
d'épilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et
que vous connaissez peut-être, Madame, ajouta-t-il en souriant à ma
grand'mère, car, avouez-le, quand je suis venu, vous n'étiez pas très
rassurée. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-être.
Dieu sait de quelle affection vous croyiez découvrir en vous les
symptômes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme
est un pasticheur de génie. Il n'y a pas de maladie qu'il ne contrefasse
à merveille. Il imite à s'y méprendre la dilatation des dyspeptiques,
les nausées de la grossesse, l'arythmie du cardiaque, la fébricité du
tuberculeux. Capable de tromper le médecin, comment ne tromperait-il pas
le malade? Ah! ne croyez pas que je raille vos maux, je n'entreprendrais
pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. Et, tenez, il n'y
a de bonne confession que réciproque. Je vous ai dit que sans maladie
nerveuse il n'est pas de grand artiste, qui plus est, ajouta-t-il en
élevant gravement l'index, il n'y a pas de grand savant. J'ajouterai
que, sans qu'il soit atteint lui-même de maladie nerveuse, il n'est pas,
ne me faites pas dire de bon médecin, mais seulement de médecin correct
des maladies nerveuses. Dans la pathologie nerveuse, un médecin qui ne
dit pas trop de bêtises, c'est un malade à demi guéri, comme un critique
est un poète qui ne fait plus de vers, un policier un voleur qui
n'exerce plus. Moi, Madame, je ne me crois pas comme vous albuminurique,
je n'ai pas la peur nerveuse de la nourriture, du grand air, mais je ne
peux pas m'endormir sans m'être relevé plus de vingt fois pour voir si
ma porte est fermée. Et cette maison de santé où j'ai trouvé hier un
poète qui ne tournait pas le cou, j'y allais retenir une chambre, car,
ceci entre nous, j'y passe mes vacances à me soigner quand j'ai augmenté
mes maux en me fatiguant trop à guérir ceux des autres.
--Mais, Monsieur, devrais-je faire une cure semblable? dit avec effroi
ma grand'mère.
--C'est inutile, Madame. Les manifestations que vous accusez céderont
devant ma parole. Et puis vous avez près de vous quelqu'un de très
puissant que je constitue désormais votre médecin. C'est votre mal,
votre suractivité nerveuse. Je saurais la manière de vous en guérir, je
me garderais bien de le faire. Il me suffit de lui commander. Je vois
sur votre table un ouvrage de Bergotte. Guérie de votre nervosisme, vous
ne l'aimeriez plus. Or, me sentirais-je le droit d'échanger les joies
qu'il procure contre une intégrité nerveuse qui serait bien incapable de
vous les donner? Mais ces joies mêmes, c'est un puissant remède, le plus
puissant de tous peut-être. Non, je n'en veux pas à votre énergie
nerveuse. Je lui demande seulement de m'écouter; je vous confie à elle.
Qu'elle fasse machine en arrière. La force qu'elle mettait pour vous
empêcher de vous promener, de prendre assez de nourriture, qu'elle
l'emploie à vous faire manger, à vous faire lire, à vous faire sortir, à
vous distraire de toutes façons. Ne me dites pas que vous êtes fatiguée.
La fatigue est la réalisation organique d'une idée préconçue. Commencez
par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition,
ce qui peut arriver à tout le monde, ce sera comme si vous ne l'aviez
pas, car elle aura fait de vous, selon un mot profond de M. de
Talleyrand, un bien portant imaginaire. Tenez, elle a commencé à vous
guérir, vous m'écoutez toute droite, sans vous être appuyée une fois,
l'oeil vif, la mine bonne, et il y a de cela une demi-heure d'horloge et
vous ne vous en êtes pas aperçue. Madame, j'ai bien l'honneur de vous
saluer.
Quand, après avoir reconduit le docteur du Boulbon, je rentrai dans la
chambre où ma mère était seule, le chagrin qui m'oppressait depuis
plusieurs semaines s'envola, je sentis que ma mère allait laisser
éclater sa joie et qu'elle allait voir la mienne, j'éprouvai cette
impossibilité de supporter l'attente de l'instant prochain où, près de
nous, une personne va être émue qui, dans un autre ordre, est un peu
comme la peur qu'on éprouve quand on sait que quelqu'un va entrer pour
vous effrayer par une porte qui est encore fermée; je voulus dire un mot
à maman, mais ma voix se brisa, et fondant en larmes, je restai
longtemps, la tête sur son épaule, à pleurer, à goûter, à accepter, à
chérir la douleur, maintenant que je savais qu'elle était sortie de ma
vie, comme nous aimons à nous exalter de vertueux projets que les
circonstances ne nous permettent pas de mettre à exécution. Françoise
m'exaspéra en ne prenant pas part à notre joie. Elle était tout émue
parce qu'une scène terrible avait éclaté entre le valet de pied et le
concierge rapporteur. Il avait fallu que la duchesse, dans sa bonté,
intervînt, rétablît un semblant de paix et pardonnât au valet de pied.
Car elle était bonne, et ç'aurait été la place idéale si elle n'avait
pas écouté les «racontages».
On commençait déjà depuis plusieurs jours à savoir ma grand'mère
souffrante et à prendre de ses nouvelles. Saint-Loup m'avait écrit: «Je
ne veux pas profiter de ces heures où ta chère grand'mère n'est pas bien
pour te faire ce qui est beaucoup plus que des reproches et où elle
n'est pour rien. Mais je mentirais en te disant, fût-ce par
prétérition, que je n'oublierai jamais la perfidie de ta conduite et
qu'il n'y aura jamais un pardon pour ta fourberie et ta trahison. » Mais
des amis, jugeant ma grand'mère peu souffrante (on ignorait même qu'elle
le fût du tout), m'avaient demandé de les prendre le lendemain aux
Champs-Élysées pour aller de là faire une visite et assister, à la
campagne, à un dîner qui m'amusait. Je n'avais plus aucune raison de
renoncer à ces deux plaisirs. Quand on avait dit à ma grand'mère qu'il
faudrait maintenant, pour obéir au docteur du Boulbon, qu'elle se
promenât beaucoup, on a vu qu'elle avait tout de suite parlé des
Champs-Élysées. Il me serait aisé de l'y conduire; pendant qu'elle
serait assise à lire, de m'entendre avec mes amis sur le lieu où nous
retrouver, et j'aurais encore le temps, en me dépêchant, de prendre avec
eux le train pour Ville-d'Avray. Au moment convenu, ma grand'mère ne
voulut pas sortir, se trouvant fatiguée. Mais ma mère, instruite par du
Boulbon, eut l'énergie de se fâcher et de se faire obéir. Elle pleurait
presque à la pensée que ma grand'mère allait retomber dans sa faiblesse
nerveuse, et ne s'en relèverait plus. Jamais un temps aussi beau et
chaud ne se prêterait si bien à sa sortie. Le soleil changeant de place
intercalait ça et là dans la solidité rompue du balcon ses
inconsistantes mousselines et donnait à la pierre de taille un tiède
épiderme, un halo d'or imprécis. Comme Françoise n'avait pas eu le temps
d'envoyer un «tube» à sa fille, elle nous quitta dès après le déjeuner.
Ce fut déjà bien beau qu'avant elle entrât chez Jupien pour faire faire
un point au mantelet que ma grand'mère mettrait pour sortir. Rentrant
moi-même à ce moment-là de ma promenade matinale, j'allai avec elle chez
le giletier. «Est-ce votre jeune maître qui vous amène ici, dit Jupien à
Françoise, est-ce vous qui me l'amenez, ou bien est-ce quelque bon vent
et la fortune qui vous amènent tous les deux? » Bien qu'il n'eût pas
fait ses classes, Jupien respectait aussi naturellement la syntaxe que
M. de Guermantes, malgré bien des efforts, la violait. Une fois
Françoise partie et le mantelet réparé, il fallut que ma grand-mère
s'habillât; Ayant refusé obstinément que maman restât avec elle, elle
mit, toute seule, un temps infini à sa toilette, et maintenant que je
savais qu'elle était bien portante, et avec cette étrange indifférence
que nous avons pour nos parents tant qu'ils vivent, qui fait que nous
les faisons passer après tout le monde, je la trouvais bien égoïste
d'être si longue, de risquer de me mettre en retard quand elle savait
que j'avais rendez-vous avec des amis et devais dîner à Ville-d'Avray.
D'impatience, je finis par descendre d'avance, après qu'on m'eut dit
deux fois qu'elle allait être prête. Enfin elle me rejoignit, sans me
demander pardon de son retard comme elle faisait d'habitude dans ces
cas-là, rouge et distraite comme une personne qui est pressée et qui a
oublié la moitié de ses affaires, comme j'arrivais près de la porte
vitrée entr'ouverte qui, sans les en réchauffer le moins du monde,
laissait entrer l'air liquide, gazouillant et tiède du dehors, comme si
on avait ouvert un réservoir, entre les glaciales parois de l'hôtel.
--Mon Dieu, puisque tu vas voir des amis, j'aurais pu mettre un autre
mantelet. J'ai l'air un peu malheureux avec cela.
Je fus frappé comme elle était congestionnée et compris que, s'étant
mise en retard, elle avait dû beaucoup se dépêcher. Comme nous venions
de quitter le fiacre à l'entrée de l'avenue Gabriel, dans les
Champs-Élysées, je vis ma grand'mère qui, sans me parler, s'était
détournée et se dirigeait vers le petit pavillon ancien, grillagé de
vert, où un jour j'avais attendu Françoise. Le même garde forestier qui
s'y trouvait alors y était encore auprès de la «marquise», quand,
suivant ma grand'mère qui, parce qu'elle avait sans doute une nausée,
tenait sa main devant sa bouche, je montai les degrés du petit théâtre
rustique édifié au milieu des jardins. Au contrôle, comme dans ces
cirques forains où le clown, prêt à entrer en scène et tout enfariné,
reçoit lui-même à la porte le prix des places, la «marquise», percevant
les entrées, était toujours là avec son museau énorme et irrégulier
enduit de plâtre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de
dentelle noire surmontant sa perruque rousse. Mais je ne crois pas
qu'elle me reconnut. Le garde, délaissant la surveillance des verdures,
à la couleur desquelles était assorti son uniforme, causait, assis à
côté d'elle.
--Alors, disait-il, vous êtes toujours là. Vous ne pensez pas à vous
retirer.
--Et pourquoi que je me retirerais, Monsieur? Voulez-vous me dire où je
serais mieux qu'ici, où j'aurais plus mes aises et tout le confortable?
Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction; c'est ce que
j'appelle mon petit Paris: mes clients me tiennent au courant de ce qui
se passe. Tenez, Monsieur, il y en a un qui est sorti il n'y a pas plus
de cinq minutes, c'est un magistrat tout ce qu'il y a de plus haut
placé. Eh bien! Monsieur, s'écria-t-elle avec ardeur comme prête à
soutenir cette assertion par la violence--si l'agent de l'autorité avait
fait mine d'en contester l'exactitude,--depuis huit ans, vous m'entendez
bien, tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est
ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l'autre, ne salissant
jamais rien, il reste plus d'une demi-heure pour lire ses journaux en
faisant ses petits besoins. Un seul jour il n'est pas venu. Sur le
moment je ne m'en suis pas aperçue, mais le soir tout d'un coup je me
suis dit: «Tiens, mais ce monsieur n'est pas venu, il est peut-être
mort. » Ça m'a fait quelque chose parce que je m'attache quand le monde
est bien. Aussi j'ai été bien contente quand je l'ai revu le lendemain,
je lui ai dit: «Monsieur, il ne vous était rien arrivé hier? » Alors il
m'a dit comme ça qu'il ne lui était rien arrivé à lui, que c'était sa
femme qui était morte, et qu'il avait été si retourné qu'il n'avait pas
pu venir. Il avait l'air triste assurément, vous comprenez, des gens qui
étaient mariés depuis vingt-cinq ans, mais il avait l'air content tout
de même de revenir. On sentait qu'il avait été tout dérangé dans ses
petites habitudes. J'ai tâché de le remonter, je lui ai dit: «Il ne faut
pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera
une petite distraction.
