Comme je suivais les allées séparées d'un sous-bois, tendues d'une
gaze chaque jour amincie, le souvenir d'une promenade où Albertine
était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec
moi, où je sentais qu'elle enveloppait ma vie, flottait maintenant
autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au
milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue
dans le vide, l'horizontalité clairsemée des feuillages d'or.
gaze chaque jour amincie, le souvenir d'une promenade où Albertine
était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec
moi, où je sentais qu'elle enveloppait ma vie, flottait maintenant
autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au
milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue
dans le vide, l'horizontalité clairsemée des feuillages d'or.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - a
The Project Gutenberg eBook of Albertine disparue Vol 02 (of 2), by Marcel
Proust
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Title: Albertine disparue Vol 02 (of 2)
À la recherche du temps perdu, Tome 7
Author: Marcel Proust
Release Date: January 31, 2021 [eBook #64428]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously
made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France. )
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ALBERTINE DISPARUE VOL 02 (OF
2) ***
MARCEL PROUST
À LA RECHERCHE DU
TEMPS PERDU
TOME VII
ALBERTINE
DISPARUE
* *
VINGT-SEPTIÈME ÉDITION
NRF
PARIS
Librairie Gallimard
ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle (VIme)
TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION
RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.
COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD, 1925.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
ALBERTINE DISPARUE
CHAPITRE II
_Mademoiselle de Forcheville_
Ce n'était pas que je n'aimasse encore Albertine, mais déjà pas de la
même façon que les derniers temps. Non, c'était à la façon des
temps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieux et gens,
me faisait éprouver une curiosité où il y avait plus de charme que de
souffrance. Et en effet je sentais bien maintenant qu'avant de l'oublier
tout à fait, avant d'atteindre à l'indifférence initiale, il me
faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route au point
d'où il est parti, traverser en sens inverse tous les sentiments par
lesquels j'avais passé avant d'arriver à mon grand amour. Mais ces
fragments, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardé
la force terrible, l'ignorance heureuse de l'espérance qui s'élançait
alors vers un temps devenu aujourd'hui le passé, mais qu'une
hallucination nous fait un instant prendre rétrospectivement pour
l'avenir. Je lisais une lettre d'Albertine, où elle m'avait annoncé sa
visite pour le soir et j'avais une seconde la joie de l'attente. Dans
ces retours par la même ligne d'un pays où l'on ne retournera jamais,
où l'on reconnaît le nom, l'aspect de toutes les stations par où on a
déjà passé à l'aller, il arrive que, tandis qu'on est arrêté à
l'une d'elles en gare, on a un instant l'illusion qu'on repart, mais
dans la direction du lieu d'où l'on vient, comme l'on avait fait la
première fois. Tout de suite l'illusion cesse, mais une seconde on
s'était senti de nouveau emporté: telle est la cruauté du souvenir.
Parfois la lecture d'un roman un peu triste me ramenait brusquement en
arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés,
abolissent l'habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la
vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, puisque
les forces de l'habitude, l'oubli qu'elles produisent, la gaîté
qu'elles ramènent par l'impuissance du cerveau à lutter contre elles
et à recréer le vrai, l'emportent infiniment sur la suggestion presque
hypnotique d'un beau livre qui, comme toutes les suggestions, a des
effets très courts.
Et pourtant, si l'on ne peut pas, avant de revenir à l'indifférence
d'où on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse les
distances qu'on avait franchies pour arriver à l'amour, le trajet, la
ligne qu'on suit, ne sont pas forcément les mêmes. Elles ont de commun
de ne pas être directes parce que l'oubli pas plus que l'amour ne
progresse régulièrement. Mais elles n'empruntent pas forcément les
mêmes voies. Et dans celle que je suivis au retour, il y eut au milieu
d'un voyage confus, trois arrêts dont je me souviens, à cause de la
lumière qu'il y avait autour de moi, alors que j'étais déjà bien
près de l'arrivée, étapes que je me rappelle particulièrement, sans
doute parce que j'y aperçus des choses qui ne faisaient pas partie de
mon amour d'Albertine, ou du moins qui ne s'y rattachaient que dans la
mesure où ce qui était déjà dans notre âme avant un grand amour
s'associe à lui, soit en le nourrissant, soit en le combattant, soit en
faisant avec lui, pour notre intelligence qui analyse, contraste
d'image.
La première de ces étapes commença au début de l'hiver, un beau
dimanche de Toussaint où j'étais sorti. Tout en approchant du Bois, je
me rappelais avec tristesse le retour d'Albertine venant me chercher du
Trocadéro, car c'était la même journée, mais sans Albertine. Avec
tristesse et pourtant non sans plaisir tout de même, car la reprise en
mineur sur un ton désolé du même motif qui avait empli ma journée
d'autrefois, l'absence même de ce téléphonage de Françoise, de cette
arrivée d'Albertine qui n'était pas quelque chose de négatif, mais la
suppression dans la réalité de ce que je me rappelais et qui donnait
à la journée quelque chose de douloureux, en faisait quelque chose de
plus beau qu'une journée unie et simple parce que ce qui n'y était
plus, ce qui en avait été arraché, y restait imprimé comme en creux.
Au Bois, je fredonnais des phrases de la sonate de Vinteuil. Je ne
souffrais plus beaucoup de penser qu'Albertine me l'avait jouée, car
presque tous mes souvenirs d'elle étaient entrés dans ce second état
chimique où ils ne causent plus d'anxieuse oppression au cœur, mais de
la douceur. Par moment, dans les passages qu'elle jouait le plus
souvent, où elle avait l'habitude de faire telle réflexion qui me
paraissait alors charmante, de suggérer telle réminiscence, je me
disais: «Pauvre petite», mais sans tristesse, en ajoutant seulement au
passage musical une valeur de plus, une valeur en quelque sorte
historique et de curiosité comme celle que le portrait de Charles Ier
par Van Dyck, déjà si beau par lui-même, acquiert encore du fait
qu'il est entré dans les collections nationales par la volonté de Mme
du Barry d'impressionner le Roi. Quand la petite phrase, avant de
disparaître tout à fait, se défit en ses divers éléments où elle
flotta encore un instant éparpillée, ce ne fut pas pour moi comme pour
Swann une messagère d'Albertine qui disparaissait. Ce n'était pas tout
à fait les mêmes associations d'idées chez moi que chez Swann que la
petite phrase avait éveillées. J'avais été surtout sensible à
l'élaboration, aux essais, aux reprises, au «devenir» d'une phrase
qui se faisait durant la sonate comme cet amour s'était fait durant ma
vie. Et maintenant sachant combien chaque jour un élément de plus de
mon amour s'en allait, le côté jalousie, puis tel autre, revenant en
somme peu à peu dans un vague souvenir à la faible amorce du début,
c'était mon amour qu'il me semblait, en la petite phrase éparpillée,
voir se désagréger devant moi.
Comme je suivais les allées séparées d'un sous-bois, tendues d'une
gaze chaque jour amincie, le souvenir d'une promenade où Albertine
était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec
moi, où je sentais qu'elle enveloppait ma vie, flottait maintenant
autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au
milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue
dans le vide, l'horizontalité clairsemée des feuillages d'or.
D'ailleurs je tressaillais de moment en moment, comme tous ceux pour
lesquels une idée fixe donne à toute femme arrêtée au coin d'une
allée, la ressemblance, l'identité possible avec celle à qui on
pense. «C'est peut-être elle! » On se retourne, la voiture continue à
avancer et on ne revient pas en arrière. Ces feuillages, je ne me
contentais pas de les voir avec les yeux de la mémoire, ils
m'intéressaient, me touchaient comme ces pages purement descriptives,
au milieu desquelles un artiste pour les rendre plus complètes
introduit une fiction, tout un roman; et cette nature prenait ainsi le
seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu'à mon cœur. La
raison de ce charme me parut être que j'aimais toujours autant
Albertine, tandis que la raison véritable était au contraire que
l'oubli continuait à faire en moi de tels progrès que le souvenir
d'Albertine ne m'était plus cruel, c'est-à-dire avait changé; mais
nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme je crus alors
voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savons pas remonter
jusqu'à leur signification plus éloignée. Comme ces malaises dont le
médecin écoute son malade lui raconter l'histoire et à l'aide
desquels il remonte à une cause plus profonde, ignorée du patient, de
même nos impressions, nos idées, n'ont qu'une valeur de symptômes. Ma
jalousie étant tenue à l'écart par l'impression de charme et de douce
tristesse que je ressentais, mes sens se réveillaient. Une fois de plus
comme lorsque j'avais cessé de voir Gilberte, l'amour de la femme
s'élevait en moi, débarrassé de toute association exclusive avec une
certaine femme déjà aimée, et flottait comme ces essences qu'ont
libérées des destructions antérieures et qui errent en suspens dans
l'air printanier, ne demandant qu'à s'unir à une nouvelle créature.
Nulle part il ne germe autant de fleurs, s'appelassent-elles «ne
m'oubliez pas», que dans un cimetière. Je regardais les jeunes filles
dont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j'eusse fait
jadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celle où j'étais par
un même dimanche venu avec Albertine. Aussitôt, au regard que je
venais de poser sur telle ou telle d'entre elles, s'appariait
immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant, reflétant
d'insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jeté Albertine
et qui, géminant le mien d'une aile mystérieuse, rapide et bleuâtre,
faisait passer dans ces allées jusque-là si naturelles, le frisson
d'un inconnu dont mon propre désir n'eût pas suffi à les renouveler
s'il fût demeuré seul, car lui, pour moi, n'avait rien d'étranger.
D'ailleurs à Balbec, quand j'avais désiré connaître Albertine la
première fois, n'était-ce pas parce qu'elle m'avait semblé
représentative de ces jeunes filles dont la vue m'avait si souvent
arrêté dans les rues, sur les routes et que pour moi elle pouvait
résumer leur vie. Et n'était-il pas naturel que maintenant l'étoile
finissante de mon amour dans lequel elles s'étaient condensées se
dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses?
Toutes me semblaient des Albertine--l'image que je portais en moi me la
faisant retrouver partout,--et même, au détour d'une allée, l'une
d'elles qui remontait dans une automobile me la rappela tellement,
était si exactement de la même corpulence, que je me demandai un
instant si ce n'était pas elle que je venais de voir, si on ne m'avait
pas trompé en me faisant le récit de sa mort. Je la revoyais ainsi
dans un angle d'allée, peut-être à Balbec, remontant en voiture de la
même manière, alors qu'elle avait tant confiance dans la vie. Et
l'acte de cette jeune fille de remonter en automobile, je ne le
constatais pas seulement avec mes yeux, comme la superficielle apparence
qui se déroule si souvent au cours d'une promenade: devenu une sorte
d'acte durable, il me semblait s'étendre aussi dans le passé par ce
côté qui venait de lui être surajouté et qui s'appuyait si
voluptueusement, si tristement contre mon cœur. Mais déjà la jeune
fille avait disparu.
Un peu plus loin je vis un groupe de trois jeunes filles un peu plus
âgées, peut-être des jeunes femmes, dont l'allure élégante et
énergique correspondait si bien à ce qui m'avait séduit le premier
jour où j'avais aperçu Albertine et ses amies, que j'emboîtai le pas
à ces trois nouvelles jeunes filles et au moment où elles prirent une
voiture, j'en cherchai désespérément une autre dans tous les sens. Je
la trouvai, mais trop tard. Je ne les rejoignis pas. Mais quelques jours
plus tard, comme je rentrais, j'aperçus, sortant de sous la voûte de
notre maison, les trois jeunes filles que j'avais suivies au Bois.
C'était tout à fait, les deux brunes surtout, et un peu plus âgées
seulement, de ces jeunes filles du monde qui souvent, vues de ma
fenêtre ou croisées dans la rue, m'avaient fait faire mille projets,
aimer la vie, et que je n'avais pu connaître. La blonde avait un air un
peu plus délicat, presque souffrant, qui me plaisait moins. Ce fut
pourtant elle qui fut cause que je ne me contentai pas de les
considérer un instant, mais qu'ayant pris racine, je les contemplai
avec ces regards qui, par leur fixité impossible à distraire, leur
application comme à un problème, semblent avoir conscience qu'il
s'agit d'aller bien au delà de ce qu'on voit. Je les aurais sans doute
laissé disparaître comme tant d'autres si, au moment où elles
passèrent devant moi, la blonde--était-ce parce que je les contemplais
avec cette attention? --me lança furtivement un premier regard, puis,
m'ayant dépassé et retournant la tête vers moi, un second qui acheva
de m'enflammer. Cependant comme elle cessa de s'occuper de moi et se
remit à causer avec ses amies, mon ardeur eût sans doute fini par
tomber, si elle n'avait été centuplée par le fait suivant. Ayant
demandé au concierge qui elles étaient: «Elles ont demandé Mme la
Duchesse, me dit-il. Je crois qu'il n'y en a qu'une qui la connaisse et
que les autres l'avaient seulement accompagnée jusqu'à la porte. Voici
le nom, je ne sais pas si j'ai bien écrit. » Et je lus: Mlle
Déporcheville, que je rétablis aisément: d'Éporcheville,
c'est-à-dire le nom ou à peu près, autant que je me souvenais, de la
jeune fille d'excellente famille et apparentée vaguement aux Guermantes
dont Robert m'avait parlé pour l'avoir rencontrée dans une maison de
passe et avec laquelle il avait eu des relations. Je comprenais
maintenant la signification de son regard, pourquoi elle s'était
retournée et cachée de ses compagnes. Que de fois j'avais pensé à
elle, me l'imaginant d'après le nom que m'avait dit Robert. Et voici
que je venais de la voir, nullement différente de ses amies, sauf par
ce regard dissimulé qui ménageait entre elle et moi une entrée
secrète dans des parties de sa vie qui, évidemment, étaient cachées
à ses amies, et qui me la faisait paraître plus accessible--presque à
demi-mienne--plus douce que ne sont d'habitude les jeunes filles de
l'aristocratie. Dans l'esprit de celle-ci, entre elle et moi, il y avait
d'avance de commun les heures que nous aurions pu passer ensemble, si
elle avait eu la liberté de me donner un rendez-vous. N'était-ce pas
ce que son regard avait voulu m'exprimer avec une éloquence qui ne fut
claire que pour moi. Mon cœur battait de toutes ses forces, je n'aurais
pas pu dire exactement comment était faite Mlle d'Éporcheville, je
revoyais vaguement un blond visage aperçu de côté, mais j'étais
amoureux fou d'elle. Tout d'un coup je m'avisai que je raisonnais comme
si, entre les trois, Mlle d'Éporcheville était précisément la blonde
qui s'était retournée et m'avait regardée deux fois. Or le concierge
ne me l'avait pas dit. Je revins à sa loge, l'interrogeai à nouveau,
il me dit qu'il ne pouvait me renseigner là-dessus, mais qu'il allait
le demander à sa femme qui les avait déjà vues une autre fois. Elle
était en train de faire l'escalier de service. Qui n'a eu au cours de
sa vie de ces incertitudes, plus ou moins semblables à celles-là, et
délicieuses? Un ami charitable à qui on décrit une jeune fille qu'on
a vue au bal, en conclut qu'elle devait être une de ses amies et vous
invite avec elle. Mais entre tant d'autres et sur un simple portrait
parlé n'y aura-t-il pas eu d'erreur commise? La jeune fille que vous
allez voir tout à l'heure ne sera-t-elle pas une autre que celle que
vous désirez? Ou au contraire n'allez-vous pas voir vous tendre la main
en souriant précisément celle que vous souhaitiez qu'elle fût? Ce
dernier cas assez fréquent, sans être justifié toujours par un
raisonnement aussi probant que celui qui concernait Mlle
d'Éporcheville, résulte d'une sorte d'intuition et aussi de ce souffle
de chance qui parfois nous favorise. Alors, en la voyant, nous nous
disons: «C'était bien elle. » Je me rappelle que, dans la petite bande
des jeunes filles se promenant au bord de la mer, j'avais deviné juste
celle qui s'appelait Albertine Simonet. Ce souvenir me causa une douleur
aiguë mais brève, et tandis que le concierge cherchait sa femme, je
songeais surtout--pensant à Mlle d'Éporcheville et comme dans ces
minutes d'attente où un nom, un renseignement qu'on a on ne sait
pourquoi adapté à un visage, se trouve un instant libre et flotte,
prêt s'il adhère à un nouveau visage, à rendre rétrospectivement le
premier sur lequel il vous avait renseigné inconnu, innocent,
insaisissable,--que la concierge allait peut-être m'apprendre que Mlle
d'Éporcheville était au contraire une des deux brunes. Dans ce cas
s'évanouissait l'être à l'existence duquel je croyais, que j'aimais
déjà, que je ne songeais plus qu'à posséder, cette blonde et
sournoise Mlle d'Éporcheville que la fatale réponse allait alors
dissocier en deux éléments distincts, que j'avais arbitrairement unis
à la façon d'un romancier qui fond ensemble divers éléments
empruntés à la réalité pour créer un personnage imaginaire, et qui,
pris chacun à part,--le nom ne corroborant pas l'intention du
regard--perdaient toute signification. Dans ce cas mes arguments se
trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire
fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle d'Éporcheville
était bien la blonde.
Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût
été trop grand que sur ces trois jeunes filles l'une s'appelât Mlle
d'Éporcheville, que ce fût justement (ce qui était la première
vérification typique de ma supposition) celle qui m'avait regardé de
cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui
allait dans les maisons de passe.
Alors commença une journée d'une folle agitation. Avant même de
partir acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire
une meilleure impression quand j'irais voir Mme de Guermantes le
surlendemain, jour où la jeune fille devait, m'avait dit le concierge
revenir voir la Duchesse, chez qui je trouverais ainsi une jeune fille
facile et prendrais rendez-vous avec elle (car je trouverais bien le
moyen de l'entretenir un instant dans un coin du salon), j'allai pour
plus de sûreté télégraphier à Robert pour lui demander le nom exact
et la description de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant
le surlendemain (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pas
à Albertine) décidé, quoiqu'il pût m'arriver d'ici là, dussé-je
m'y faire descendre en chaise à porteur si j'étais malade, à faire
une visite prolongée à la duchesse. Si je télégraphiais à
Saint-Loup, ce n'est pas qu'il me restât des doutes sur l'identité de
la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m'avait parlé
fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pas qu'elles n'en
fissent qu'une seule. Mais dans mon impatience d'attendre le
surlendemain, il m'était doux, c'était déjà pour moi comme un
pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche la concernant, pleine
de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant ma dépêche avec
l'animation de l'homme qu'échauffe l'espérance, je remarquai combien
j'étais moins désarmé maintenant que dans mon enfance et vis-à-vis
de Mlle d'Éporcheville que de Gilberte. À partir du moment où j'avais
pris seulement la peine d'écrire ma dépêche, l'employé n'avait plus
qu'à la prendre, les réseaux les plus rapides de communication
électrique à la transmettre à l'étendue de la France et de la
Méditerranée, et tout le passé noceur de Robert allait être
appliqué à identifier la personne que je venais de rencontrer, se
trouver au service du roman que je venais d'ébaucher et auquel je
n'avais même plus besoin de penser, car la réponse allait se charger
de le conclure avant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandis
qu'autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissant
seul à la maison d'impuissants désirs, ne pouvant user des moyens
pratiques de la civilisation, j'aimais comme un sauvage ou même, car je
n'avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partir de ce
moment mon temps se passa dans la fièvre; une absence de quarante-huit
heures que mon père me demanda de faire avec lui et qui m'eût fait
manquer la visite chez la duchesse me mit dans une rage et un désespoir
tels que ma mère s'interposa et obtint de mon père de me laisser à
Paris. Mais pendant plusieurs heures ma colère ne put s'apaiser, tandis
que mon désir de Mlle d'Éporcheville avait été centuplé par
l'obstacle qu'on avait mis entre nous, par la crainte que j'avais eue un
instant que ces heures, auxquelles je souriais d'avance sans trêve, de
ma visite chez Mme de Guermantes, comme un bien certain que nul ne
pourrait m'enlever, n'eussent pas lieu. Certains philosophes disent que
le monde extérieur n'existe pas et que c'est en nous-même que nous
développons notre vie. Quoi qu'il en soit, l'amour, même en ses plus
humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu'est la
réalité pour nous. M'eût-il fallu dessiner de mémoire un portrait de
Mlle d'Éporcheville, donner sa description, son signalement, et même
la reconnaître dans la rue cela m'eût été impossible. Je l'avais
aperçue de profil, bougeante, elle m'avait semblé jolie, simple,
grande et blonde, je n'aurais pas pu en dire davantage. Mais toutes les
réactions du désir, de l'anxiété, du coup mortel frappé par la peur
de ne pas la voir si mon père m'emmenait, tout cela, associé à une
image qu'en somme je ne connaissais pas et dont il suffisait que je la
susse agréable, constituait déjà un amour. Enfin le lendemain matin,
après une nuit d'insomnie heureuse, je reçus la dépêche de
Saint-Loup: «de l'Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du
seigle, ville comme une ville, petite, brune, boulotte, est en ce moment
en Suisse. » Ce n'était pas elle!
Un instant avant que Françoise m'apportât la dépêche, ma mère
était entrée dans ma chambre avec le courrier, l'avait posé sur mon
lit avec négligence, en ayant l'air de penser à autre chose. Et se
retirant aussitôt pour me laisser seul, elle avait souri en partant. Et
moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu'on pouvait
toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l'on
prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et
pensai: «Il y a quelque chose d'intéressant pour moi dans le courrier,
et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma
surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous
ôtent la moitié de votre plaisir en vous l'annonçant. Et elle n'est
pas restée là parce qu'elle a craint que par amour-propre je dissimule
le plaisir que j'aurais et ainsi le ressente moins vivement». Cependant
en allant vers la porte pour sortir, elle avait rencontré Françoise
qui entrait chez moi, la dépêche à la main. Dès qu'elle me l'eut
donnée, ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et
l'avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car
Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de
pénétrer à toute heure dans ma chambre et d'y rester s'il lui
plaisait. Mais déjà, sur son visage, l'étonnement et la colère
avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d'une pitié
transcendante et d'une ironie philosophique, liqueur visqueuse que
sécrétait, pour guérir sa blessure, son amour-propre lésé. Pour ne
pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien pensait-elle
que nous étions des maîtres, c'est-à-dire des êtres capricieux, qui
ne brillent pas par l'intelligence et qui trouvent leur plaisir à
imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques,
pour bien montrer qu'ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme
de faire bouillir l'eau en temps d'épidémie, de balayer ma chambre
avec un linge mouillé, et d'en sortir au moment où on avait justement
l'intention d'y rester. Maman avait posé le courrier tout près de moi,
pour qu'il ne pût pas m'échapper. Mais je sentis que ce n'étaient que
des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que
j'aimais et qui, écrivant rarement, serait pour moi une surprise.
J'allai à la fenêtre, j'écartai les rideaux. Au-dessus du jour blême
et brumeux, le ciel était tout rose comme à cette heure dans les
cuisines les fourneaux qu'on allume, et cette vue me remplit
d'espérance et du désir de passer la nuit et de m'éveiller à la
petite station campagnarde où j'avais vu la laitière aux joues roses.
Pendant ce temps-là j'entendais Françoise qui, indignée qu'on l'eût
chassée de ma chambre où elle considérait qu'elle avait ses grandes
entrées, grommelait: «Si c'est pas malheureux, un enfant qu'on a vu
naître. Je ne l'ai pas vu quand sa mère le faisait bien sûr. Mais
quand je l'ai connu, pour bien dire, il n'y avait pas cinq ans qu'il
était naquis! »
J'ouvris le _Figaro_. Quel ennui! Justement le premier article avait le
même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru, mais
pas seulement le même titre,. . . voici quelques mots absolument pareils.
Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. Mais ce
n'étaient pas que quelques mots, c'était tout, c'était ma signature.
C'était mon article qui avait enfin paru! Mais ma pensée qui, déjà
à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu,
continua un instant encore à raisonner comme si elle n'avait pas
compris que c'était mon article, comme ces vieillards qui sont obligés
de terminer jusqu'au bout un mouvement commencé même s'il est devenu
inutile, même si un obstacle imprévu, devant lequel il faudrait se
retirer immédiatement le rend dangereux. Puis je considérai le pain
spirituel qu'est un journal encore chaud et humide de la presse récente
dans le brouillard du matin où on le distribue, dès l'aurore, aux
bonnes qui l'apportent à leurs maîtres avec le café au lait, pain
miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, qui reste
le même pour chacun tout en pénétrant innombrable à la fois dans
toutes les maisons.
Ce que je tenais en main, ce n'est pas un certain exemplaire du journal,
c'est l'un quelconque des dix mille, ce n'est pas seulement ce qui a
été écrit pour moi, c'est ce qui a été écrit pour moi et pour
tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce
moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en
auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal. Car ce que je
tenais en main n'était pas seulement ce que j'avais écrit, mais était
le symbole de l'incarnation dans tant d'esprits. Aussi pour le lire,
fallait-il que je cessasse un moment d'en être l'auteur, que je fusse
l'un quelconque des lecteurs du _Figaro_. Mais d'abord une première
inquiétude. Le lecteur non prévenu verrait-il cet article? Je déplie
distraitement le journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant
même sur ma figure l'air d'ignorer ce qu'il y a ce matin dans mon
journal et d'avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines et la
politique. Mais mon article est si long que mon regard qui l'évite
(pour rester dans la vérité, et ne pas mettre la chance de mon côté
comme quelqu'un qui attend compte très lentement exprès) en accroche
un morceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent le premier
article et même qui le lisent ne regardent pas la signature; moi-même
je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la
veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de
leur auteur, mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse
pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention
future ne forcera pas en retour celle des autres. Et puis il y a ceux
qui vont partir pour la chasse, ceux qui sont sortis brusquement de chez
eux. Enfin quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là,
je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article
le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans
chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que
chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement les images
que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue
par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans
son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la
parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des
fils du téléphone; au moment même où je veux être un lecteur, mon
esprit refait en auteur le tour de ceux qui liront mon article. Si M. de
Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en
revanche, il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch
dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent
semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de
l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait ainsi
à ma propre défiance de moi-même qui n'avait plus besoin de le
détruire. C'est qu'en réalité, il en est de la valeur d'un article,
si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes
rendus de la Chambre où les mots «Nous verrons bien» prononcés par
le ministre ne prennent toute leur importance qu'encadrés ainsi: LE
PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES: «Nous
verrons bien» (_Vives exclamations à l'extrême-gauche. Très bien!
sur quelques bancs à gauche et au centre_)--la plus grande partie de
leur beauté réside dans l'esprit des lecteurs. Et c'est la tare
originelle de ce genre de littérature dont ne sont pas exceptés les
célèbres _Lundis_ que leur valeur réside dans l'impression qu'elle
produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un
membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne
se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle
s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste,
ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un
peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de
Boigne dans son lit à huit colonnes lisant son article du
_Constitutionnel_, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il
s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de
lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le
coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier le lisant de son
côté en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait
un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de
Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la
société, si un mot de Mme d'Herbouville ne le lui avait déjà appris.
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou
même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre
la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma
personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de
force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps
se montrait rose à toutes les fenêtres.
Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour
de chaque phrase les images qu'il y enferme; au moment même où
j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en
auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être,
réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si
je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que
peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu
y exprimer. Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis,
étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques
auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes
que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi
une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de
mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant,
en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du
devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table
rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je
lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un
autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes
épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec
qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur
éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais une
défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur
quelconque émerveillé, je me disais: «Bah! comment un lecteur peut-il
s'apercevoir de cela, il manque quelque chose là, c'est possible. Mais,
sapristi, s'ils ne sont pas contents! Il y a assez de jolies choses
comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. » Et m'appuyant sur ces dix
mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de
ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais à ce
moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne
s'adressait qu'à moi.
À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais
pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la
recommencer immédiatement, car il n'y a rien comme un vieil article de
soi dont on puisse mieux dire que «quand on l'a lu on peut le relire».
Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise,
pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du
doigt le miracle de la multiplication de ma pensée et lire, comme si
j'étais un autre Monsieur qui vient d'ouvrir le _Figaro_, dans un autre
numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je
n'avais vu les Guermantes, je devais leur faire le lendemain, cette
visite que j'avais projetée avec tant d'agitation afin de rencontrer
Mlle d'Éporcheville, lorsque je télégraphiais à St-Loup. Je me
rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je
pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé
pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne
pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais
les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchantent pas plus le
cœur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer
n'atteignent l'esprit. Pour d'autres amis, je me disais que si l'état
de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir,
il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là
accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire
penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me
disais cela parce que les relations mondaines ayant eu jusqu'ici une
place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus
m'effrayait et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi
l'attention de mes amis, peut-être d'exciter leur admiration, jusqu'au
jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me
consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas
vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon
plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime,
qu'eux ne pouvaient me donner, et que je pouvais trouver non en causant
avec eux, mais en écrivant loin d'eux, et que, si je commençais à
écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure
idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde,
peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et que la situation
que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais
plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde,
mais dans la littérature.
Après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, ce fut moins
pour Mlle d'Éporcheville qui avait perdu, du fait de la dépêche de
Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité que pour voir en la duchesse
elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me
permettre d'imaginer ce qu'avait pu penser le public,--abonnés et
acheteurs,--du _Figaro_. Ce n'est pas du reste sans plaisir que j'allais
chez Mme de Guermantes. J'avais beau me dire que ce qui différenciait
pour moi ce salon des autres, c'était le long stage qu'il avait fait
dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence, je
ne l'abolissais pas. Il existait d'ailleurs pour moi plusieurs noms de
Guermantes. Si celui que ma mémoire n'avait inscrit que comme dans un
livre d'adresses ne s'accompagnait d'aucune poésie, de plus anciens,
ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de
Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand
il y avait longtemps que je ne l'avais vue et que la clarté crue de la
personne au visage humain n'éteignait pas les rayons mystérieux du
nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de
Guermantes comme à quelque chose qui eût été au delà du réel, de
la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes
premiers rêves, et comme si depuis je n'avais pas fait ce voyage, au
train de une heure cinquante comme si je ne l'avais pas pris. J'oubliais
un instant la connaissance que j'avais que tout cela n'existait pas,
comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un
instant qu'il est mort. Puis l'idée de la réalité revint en entrant
dans l'antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant
qu'elle était malgré tout pour moi le véritable point d'intersection
entre la réalité et le rêve.
En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue
pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé.
Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me «représenter» à
elle. Et en effet, depuis que j'étais entré, j'avais une impression de
très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant:
«Ah! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or, au
contraire, j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune
jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il
était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit
rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En soi ma
double erreur de nom, de m'être rappelé de l'Orgeville comme étant
d'Éporcheville et d'avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était
en réalité Forcheville n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est
de croire que les choses se présentent habituellement telles qu'elles
sont en réalité, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que
la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. En
fait ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous
voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous
répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que
l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours.
Comme je suivais les allées séparées d'un sous-bois, tendues d'une
gaze chaque jour amincie, le souvenir d'une promenade où Albertine
était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec
moi, où je sentais qu'elle enveloppait ma vie, flottait maintenant
autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au
milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue
dans le vide, l'horizontalité clairsemée des feuillages d'or.
D'ailleurs je tressaillais de moment en moment, comme tous ceux pour
lesquels une idée fixe donne à toute femme arrêtée au coin d'une
allée, la ressemblance, l'identité possible avec celle à qui on
pense. «C'est peut-être elle! » On se retourne, la voiture continue à
avancer et on ne revient pas en arrière. Ces feuillages, je ne me
contentais pas de les voir avec les yeux de la mémoire, ils
m'intéressaient, me touchaient comme ces pages purement descriptives,
au milieu desquelles un artiste pour les rendre plus complètes
introduit une fiction, tout un roman; et cette nature prenait ainsi le
seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu'à mon cœur. La
raison de ce charme me parut être que j'aimais toujours autant
Albertine, tandis que la raison véritable était au contraire que
l'oubli continuait à faire en moi de tels progrès que le souvenir
d'Albertine ne m'était plus cruel, c'est-à-dire avait changé; mais
nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme je crus alors
voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savons pas remonter
jusqu'à leur signification plus éloignée. Comme ces malaises dont le
médecin écoute son malade lui raconter l'histoire et à l'aide
desquels il remonte à une cause plus profonde, ignorée du patient, de
même nos impressions, nos idées, n'ont qu'une valeur de symptômes. Ma
jalousie étant tenue à l'écart par l'impression de charme et de douce
tristesse que je ressentais, mes sens se réveillaient. Une fois de plus
comme lorsque j'avais cessé de voir Gilberte, l'amour de la femme
s'élevait en moi, débarrassé de toute association exclusive avec une
certaine femme déjà aimée, et flottait comme ces essences qu'ont
libérées des destructions antérieures et qui errent en suspens dans
l'air printanier, ne demandant qu'à s'unir à une nouvelle créature.
Nulle part il ne germe autant de fleurs, s'appelassent-elles «ne
m'oubliez pas», que dans un cimetière. Je regardais les jeunes filles
dont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j'eusse fait
jadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celle où j'étais par
un même dimanche venu avec Albertine. Aussitôt, au regard que je
venais de poser sur telle ou telle d'entre elles, s'appariait
immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant, reflétant
d'insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jeté Albertine
et qui, géminant le mien d'une aile mystérieuse, rapide et bleuâtre,
faisait passer dans ces allées jusque-là si naturelles, le frisson
d'un inconnu dont mon propre désir n'eût pas suffi à les renouveler
s'il fût demeuré seul, car lui, pour moi, n'avait rien d'étranger.
D'ailleurs à Balbec, quand j'avais désiré connaître Albertine la
première fois, n'était-ce pas parce qu'elle m'avait semblé
représentative de ces jeunes filles dont la vue m'avait si souvent
arrêté dans les rues, sur les routes et que pour moi elle pouvait
résumer leur vie. Et n'était-il pas naturel que maintenant l'étoile
finissante de mon amour dans lequel elles s'étaient condensées se
dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses?
Toutes me semblaient des Albertine--l'image que je portais en moi me la
faisant retrouver partout,--et même, au détour d'une allée, l'une
d'elles qui remontait dans une automobile me la rappela tellement,
était si exactement de la même corpulence, que je me demandai un
instant si ce n'était pas elle que je venais de voir, si on ne m'avait
pas trompé en me faisant le récit de sa mort. Je la revoyais ainsi
dans un angle d'allée, peut-être à Balbec, remontant en voiture de la
même manière, alors qu'elle avait tant confiance dans la vie. Et
l'acte de cette jeune fille de remonter en automobile, je ne le
constatais pas seulement avec mes yeux, comme la superficielle apparence
qui se déroule si souvent au cours d'une promenade: devenu une sorte
d'acte durable, il me semblait s'étendre aussi dans le passé par ce
côté qui venait de lui être surajouté et qui s'appuyait si
voluptueusement, si tristement contre mon cœur. Mais déjà la jeune
fille avait disparu.
Un peu plus loin je vis un groupe de trois jeunes filles un peu plus
âgées, peut-être des jeunes femmes, dont l'allure élégante et
énergique correspondait si bien à ce qui m'avait séduit le premier
jour où j'avais aperçu Albertine et ses amies, que j'emboîtai le pas
à ces trois nouvelles jeunes filles et au moment où elles prirent une
voiture, j'en cherchai désespérément une autre dans tous les sens. Je
la trouvai, mais trop tard. Je ne les rejoignis pas. Mais quelques jours
plus tard, comme je rentrais, j'aperçus, sortant de sous la voûte de
notre maison, les trois jeunes filles que j'avais suivies au Bois.
C'était tout à fait, les deux brunes surtout, et un peu plus âgées
seulement, de ces jeunes filles du monde qui souvent, vues de ma
fenêtre ou croisées dans la rue, m'avaient fait faire mille projets,
aimer la vie, et que je n'avais pu connaître. La blonde avait un air un
peu plus délicat, presque souffrant, qui me plaisait moins. Ce fut
pourtant elle qui fut cause que je ne me contentai pas de les
considérer un instant, mais qu'ayant pris racine, je les contemplai
avec ces regards qui, par leur fixité impossible à distraire, leur
application comme à un problème, semblent avoir conscience qu'il
s'agit d'aller bien au delà de ce qu'on voit. Je les aurais sans doute
laissé disparaître comme tant d'autres si, au moment où elles
passèrent devant moi, la blonde--était-ce parce que je les contemplais
avec cette attention? --me lança furtivement un premier regard, puis,
m'ayant dépassé et retournant la tête vers moi, un second qui acheva
de m'enflammer. Cependant comme elle cessa de s'occuper de moi et se
remit à causer avec ses amies, mon ardeur eût sans doute fini par
tomber, si elle n'avait été centuplée par le fait suivant. Ayant
demandé au concierge qui elles étaient: «Elles ont demandé Mme la
Duchesse, me dit-il. Je crois qu'il n'y en a qu'une qui la connaisse et
que les autres l'avaient seulement accompagnée jusqu'à la porte. Voici
le nom, je ne sais pas si j'ai bien écrit. » Et je lus: Mlle
Déporcheville, que je rétablis aisément: d'Éporcheville,
c'est-à-dire le nom ou à peu près, autant que je me souvenais, de la
jeune fille d'excellente famille et apparentée vaguement aux Guermantes
dont Robert m'avait parlé pour l'avoir rencontrée dans une maison de
passe et avec laquelle il avait eu des relations. Je comprenais
maintenant la signification de son regard, pourquoi elle s'était
retournée et cachée de ses compagnes. Que de fois j'avais pensé à
elle, me l'imaginant d'après le nom que m'avait dit Robert. Et voici
que je venais de la voir, nullement différente de ses amies, sauf par
ce regard dissimulé qui ménageait entre elle et moi une entrée
secrète dans des parties de sa vie qui, évidemment, étaient cachées
à ses amies, et qui me la faisait paraître plus accessible--presque à
demi-mienne--plus douce que ne sont d'habitude les jeunes filles de
l'aristocratie. Dans l'esprit de celle-ci, entre elle et moi, il y avait
d'avance de commun les heures que nous aurions pu passer ensemble, si
elle avait eu la liberté de me donner un rendez-vous. N'était-ce pas
ce que son regard avait voulu m'exprimer avec une éloquence qui ne fut
claire que pour moi. Mon cœur battait de toutes ses forces, je n'aurais
pas pu dire exactement comment était faite Mlle d'Éporcheville, je
revoyais vaguement un blond visage aperçu de côté, mais j'étais
amoureux fou d'elle. Tout d'un coup je m'avisai que je raisonnais comme
si, entre les trois, Mlle d'Éporcheville était précisément la blonde
qui s'était retournée et m'avait regardée deux fois. Or le concierge
ne me l'avait pas dit. Je revins à sa loge, l'interrogeai à nouveau,
il me dit qu'il ne pouvait me renseigner là-dessus, mais qu'il allait
le demander à sa femme qui les avait déjà vues une autre fois. Elle
était en train de faire l'escalier de service. Qui n'a eu au cours de
sa vie de ces incertitudes, plus ou moins semblables à celles-là, et
délicieuses? Un ami charitable à qui on décrit une jeune fille qu'on
a vue au bal, en conclut qu'elle devait être une de ses amies et vous
invite avec elle. Mais entre tant d'autres et sur un simple portrait
parlé n'y aura-t-il pas eu d'erreur commise? La jeune fille que vous
allez voir tout à l'heure ne sera-t-elle pas une autre que celle que
vous désirez? Ou au contraire n'allez-vous pas voir vous tendre la main
en souriant précisément celle que vous souhaitiez qu'elle fût? Ce
dernier cas assez fréquent, sans être justifié toujours par un
raisonnement aussi probant que celui qui concernait Mlle
d'Éporcheville, résulte d'une sorte d'intuition et aussi de ce souffle
de chance qui parfois nous favorise. Alors, en la voyant, nous nous
disons: «C'était bien elle. » Je me rappelle que, dans la petite bande
des jeunes filles se promenant au bord de la mer, j'avais deviné juste
celle qui s'appelait Albertine Simonet. Ce souvenir me causa une douleur
aiguë mais brève, et tandis que le concierge cherchait sa femme, je
songeais surtout--pensant à Mlle d'Éporcheville et comme dans ces
minutes d'attente où un nom, un renseignement qu'on a on ne sait
pourquoi adapté à un visage, se trouve un instant libre et flotte,
prêt s'il adhère à un nouveau visage, à rendre rétrospectivement le
premier sur lequel il vous avait renseigné inconnu, innocent,
insaisissable,--que la concierge allait peut-être m'apprendre que Mlle
d'Éporcheville était au contraire une des deux brunes. Dans ce cas
s'évanouissait l'être à l'existence duquel je croyais, que j'aimais
déjà, que je ne songeais plus qu'à posséder, cette blonde et
sournoise Mlle d'Éporcheville que la fatale réponse allait alors
dissocier en deux éléments distincts, que j'avais arbitrairement unis
à la façon d'un romancier qui fond ensemble divers éléments
empruntés à la réalité pour créer un personnage imaginaire, et qui,
pris chacun à part,--le nom ne corroborant pas l'intention du
regard--perdaient toute signification. Dans ce cas mes arguments se
trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire
fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle d'Éporcheville
était bien la blonde.
Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût
été trop grand que sur ces trois jeunes filles l'une s'appelât Mlle
d'Éporcheville, que ce fût justement (ce qui était la première
vérification typique de ma supposition) celle qui m'avait regardé de
cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui
allait dans les maisons de passe.
Alors commença une journée d'une folle agitation. Avant même de
partir acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire
une meilleure impression quand j'irais voir Mme de Guermantes le
surlendemain, jour où la jeune fille devait, m'avait dit le concierge
revenir voir la Duchesse, chez qui je trouverais ainsi une jeune fille
facile et prendrais rendez-vous avec elle (car je trouverais bien le
moyen de l'entretenir un instant dans un coin du salon), j'allai pour
plus de sûreté télégraphier à Robert pour lui demander le nom exact
et la description de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant
le surlendemain (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pas
à Albertine) décidé, quoiqu'il pût m'arriver d'ici là, dussé-je
m'y faire descendre en chaise à porteur si j'étais malade, à faire
une visite prolongée à la duchesse. Si je télégraphiais à
Saint-Loup, ce n'est pas qu'il me restât des doutes sur l'identité de
la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m'avait parlé
fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pas qu'elles n'en
fissent qu'une seule. Mais dans mon impatience d'attendre le
surlendemain, il m'était doux, c'était déjà pour moi comme un
pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche la concernant, pleine
de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant ma dépêche avec
l'animation de l'homme qu'échauffe l'espérance, je remarquai combien
j'étais moins désarmé maintenant que dans mon enfance et vis-à-vis
de Mlle d'Éporcheville que de Gilberte. À partir du moment où j'avais
pris seulement la peine d'écrire ma dépêche, l'employé n'avait plus
qu'à la prendre, les réseaux les plus rapides de communication
électrique à la transmettre à l'étendue de la France et de la
Méditerranée, et tout le passé noceur de Robert allait être
appliqué à identifier la personne que je venais de rencontrer, se
trouver au service du roman que je venais d'ébaucher et auquel je
n'avais même plus besoin de penser, car la réponse allait se charger
de le conclure avant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandis
qu'autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissant
seul à la maison d'impuissants désirs, ne pouvant user des moyens
pratiques de la civilisation, j'aimais comme un sauvage ou même, car je
n'avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partir de ce
moment mon temps se passa dans la fièvre; une absence de quarante-huit
heures que mon père me demanda de faire avec lui et qui m'eût fait
manquer la visite chez la duchesse me mit dans une rage et un désespoir
tels que ma mère s'interposa et obtint de mon père de me laisser à
Paris. Mais pendant plusieurs heures ma colère ne put s'apaiser, tandis
que mon désir de Mlle d'Éporcheville avait été centuplé par
l'obstacle qu'on avait mis entre nous, par la crainte que j'avais eue un
instant que ces heures, auxquelles je souriais d'avance sans trêve, de
ma visite chez Mme de Guermantes, comme un bien certain que nul ne
pourrait m'enlever, n'eussent pas lieu. Certains philosophes disent que
le monde extérieur n'existe pas et que c'est en nous-même que nous
développons notre vie. Quoi qu'il en soit, l'amour, même en ses plus
humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu'est la
réalité pour nous. M'eût-il fallu dessiner de mémoire un portrait de
Mlle d'Éporcheville, donner sa description, son signalement, et même
la reconnaître dans la rue cela m'eût été impossible. Je l'avais
aperçue de profil, bougeante, elle m'avait semblé jolie, simple,
grande et blonde, je n'aurais pas pu en dire davantage. Mais toutes les
réactions du désir, de l'anxiété, du coup mortel frappé par la peur
de ne pas la voir si mon père m'emmenait, tout cela, associé à une
image qu'en somme je ne connaissais pas et dont il suffisait que je la
susse agréable, constituait déjà un amour. Enfin le lendemain matin,
après une nuit d'insomnie heureuse, je reçus la dépêche de
Saint-Loup: «de l'Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du
seigle, ville comme une ville, petite, brune, boulotte, est en ce moment
en Suisse. » Ce n'était pas elle!
Un instant avant que Françoise m'apportât la dépêche, ma mère
était entrée dans ma chambre avec le courrier, l'avait posé sur mon
lit avec négligence, en ayant l'air de penser à autre chose. Et se
retirant aussitôt pour me laisser seul, elle avait souri en partant. Et
moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu'on pouvait
toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l'on
prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et
pensai: «Il y a quelque chose d'intéressant pour moi dans le courrier,
et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma
surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous
ôtent la moitié de votre plaisir en vous l'annonçant. Et elle n'est
pas restée là parce qu'elle a craint que par amour-propre je dissimule
le plaisir que j'aurais et ainsi le ressente moins vivement». Cependant
en allant vers la porte pour sortir, elle avait rencontré Françoise
qui entrait chez moi, la dépêche à la main. Dès qu'elle me l'eut
donnée, ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et
l'avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car
Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de
pénétrer à toute heure dans ma chambre et d'y rester s'il lui
plaisait. Mais déjà, sur son visage, l'étonnement et la colère
avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d'une pitié
transcendante et d'une ironie philosophique, liqueur visqueuse que
sécrétait, pour guérir sa blessure, son amour-propre lésé. Pour ne
pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien pensait-elle
que nous étions des maîtres, c'est-à-dire des êtres capricieux, qui
ne brillent pas par l'intelligence et qui trouvent leur plaisir à
imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques,
pour bien montrer qu'ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme
de faire bouillir l'eau en temps d'épidémie, de balayer ma chambre
avec un linge mouillé, et d'en sortir au moment où on avait justement
l'intention d'y rester. Maman avait posé le courrier tout près de moi,
pour qu'il ne pût pas m'échapper. Mais je sentis que ce n'étaient que
des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que
j'aimais et qui, écrivant rarement, serait pour moi une surprise.
J'allai à la fenêtre, j'écartai les rideaux. Au-dessus du jour blême
et brumeux, le ciel était tout rose comme à cette heure dans les
cuisines les fourneaux qu'on allume, et cette vue me remplit
d'espérance et du désir de passer la nuit et de m'éveiller à la
petite station campagnarde où j'avais vu la laitière aux joues roses.
Pendant ce temps-là j'entendais Françoise qui, indignée qu'on l'eût
chassée de ma chambre où elle considérait qu'elle avait ses grandes
entrées, grommelait: «Si c'est pas malheureux, un enfant qu'on a vu
naître. Je ne l'ai pas vu quand sa mère le faisait bien sûr. Mais
quand je l'ai connu, pour bien dire, il n'y avait pas cinq ans qu'il
était naquis! »
J'ouvris le _Figaro_. Quel ennui! Justement le premier article avait le
même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru, mais
pas seulement le même titre,. . . voici quelques mots absolument pareils.
Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. Mais ce
n'étaient pas que quelques mots, c'était tout, c'était ma signature.
C'était mon article qui avait enfin paru! Mais ma pensée qui, déjà
à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu,
continua un instant encore à raisonner comme si elle n'avait pas
compris que c'était mon article, comme ces vieillards qui sont obligés
de terminer jusqu'au bout un mouvement commencé même s'il est devenu
inutile, même si un obstacle imprévu, devant lequel il faudrait se
retirer immédiatement le rend dangereux. Puis je considérai le pain
spirituel qu'est un journal encore chaud et humide de la presse récente
dans le brouillard du matin où on le distribue, dès l'aurore, aux
bonnes qui l'apportent à leurs maîtres avec le café au lait, pain
miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, qui reste
le même pour chacun tout en pénétrant innombrable à la fois dans
toutes les maisons.
Ce que je tenais en main, ce n'est pas un certain exemplaire du journal,
c'est l'un quelconque des dix mille, ce n'est pas seulement ce qui a
été écrit pour moi, c'est ce qui a été écrit pour moi et pour
tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce
moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en
auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal. Car ce que je
tenais en main n'était pas seulement ce que j'avais écrit, mais était
le symbole de l'incarnation dans tant d'esprits. Aussi pour le lire,
fallait-il que je cessasse un moment d'en être l'auteur, que je fusse
l'un quelconque des lecteurs du _Figaro_. Mais d'abord une première
inquiétude. Le lecteur non prévenu verrait-il cet article? Je déplie
distraitement le journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant
même sur ma figure l'air d'ignorer ce qu'il y a ce matin dans mon
journal et d'avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines et la
politique. Mais mon article est si long que mon regard qui l'évite
(pour rester dans la vérité, et ne pas mettre la chance de mon côté
comme quelqu'un qui attend compte très lentement exprès) en accroche
un morceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent le premier
article et même qui le lisent ne regardent pas la signature; moi-même
je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la
veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de
leur auteur, mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse
pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention
future ne forcera pas en retour celle des autres. Et puis il y a ceux
qui vont partir pour la chasse, ceux qui sont sortis brusquement de chez
eux. Enfin quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là,
je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article
le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans
chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que
chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement les images
que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue
par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans
son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la
parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des
fils du téléphone; au moment même où je veux être un lecteur, mon
esprit refait en auteur le tour de ceux qui liront mon article. Si M. de
Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en
revanche, il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch
dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent
semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de
l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait ainsi
à ma propre défiance de moi-même qui n'avait plus besoin de le
détruire. C'est qu'en réalité, il en est de la valeur d'un article,
si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes
rendus de la Chambre où les mots «Nous verrons bien» prononcés par
le ministre ne prennent toute leur importance qu'encadrés ainsi: LE
PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES: «Nous
verrons bien» (_Vives exclamations à l'extrême-gauche. Très bien!
sur quelques bancs à gauche et au centre_)--la plus grande partie de
leur beauté réside dans l'esprit des lecteurs. Et c'est la tare
originelle de ce genre de littérature dont ne sont pas exceptés les
célèbres _Lundis_ que leur valeur réside dans l'impression qu'elle
produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un
membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne
se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle
s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste,
ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un
peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de
Boigne dans son lit à huit colonnes lisant son article du
_Constitutionnel_, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il
s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de
lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le
coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier le lisant de son
côté en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait
un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de
Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la
société, si un mot de Mme d'Herbouville ne le lui avait déjà appris.
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou
même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre
la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma
personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de
force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps
se montrait rose à toutes les fenêtres.
Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour
de chaque phrase les images qu'il y enferme; au moment même où
j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en
auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être,
réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si
je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que
peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu
y exprimer. Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis,
étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques
auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes
que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi
une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de
mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant,
en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du
devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table
rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je
lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un
autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes
épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec
qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur
éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais une
défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur
quelconque émerveillé, je me disais: «Bah! comment un lecteur peut-il
s'apercevoir de cela, il manque quelque chose là, c'est possible. Mais,
sapristi, s'ils ne sont pas contents! Il y a assez de jolies choses
comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. » Et m'appuyant sur ces dix
mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de
ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais à ce
moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne
s'adressait qu'à moi.
À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais
pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la
recommencer immédiatement, car il n'y a rien comme un vieil article de
soi dont on puisse mieux dire que «quand on l'a lu on peut le relire».
Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise,
pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du
doigt le miracle de la multiplication de ma pensée et lire, comme si
j'étais un autre Monsieur qui vient d'ouvrir le _Figaro_, dans un autre
numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je
n'avais vu les Guermantes, je devais leur faire le lendemain, cette
visite que j'avais projetée avec tant d'agitation afin de rencontrer
Mlle d'Éporcheville, lorsque je télégraphiais à St-Loup. Je me
rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je
pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé
pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne
pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais
les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchantent pas plus le
cœur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer
n'atteignent l'esprit. Pour d'autres amis, je me disais que si l'état
de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir,
il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là
accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire
penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me
disais cela parce que les relations mondaines ayant eu jusqu'ici une
place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus
m'effrayait et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi
l'attention de mes amis, peut-être d'exciter leur admiration, jusqu'au
jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me
consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas
vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon
plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime,
qu'eux ne pouvaient me donner, et que je pouvais trouver non en causant
avec eux, mais en écrivant loin d'eux, et que, si je commençais à
écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure
idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde,
peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et que la situation
que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais
plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde,
mais dans la littérature.
Après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, ce fut moins
pour Mlle d'Éporcheville qui avait perdu, du fait de la dépêche de
Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité que pour voir en la duchesse
elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me
permettre d'imaginer ce qu'avait pu penser le public,--abonnés et
acheteurs,--du _Figaro_. Ce n'est pas du reste sans plaisir que j'allais
chez Mme de Guermantes. J'avais beau me dire que ce qui différenciait
pour moi ce salon des autres, c'était le long stage qu'il avait fait
dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence, je
ne l'abolissais pas. Il existait d'ailleurs pour moi plusieurs noms de
Guermantes. Si celui que ma mémoire n'avait inscrit que comme dans un
livre d'adresses ne s'accompagnait d'aucune poésie, de plus anciens,
ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de
Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand
il y avait longtemps que je ne l'avais vue et que la clarté crue de la
personne au visage humain n'éteignait pas les rayons mystérieux du
nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de
Guermantes comme à quelque chose qui eût été au delà du réel, de
la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes
premiers rêves, et comme si depuis je n'avais pas fait ce voyage, au
train de une heure cinquante comme si je ne l'avais pas pris. J'oubliais
un instant la connaissance que j'avais que tout cela n'existait pas,
comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un
instant qu'il est mort. Puis l'idée de la réalité revint en entrant
dans l'antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant
qu'elle était malgré tout pour moi le véritable point d'intersection
entre la réalité et le rêve.
En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue
pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé.
Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me «représenter» à
elle. Et en effet, depuis que j'étais entré, j'avais une impression de
très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant:
«Ah! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or, au
contraire, j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune
jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il
était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit
rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En soi ma
double erreur de nom, de m'être rappelé de l'Orgeville comme étant
d'Éporcheville et d'avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était
en réalité Forcheville n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est
de croire que les choses se présentent habituellement telles qu'elles
sont en réalité, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que
la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. En
fait ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous
voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous
répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que
l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours.
Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de
Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette
volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui
était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction
et était tout ce qu'elle avait ajouté chez elle à la France de
Saint-André-des-Champs (des principes égalitaires de 1789, elle ne
réclamait qu'un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous
et de maintenir qu'hôtel, été et air étaient du genre féminin),
mais parce qu'en réalité elle continua toujours d'entendre Sazerin.
Cette perpétuelle erreur qui est précisément la «vie», ne donne pas
ses mille formes seulement à l'univers visible et à l'univers audible,
mais à l'univers social, à l'univers sentimental, à l'univers
historique, etc. La Princesse de Luxembourg n'a qu'une situation de
cocotte pour la femme du Premier Président, ce qui du reste est de peu
de conséquence; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile
pour Swann, d'où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus
douloureux quand il comprend son erreur; ce qui en a encore davantage,
les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous
n'avons de l'univers que des visions informes, fragmentées et que nous
complétons par des associations d'idées arbitraires, créatrices de
dangereuses suggestions. Je n'aurais donc pas eu lieu d'être étonné
en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si
c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler) si
la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de
prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables:
«Vous ne vous souvenez pas que vous m'avez beaucoup connue
autrefois,. . . vous veniez à la maison,. . . votre amie Gilberte. J'ai
bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu
tout de suite. » (Elle dit cela comme si elle m'avait reconnu tout de
suite dans le salon, mais la vérité est qu'elle m'avait reconnu dans
la rue et m'avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit
qu'elle lui avait raconté comme une chose très drôle et
extraordinaire que je l'avais suivie et frôlée, la prenant pour une
cocotte). Je ne sus qu'après son départ pourquoi elle s'appelait Mlle
de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette qui étonna tout le
monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait
être une veuve très riche. Forcheville l'épousa, après avoir
entrepris une longue tournée de châteaux et s'être assuré que sa
famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés,
mais céda devant l'intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses
d'un parent besogneux qui allait passer d'une quasi-misère à
l'opulence. ) Peu après un oncle de Swann, sur la tête duquel la
disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme
héritage, mourut, laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait
ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c'était le
moment où des suites de l'affaire Dreyfus était né un mouvement
antisémite parallèle à un mouvement plus abondant de pénétration du
monde par les Israélites. Les politiciens n'avaient pas eu tort en
pensant que la découverte de l'erreur judiciaire porterait un coup à
l'antisémitisme. Mais provisoirement au moins un antisémitisme mondain
s'en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville qui, comme
le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la
certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld,
considérait qu'en épousant la veuve d'un juif, il avait accompli le
même acte de charité qu'un millionnaire qui ramasse une prostituée
dans la rue et la tire de la misère et de la fange; il était prêt à
étendre sa bonté jusqu'à la personne de Gilberte dont tant de
millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le
mariage. Il déclara qu'il l'adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à
l'étonnement--qu'elle avait d'ailleurs le goût et l'habitude de
provoquer--de sa société s'était, quand Swann s'était marié,
refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait
été en apparence d'autant plus cruel que ce qu'avait pendant longtemps
représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c'était la
présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût
dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu'on se
fait ne se réalisent jamais pour différentes raisons. Parmi celles-là
il en est une qui fit qu'il pensa peu à regretter cette présentation.
Cette raison est que, quelle que soit l'image, depuis la truite à
manger au coucher du soleil qui décide un homme sédentaire à prendre
le train, jusqu'au désir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse
caissière en s'arrêtant devant elle en somptueux équipage qui décide
un homme sans scrupules à commettre un assassinat, ou à souhaiter la
mort et l'héritage des siens, selon qu'il est plus brave ou plus
paresseux, qu'il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à en
caresser le premier chaînon, l'acte qui est destiné à nous permettre
d'atteindre l'image, que cet acte soit le voyage, le mariage, le
crime,. . .
Proust
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Title: Albertine disparue Vol 02 (of 2)
À la recherche du temps perdu, Tome 7
Author: Marcel Proust
Release Date: January 31, 2021 [eBook #64428]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously
made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France. )
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ALBERTINE DISPARUE VOL 02 (OF
2) ***
MARCEL PROUST
À LA RECHERCHE DU
TEMPS PERDU
TOME VII
ALBERTINE
DISPARUE
* *
VINGT-SEPTIÈME ÉDITION
NRF
PARIS
Librairie Gallimard
ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle (VIme)
TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION
RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.
COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD, 1925.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
ALBERTINE DISPARUE
CHAPITRE II
_Mademoiselle de Forcheville_
Ce n'était pas que je n'aimasse encore Albertine, mais déjà pas de la
même façon que les derniers temps. Non, c'était à la façon des
temps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieux et gens,
me faisait éprouver une curiosité où il y avait plus de charme que de
souffrance. Et en effet je sentais bien maintenant qu'avant de l'oublier
tout à fait, avant d'atteindre à l'indifférence initiale, il me
faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route au point
d'où il est parti, traverser en sens inverse tous les sentiments par
lesquels j'avais passé avant d'arriver à mon grand amour. Mais ces
fragments, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardé
la force terrible, l'ignorance heureuse de l'espérance qui s'élançait
alors vers un temps devenu aujourd'hui le passé, mais qu'une
hallucination nous fait un instant prendre rétrospectivement pour
l'avenir. Je lisais une lettre d'Albertine, où elle m'avait annoncé sa
visite pour le soir et j'avais une seconde la joie de l'attente. Dans
ces retours par la même ligne d'un pays où l'on ne retournera jamais,
où l'on reconnaît le nom, l'aspect de toutes les stations par où on a
déjà passé à l'aller, il arrive que, tandis qu'on est arrêté à
l'une d'elles en gare, on a un instant l'illusion qu'on repart, mais
dans la direction du lieu d'où l'on vient, comme l'on avait fait la
première fois. Tout de suite l'illusion cesse, mais une seconde on
s'était senti de nouveau emporté: telle est la cruauté du souvenir.
Parfois la lecture d'un roman un peu triste me ramenait brusquement en
arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés,
abolissent l'habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la
vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, puisque
les forces de l'habitude, l'oubli qu'elles produisent, la gaîté
qu'elles ramènent par l'impuissance du cerveau à lutter contre elles
et à recréer le vrai, l'emportent infiniment sur la suggestion presque
hypnotique d'un beau livre qui, comme toutes les suggestions, a des
effets très courts.
Et pourtant, si l'on ne peut pas, avant de revenir à l'indifférence
d'où on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse les
distances qu'on avait franchies pour arriver à l'amour, le trajet, la
ligne qu'on suit, ne sont pas forcément les mêmes. Elles ont de commun
de ne pas être directes parce que l'oubli pas plus que l'amour ne
progresse régulièrement. Mais elles n'empruntent pas forcément les
mêmes voies. Et dans celle que je suivis au retour, il y eut au milieu
d'un voyage confus, trois arrêts dont je me souviens, à cause de la
lumière qu'il y avait autour de moi, alors que j'étais déjà bien
près de l'arrivée, étapes que je me rappelle particulièrement, sans
doute parce que j'y aperçus des choses qui ne faisaient pas partie de
mon amour d'Albertine, ou du moins qui ne s'y rattachaient que dans la
mesure où ce qui était déjà dans notre âme avant un grand amour
s'associe à lui, soit en le nourrissant, soit en le combattant, soit en
faisant avec lui, pour notre intelligence qui analyse, contraste
d'image.
La première de ces étapes commença au début de l'hiver, un beau
dimanche de Toussaint où j'étais sorti. Tout en approchant du Bois, je
me rappelais avec tristesse le retour d'Albertine venant me chercher du
Trocadéro, car c'était la même journée, mais sans Albertine. Avec
tristesse et pourtant non sans plaisir tout de même, car la reprise en
mineur sur un ton désolé du même motif qui avait empli ma journée
d'autrefois, l'absence même de ce téléphonage de Françoise, de cette
arrivée d'Albertine qui n'était pas quelque chose de négatif, mais la
suppression dans la réalité de ce que je me rappelais et qui donnait
à la journée quelque chose de douloureux, en faisait quelque chose de
plus beau qu'une journée unie et simple parce que ce qui n'y était
plus, ce qui en avait été arraché, y restait imprimé comme en creux.
Au Bois, je fredonnais des phrases de la sonate de Vinteuil. Je ne
souffrais plus beaucoup de penser qu'Albertine me l'avait jouée, car
presque tous mes souvenirs d'elle étaient entrés dans ce second état
chimique où ils ne causent plus d'anxieuse oppression au cœur, mais de
la douceur. Par moment, dans les passages qu'elle jouait le plus
souvent, où elle avait l'habitude de faire telle réflexion qui me
paraissait alors charmante, de suggérer telle réminiscence, je me
disais: «Pauvre petite», mais sans tristesse, en ajoutant seulement au
passage musical une valeur de plus, une valeur en quelque sorte
historique et de curiosité comme celle que le portrait de Charles Ier
par Van Dyck, déjà si beau par lui-même, acquiert encore du fait
qu'il est entré dans les collections nationales par la volonté de Mme
du Barry d'impressionner le Roi. Quand la petite phrase, avant de
disparaître tout à fait, se défit en ses divers éléments où elle
flotta encore un instant éparpillée, ce ne fut pas pour moi comme pour
Swann une messagère d'Albertine qui disparaissait. Ce n'était pas tout
à fait les mêmes associations d'idées chez moi que chez Swann que la
petite phrase avait éveillées. J'avais été surtout sensible à
l'élaboration, aux essais, aux reprises, au «devenir» d'une phrase
qui se faisait durant la sonate comme cet amour s'était fait durant ma
vie. Et maintenant sachant combien chaque jour un élément de plus de
mon amour s'en allait, le côté jalousie, puis tel autre, revenant en
somme peu à peu dans un vague souvenir à la faible amorce du début,
c'était mon amour qu'il me semblait, en la petite phrase éparpillée,
voir se désagréger devant moi.
Comme je suivais les allées séparées d'un sous-bois, tendues d'une
gaze chaque jour amincie, le souvenir d'une promenade où Albertine
était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec
moi, où je sentais qu'elle enveloppait ma vie, flottait maintenant
autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au
milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue
dans le vide, l'horizontalité clairsemée des feuillages d'or.
D'ailleurs je tressaillais de moment en moment, comme tous ceux pour
lesquels une idée fixe donne à toute femme arrêtée au coin d'une
allée, la ressemblance, l'identité possible avec celle à qui on
pense. «C'est peut-être elle! » On se retourne, la voiture continue à
avancer et on ne revient pas en arrière. Ces feuillages, je ne me
contentais pas de les voir avec les yeux de la mémoire, ils
m'intéressaient, me touchaient comme ces pages purement descriptives,
au milieu desquelles un artiste pour les rendre plus complètes
introduit une fiction, tout un roman; et cette nature prenait ainsi le
seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu'à mon cœur. La
raison de ce charme me parut être que j'aimais toujours autant
Albertine, tandis que la raison véritable était au contraire que
l'oubli continuait à faire en moi de tels progrès que le souvenir
d'Albertine ne m'était plus cruel, c'est-à-dire avait changé; mais
nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme je crus alors
voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savons pas remonter
jusqu'à leur signification plus éloignée. Comme ces malaises dont le
médecin écoute son malade lui raconter l'histoire et à l'aide
desquels il remonte à une cause plus profonde, ignorée du patient, de
même nos impressions, nos idées, n'ont qu'une valeur de symptômes. Ma
jalousie étant tenue à l'écart par l'impression de charme et de douce
tristesse que je ressentais, mes sens se réveillaient. Une fois de plus
comme lorsque j'avais cessé de voir Gilberte, l'amour de la femme
s'élevait en moi, débarrassé de toute association exclusive avec une
certaine femme déjà aimée, et flottait comme ces essences qu'ont
libérées des destructions antérieures et qui errent en suspens dans
l'air printanier, ne demandant qu'à s'unir à une nouvelle créature.
Nulle part il ne germe autant de fleurs, s'appelassent-elles «ne
m'oubliez pas», que dans un cimetière. Je regardais les jeunes filles
dont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j'eusse fait
jadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celle où j'étais par
un même dimanche venu avec Albertine. Aussitôt, au regard que je
venais de poser sur telle ou telle d'entre elles, s'appariait
immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant, reflétant
d'insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jeté Albertine
et qui, géminant le mien d'une aile mystérieuse, rapide et bleuâtre,
faisait passer dans ces allées jusque-là si naturelles, le frisson
d'un inconnu dont mon propre désir n'eût pas suffi à les renouveler
s'il fût demeuré seul, car lui, pour moi, n'avait rien d'étranger.
D'ailleurs à Balbec, quand j'avais désiré connaître Albertine la
première fois, n'était-ce pas parce qu'elle m'avait semblé
représentative de ces jeunes filles dont la vue m'avait si souvent
arrêté dans les rues, sur les routes et que pour moi elle pouvait
résumer leur vie. Et n'était-il pas naturel que maintenant l'étoile
finissante de mon amour dans lequel elles s'étaient condensées se
dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses?
Toutes me semblaient des Albertine--l'image que je portais en moi me la
faisant retrouver partout,--et même, au détour d'une allée, l'une
d'elles qui remontait dans une automobile me la rappela tellement,
était si exactement de la même corpulence, que je me demandai un
instant si ce n'était pas elle que je venais de voir, si on ne m'avait
pas trompé en me faisant le récit de sa mort. Je la revoyais ainsi
dans un angle d'allée, peut-être à Balbec, remontant en voiture de la
même manière, alors qu'elle avait tant confiance dans la vie. Et
l'acte de cette jeune fille de remonter en automobile, je ne le
constatais pas seulement avec mes yeux, comme la superficielle apparence
qui se déroule si souvent au cours d'une promenade: devenu une sorte
d'acte durable, il me semblait s'étendre aussi dans le passé par ce
côté qui venait de lui être surajouté et qui s'appuyait si
voluptueusement, si tristement contre mon cœur. Mais déjà la jeune
fille avait disparu.
Un peu plus loin je vis un groupe de trois jeunes filles un peu plus
âgées, peut-être des jeunes femmes, dont l'allure élégante et
énergique correspondait si bien à ce qui m'avait séduit le premier
jour où j'avais aperçu Albertine et ses amies, que j'emboîtai le pas
à ces trois nouvelles jeunes filles et au moment où elles prirent une
voiture, j'en cherchai désespérément une autre dans tous les sens. Je
la trouvai, mais trop tard. Je ne les rejoignis pas. Mais quelques jours
plus tard, comme je rentrais, j'aperçus, sortant de sous la voûte de
notre maison, les trois jeunes filles que j'avais suivies au Bois.
C'était tout à fait, les deux brunes surtout, et un peu plus âgées
seulement, de ces jeunes filles du monde qui souvent, vues de ma
fenêtre ou croisées dans la rue, m'avaient fait faire mille projets,
aimer la vie, et que je n'avais pu connaître. La blonde avait un air un
peu plus délicat, presque souffrant, qui me plaisait moins. Ce fut
pourtant elle qui fut cause que je ne me contentai pas de les
considérer un instant, mais qu'ayant pris racine, je les contemplai
avec ces regards qui, par leur fixité impossible à distraire, leur
application comme à un problème, semblent avoir conscience qu'il
s'agit d'aller bien au delà de ce qu'on voit. Je les aurais sans doute
laissé disparaître comme tant d'autres si, au moment où elles
passèrent devant moi, la blonde--était-ce parce que je les contemplais
avec cette attention? --me lança furtivement un premier regard, puis,
m'ayant dépassé et retournant la tête vers moi, un second qui acheva
de m'enflammer. Cependant comme elle cessa de s'occuper de moi et se
remit à causer avec ses amies, mon ardeur eût sans doute fini par
tomber, si elle n'avait été centuplée par le fait suivant. Ayant
demandé au concierge qui elles étaient: «Elles ont demandé Mme la
Duchesse, me dit-il. Je crois qu'il n'y en a qu'une qui la connaisse et
que les autres l'avaient seulement accompagnée jusqu'à la porte. Voici
le nom, je ne sais pas si j'ai bien écrit. » Et je lus: Mlle
Déporcheville, que je rétablis aisément: d'Éporcheville,
c'est-à-dire le nom ou à peu près, autant que je me souvenais, de la
jeune fille d'excellente famille et apparentée vaguement aux Guermantes
dont Robert m'avait parlé pour l'avoir rencontrée dans une maison de
passe et avec laquelle il avait eu des relations. Je comprenais
maintenant la signification de son regard, pourquoi elle s'était
retournée et cachée de ses compagnes. Que de fois j'avais pensé à
elle, me l'imaginant d'après le nom que m'avait dit Robert. Et voici
que je venais de la voir, nullement différente de ses amies, sauf par
ce regard dissimulé qui ménageait entre elle et moi une entrée
secrète dans des parties de sa vie qui, évidemment, étaient cachées
à ses amies, et qui me la faisait paraître plus accessible--presque à
demi-mienne--plus douce que ne sont d'habitude les jeunes filles de
l'aristocratie. Dans l'esprit de celle-ci, entre elle et moi, il y avait
d'avance de commun les heures que nous aurions pu passer ensemble, si
elle avait eu la liberté de me donner un rendez-vous. N'était-ce pas
ce que son regard avait voulu m'exprimer avec une éloquence qui ne fut
claire que pour moi. Mon cœur battait de toutes ses forces, je n'aurais
pas pu dire exactement comment était faite Mlle d'Éporcheville, je
revoyais vaguement un blond visage aperçu de côté, mais j'étais
amoureux fou d'elle. Tout d'un coup je m'avisai que je raisonnais comme
si, entre les trois, Mlle d'Éporcheville était précisément la blonde
qui s'était retournée et m'avait regardée deux fois. Or le concierge
ne me l'avait pas dit. Je revins à sa loge, l'interrogeai à nouveau,
il me dit qu'il ne pouvait me renseigner là-dessus, mais qu'il allait
le demander à sa femme qui les avait déjà vues une autre fois. Elle
était en train de faire l'escalier de service. Qui n'a eu au cours de
sa vie de ces incertitudes, plus ou moins semblables à celles-là, et
délicieuses? Un ami charitable à qui on décrit une jeune fille qu'on
a vue au bal, en conclut qu'elle devait être une de ses amies et vous
invite avec elle. Mais entre tant d'autres et sur un simple portrait
parlé n'y aura-t-il pas eu d'erreur commise? La jeune fille que vous
allez voir tout à l'heure ne sera-t-elle pas une autre que celle que
vous désirez? Ou au contraire n'allez-vous pas voir vous tendre la main
en souriant précisément celle que vous souhaitiez qu'elle fût? Ce
dernier cas assez fréquent, sans être justifié toujours par un
raisonnement aussi probant que celui qui concernait Mlle
d'Éporcheville, résulte d'une sorte d'intuition et aussi de ce souffle
de chance qui parfois nous favorise. Alors, en la voyant, nous nous
disons: «C'était bien elle. » Je me rappelle que, dans la petite bande
des jeunes filles se promenant au bord de la mer, j'avais deviné juste
celle qui s'appelait Albertine Simonet. Ce souvenir me causa une douleur
aiguë mais brève, et tandis que le concierge cherchait sa femme, je
songeais surtout--pensant à Mlle d'Éporcheville et comme dans ces
minutes d'attente où un nom, un renseignement qu'on a on ne sait
pourquoi adapté à un visage, se trouve un instant libre et flotte,
prêt s'il adhère à un nouveau visage, à rendre rétrospectivement le
premier sur lequel il vous avait renseigné inconnu, innocent,
insaisissable,--que la concierge allait peut-être m'apprendre que Mlle
d'Éporcheville était au contraire une des deux brunes. Dans ce cas
s'évanouissait l'être à l'existence duquel je croyais, que j'aimais
déjà, que je ne songeais plus qu'à posséder, cette blonde et
sournoise Mlle d'Éporcheville que la fatale réponse allait alors
dissocier en deux éléments distincts, que j'avais arbitrairement unis
à la façon d'un romancier qui fond ensemble divers éléments
empruntés à la réalité pour créer un personnage imaginaire, et qui,
pris chacun à part,--le nom ne corroborant pas l'intention du
regard--perdaient toute signification. Dans ce cas mes arguments se
trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire
fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle d'Éporcheville
était bien la blonde.
Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût
été trop grand que sur ces trois jeunes filles l'une s'appelât Mlle
d'Éporcheville, que ce fût justement (ce qui était la première
vérification typique de ma supposition) celle qui m'avait regardé de
cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui
allait dans les maisons de passe.
Alors commença une journée d'une folle agitation. Avant même de
partir acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire
une meilleure impression quand j'irais voir Mme de Guermantes le
surlendemain, jour où la jeune fille devait, m'avait dit le concierge
revenir voir la Duchesse, chez qui je trouverais ainsi une jeune fille
facile et prendrais rendez-vous avec elle (car je trouverais bien le
moyen de l'entretenir un instant dans un coin du salon), j'allai pour
plus de sûreté télégraphier à Robert pour lui demander le nom exact
et la description de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant
le surlendemain (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pas
à Albertine) décidé, quoiqu'il pût m'arriver d'ici là, dussé-je
m'y faire descendre en chaise à porteur si j'étais malade, à faire
une visite prolongée à la duchesse. Si je télégraphiais à
Saint-Loup, ce n'est pas qu'il me restât des doutes sur l'identité de
la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m'avait parlé
fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pas qu'elles n'en
fissent qu'une seule. Mais dans mon impatience d'attendre le
surlendemain, il m'était doux, c'était déjà pour moi comme un
pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche la concernant, pleine
de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant ma dépêche avec
l'animation de l'homme qu'échauffe l'espérance, je remarquai combien
j'étais moins désarmé maintenant que dans mon enfance et vis-à-vis
de Mlle d'Éporcheville que de Gilberte. À partir du moment où j'avais
pris seulement la peine d'écrire ma dépêche, l'employé n'avait plus
qu'à la prendre, les réseaux les plus rapides de communication
électrique à la transmettre à l'étendue de la France et de la
Méditerranée, et tout le passé noceur de Robert allait être
appliqué à identifier la personne que je venais de rencontrer, se
trouver au service du roman que je venais d'ébaucher et auquel je
n'avais même plus besoin de penser, car la réponse allait se charger
de le conclure avant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandis
qu'autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissant
seul à la maison d'impuissants désirs, ne pouvant user des moyens
pratiques de la civilisation, j'aimais comme un sauvage ou même, car je
n'avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partir de ce
moment mon temps se passa dans la fièvre; une absence de quarante-huit
heures que mon père me demanda de faire avec lui et qui m'eût fait
manquer la visite chez la duchesse me mit dans une rage et un désespoir
tels que ma mère s'interposa et obtint de mon père de me laisser à
Paris. Mais pendant plusieurs heures ma colère ne put s'apaiser, tandis
que mon désir de Mlle d'Éporcheville avait été centuplé par
l'obstacle qu'on avait mis entre nous, par la crainte que j'avais eue un
instant que ces heures, auxquelles je souriais d'avance sans trêve, de
ma visite chez Mme de Guermantes, comme un bien certain que nul ne
pourrait m'enlever, n'eussent pas lieu. Certains philosophes disent que
le monde extérieur n'existe pas et que c'est en nous-même que nous
développons notre vie. Quoi qu'il en soit, l'amour, même en ses plus
humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu'est la
réalité pour nous. M'eût-il fallu dessiner de mémoire un portrait de
Mlle d'Éporcheville, donner sa description, son signalement, et même
la reconnaître dans la rue cela m'eût été impossible. Je l'avais
aperçue de profil, bougeante, elle m'avait semblé jolie, simple,
grande et blonde, je n'aurais pas pu en dire davantage. Mais toutes les
réactions du désir, de l'anxiété, du coup mortel frappé par la peur
de ne pas la voir si mon père m'emmenait, tout cela, associé à une
image qu'en somme je ne connaissais pas et dont il suffisait que je la
susse agréable, constituait déjà un amour. Enfin le lendemain matin,
après une nuit d'insomnie heureuse, je reçus la dépêche de
Saint-Loup: «de l'Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du
seigle, ville comme une ville, petite, brune, boulotte, est en ce moment
en Suisse. » Ce n'était pas elle!
Un instant avant que Françoise m'apportât la dépêche, ma mère
était entrée dans ma chambre avec le courrier, l'avait posé sur mon
lit avec négligence, en ayant l'air de penser à autre chose. Et se
retirant aussitôt pour me laisser seul, elle avait souri en partant. Et
moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu'on pouvait
toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l'on
prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et
pensai: «Il y a quelque chose d'intéressant pour moi dans le courrier,
et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma
surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous
ôtent la moitié de votre plaisir en vous l'annonçant. Et elle n'est
pas restée là parce qu'elle a craint que par amour-propre je dissimule
le plaisir que j'aurais et ainsi le ressente moins vivement». Cependant
en allant vers la porte pour sortir, elle avait rencontré Françoise
qui entrait chez moi, la dépêche à la main. Dès qu'elle me l'eut
donnée, ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et
l'avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car
Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de
pénétrer à toute heure dans ma chambre et d'y rester s'il lui
plaisait. Mais déjà, sur son visage, l'étonnement et la colère
avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d'une pitié
transcendante et d'une ironie philosophique, liqueur visqueuse que
sécrétait, pour guérir sa blessure, son amour-propre lésé. Pour ne
pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien pensait-elle
que nous étions des maîtres, c'est-à-dire des êtres capricieux, qui
ne brillent pas par l'intelligence et qui trouvent leur plaisir à
imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques,
pour bien montrer qu'ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme
de faire bouillir l'eau en temps d'épidémie, de balayer ma chambre
avec un linge mouillé, et d'en sortir au moment où on avait justement
l'intention d'y rester. Maman avait posé le courrier tout près de moi,
pour qu'il ne pût pas m'échapper. Mais je sentis que ce n'étaient que
des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que
j'aimais et qui, écrivant rarement, serait pour moi une surprise.
J'allai à la fenêtre, j'écartai les rideaux. Au-dessus du jour blême
et brumeux, le ciel était tout rose comme à cette heure dans les
cuisines les fourneaux qu'on allume, et cette vue me remplit
d'espérance et du désir de passer la nuit et de m'éveiller à la
petite station campagnarde où j'avais vu la laitière aux joues roses.
Pendant ce temps-là j'entendais Françoise qui, indignée qu'on l'eût
chassée de ma chambre où elle considérait qu'elle avait ses grandes
entrées, grommelait: «Si c'est pas malheureux, un enfant qu'on a vu
naître. Je ne l'ai pas vu quand sa mère le faisait bien sûr. Mais
quand je l'ai connu, pour bien dire, il n'y avait pas cinq ans qu'il
était naquis! »
J'ouvris le _Figaro_. Quel ennui! Justement le premier article avait le
même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru, mais
pas seulement le même titre,. . . voici quelques mots absolument pareils.
Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. Mais ce
n'étaient pas que quelques mots, c'était tout, c'était ma signature.
C'était mon article qui avait enfin paru! Mais ma pensée qui, déjà
à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu,
continua un instant encore à raisonner comme si elle n'avait pas
compris que c'était mon article, comme ces vieillards qui sont obligés
de terminer jusqu'au bout un mouvement commencé même s'il est devenu
inutile, même si un obstacle imprévu, devant lequel il faudrait se
retirer immédiatement le rend dangereux. Puis je considérai le pain
spirituel qu'est un journal encore chaud et humide de la presse récente
dans le brouillard du matin où on le distribue, dès l'aurore, aux
bonnes qui l'apportent à leurs maîtres avec le café au lait, pain
miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, qui reste
le même pour chacun tout en pénétrant innombrable à la fois dans
toutes les maisons.
Ce que je tenais en main, ce n'est pas un certain exemplaire du journal,
c'est l'un quelconque des dix mille, ce n'est pas seulement ce qui a
été écrit pour moi, c'est ce qui a été écrit pour moi et pour
tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce
moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en
auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal. Car ce que je
tenais en main n'était pas seulement ce que j'avais écrit, mais était
le symbole de l'incarnation dans tant d'esprits. Aussi pour le lire,
fallait-il que je cessasse un moment d'en être l'auteur, que je fusse
l'un quelconque des lecteurs du _Figaro_. Mais d'abord une première
inquiétude. Le lecteur non prévenu verrait-il cet article? Je déplie
distraitement le journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant
même sur ma figure l'air d'ignorer ce qu'il y a ce matin dans mon
journal et d'avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines et la
politique. Mais mon article est si long que mon regard qui l'évite
(pour rester dans la vérité, et ne pas mettre la chance de mon côté
comme quelqu'un qui attend compte très lentement exprès) en accroche
un morceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent le premier
article et même qui le lisent ne regardent pas la signature; moi-même
je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la
veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de
leur auteur, mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse
pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention
future ne forcera pas en retour celle des autres. Et puis il y a ceux
qui vont partir pour la chasse, ceux qui sont sortis brusquement de chez
eux. Enfin quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là,
je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article
le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans
chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que
chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement les images
que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue
par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans
son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la
parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des
fils du téléphone; au moment même où je veux être un lecteur, mon
esprit refait en auteur le tour de ceux qui liront mon article. Si M. de
Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en
revanche, il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch
dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent
semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de
l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait ainsi
à ma propre défiance de moi-même qui n'avait plus besoin de le
détruire. C'est qu'en réalité, il en est de la valeur d'un article,
si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes
rendus de la Chambre où les mots «Nous verrons bien» prononcés par
le ministre ne prennent toute leur importance qu'encadrés ainsi: LE
PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES: «Nous
verrons bien» (_Vives exclamations à l'extrême-gauche. Très bien!
sur quelques bancs à gauche et au centre_)--la plus grande partie de
leur beauté réside dans l'esprit des lecteurs. Et c'est la tare
originelle de ce genre de littérature dont ne sont pas exceptés les
célèbres _Lundis_ que leur valeur réside dans l'impression qu'elle
produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un
membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne
se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle
s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste,
ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un
peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de
Boigne dans son lit à huit colonnes lisant son article du
_Constitutionnel_, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il
s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de
lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le
coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier le lisant de son
côté en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait
un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de
Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la
société, si un mot de Mme d'Herbouville ne le lui avait déjà appris.
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou
même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre
la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma
personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de
force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps
se montrait rose à toutes les fenêtres.
Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour
de chaque phrase les images qu'il y enferme; au moment même où
j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en
auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être,
réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si
je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que
peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu
y exprimer. Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis,
étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques
auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes
que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi
une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de
mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant,
en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du
devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table
rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je
lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un
autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes
épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec
qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur
éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais une
défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur
quelconque émerveillé, je me disais: «Bah! comment un lecteur peut-il
s'apercevoir de cela, il manque quelque chose là, c'est possible. Mais,
sapristi, s'ils ne sont pas contents! Il y a assez de jolies choses
comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. » Et m'appuyant sur ces dix
mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de
ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais à ce
moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne
s'adressait qu'à moi.
À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais
pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la
recommencer immédiatement, car il n'y a rien comme un vieil article de
soi dont on puisse mieux dire que «quand on l'a lu on peut le relire».
Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise,
pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du
doigt le miracle de la multiplication de ma pensée et lire, comme si
j'étais un autre Monsieur qui vient d'ouvrir le _Figaro_, dans un autre
numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je
n'avais vu les Guermantes, je devais leur faire le lendemain, cette
visite que j'avais projetée avec tant d'agitation afin de rencontrer
Mlle d'Éporcheville, lorsque je télégraphiais à St-Loup. Je me
rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je
pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé
pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne
pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais
les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchantent pas plus le
cœur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer
n'atteignent l'esprit. Pour d'autres amis, je me disais que si l'état
de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir,
il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là
accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire
penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me
disais cela parce que les relations mondaines ayant eu jusqu'ici une
place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus
m'effrayait et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi
l'attention de mes amis, peut-être d'exciter leur admiration, jusqu'au
jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me
consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas
vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon
plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime,
qu'eux ne pouvaient me donner, et que je pouvais trouver non en causant
avec eux, mais en écrivant loin d'eux, et que, si je commençais à
écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure
idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde,
peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et que la situation
que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais
plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde,
mais dans la littérature.
Après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, ce fut moins
pour Mlle d'Éporcheville qui avait perdu, du fait de la dépêche de
Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité que pour voir en la duchesse
elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me
permettre d'imaginer ce qu'avait pu penser le public,--abonnés et
acheteurs,--du _Figaro_. Ce n'est pas du reste sans plaisir que j'allais
chez Mme de Guermantes. J'avais beau me dire que ce qui différenciait
pour moi ce salon des autres, c'était le long stage qu'il avait fait
dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence, je
ne l'abolissais pas. Il existait d'ailleurs pour moi plusieurs noms de
Guermantes. Si celui que ma mémoire n'avait inscrit que comme dans un
livre d'adresses ne s'accompagnait d'aucune poésie, de plus anciens,
ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de
Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand
il y avait longtemps que je ne l'avais vue et que la clarté crue de la
personne au visage humain n'éteignait pas les rayons mystérieux du
nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de
Guermantes comme à quelque chose qui eût été au delà du réel, de
la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes
premiers rêves, et comme si depuis je n'avais pas fait ce voyage, au
train de une heure cinquante comme si je ne l'avais pas pris. J'oubliais
un instant la connaissance que j'avais que tout cela n'existait pas,
comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un
instant qu'il est mort. Puis l'idée de la réalité revint en entrant
dans l'antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant
qu'elle était malgré tout pour moi le véritable point d'intersection
entre la réalité et le rêve.
En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue
pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé.
Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me «représenter» à
elle. Et en effet, depuis que j'étais entré, j'avais une impression de
très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant:
«Ah! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or, au
contraire, j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune
jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il
était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit
rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En soi ma
double erreur de nom, de m'être rappelé de l'Orgeville comme étant
d'Éporcheville et d'avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était
en réalité Forcheville n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est
de croire que les choses se présentent habituellement telles qu'elles
sont en réalité, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que
la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. En
fait ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous
voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous
répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que
l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours.
Comme je suivais les allées séparées d'un sous-bois, tendues d'une
gaze chaque jour amincie, le souvenir d'une promenade où Albertine
était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec
moi, où je sentais qu'elle enveloppait ma vie, flottait maintenant
autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au
milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue
dans le vide, l'horizontalité clairsemée des feuillages d'or.
D'ailleurs je tressaillais de moment en moment, comme tous ceux pour
lesquels une idée fixe donne à toute femme arrêtée au coin d'une
allée, la ressemblance, l'identité possible avec celle à qui on
pense. «C'est peut-être elle! » On se retourne, la voiture continue à
avancer et on ne revient pas en arrière. Ces feuillages, je ne me
contentais pas de les voir avec les yeux de la mémoire, ils
m'intéressaient, me touchaient comme ces pages purement descriptives,
au milieu desquelles un artiste pour les rendre plus complètes
introduit une fiction, tout un roman; et cette nature prenait ainsi le
seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu'à mon cœur. La
raison de ce charme me parut être que j'aimais toujours autant
Albertine, tandis que la raison véritable était au contraire que
l'oubli continuait à faire en moi de tels progrès que le souvenir
d'Albertine ne m'était plus cruel, c'est-à-dire avait changé; mais
nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme je crus alors
voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savons pas remonter
jusqu'à leur signification plus éloignée. Comme ces malaises dont le
médecin écoute son malade lui raconter l'histoire et à l'aide
desquels il remonte à une cause plus profonde, ignorée du patient, de
même nos impressions, nos idées, n'ont qu'une valeur de symptômes. Ma
jalousie étant tenue à l'écart par l'impression de charme et de douce
tristesse que je ressentais, mes sens se réveillaient. Une fois de plus
comme lorsque j'avais cessé de voir Gilberte, l'amour de la femme
s'élevait en moi, débarrassé de toute association exclusive avec une
certaine femme déjà aimée, et flottait comme ces essences qu'ont
libérées des destructions antérieures et qui errent en suspens dans
l'air printanier, ne demandant qu'à s'unir à une nouvelle créature.
Nulle part il ne germe autant de fleurs, s'appelassent-elles «ne
m'oubliez pas», que dans un cimetière. Je regardais les jeunes filles
dont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j'eusse fait
jadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celle où j'étais par
un même dimanche venu avec Albertine. Aussitôt, au regard que je
venais de poser sur telle ou telle d'entre elles, s'appariait
immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant, reflétant
d'insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jeté Albertine
et qui, géminant le mien d'une aile mystérieuse, rapide et bleuâtre,
faisait passer dans ces allées jusque-là si naturelles, le frisson
d'un inconnu dont mon propre désir n'eût pas suffi à les renouveler
s'il fût demeuré seul, car lui, pour moi, n'avait rien d'étranger.
D'ailleurs à Balbec, quand j'avais désiré connaître Albertine la
première fois, n'était-ce pas parce qu'elle m'avait semblé
représentative de ces jeunes filles dont la vue m'avait si souvent
arrêté dans les rues, sur les routes et que pour moi elle pouvait
résumer leur vie. Et n'était-il pas naturel que maintenant l'étoile
finissante de mon amour dans lequel elles s'étaient condensées se
dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses?
Toutes me semblaient des Albertine--l'image que je portais en moi me la
faisant retrouver partout,--et même, au détour d'une allée, l'une
d'elles qui remontait dans une automobile me la rappela tellement,
était si exactement de la même corpulence, que je me demandai un
instant si ce n'était pas elle que je venais de voir, si on ne m'avait
pas trompé en me faisant le récit de sa mort. Je la revoyais ainsi
dans un angle d'allée, peut-être à Balbec, remontant en voiture de la
même manière, alors qu'elle avait tant confiance dans la vie. Et
l'acte de cette jeune fille de remonter en automobile, je ne le
constatais pas seulement avec mes yeux, comme la superficielle apparence
qui se déroule si souvent au cours d'une promenade: devenu une sorte
d'acte durable, il me semblait s'étendre aussi dans le passé par ce
côté qui venait de lui être surajouté et qui s'appuyait si
voluptueusement, si tristement contre mon cœur. Mais déjà la jeune
fille avait disparu.
Un peu plus loin je vis un groupe de trois jeunes filles un peu plus
âgées, peut-être des jeunes femmes, dont l'allure élégante et
énergique correspondait si bien à ce qui m'avait séduit le premier
jour où j'avais aperçu Albertine et ses amies, que j'emboîtai le pas
à ces trois nouvelles jeunes filles et au moment où elles prirent une
voiture, j'en cherchai désespérément une autre dans tous les sens. Je
la trouvai, mais trop tard. Je ne les rejoignis pas. Mais quelques jours
plus tard, comme je rentrais, j'aperçus, sortant de sous la voûte de
notre maison, les trois jeunes filles que j'avais suivies au Bois.
C'était tout à fait, les deux brunes surtout, et un peu plus âgées
seulement, de ces jeunes filles du monde qui souvent, vues de ma
fenêtre ou croisées dans la rue, m'avaient fait faire mille projets,
aimer la vie, et que je n'avais pu connaître. La blonde avait un air un
peu plus délicat, presque souffrant, qui me plaisait moins. Ce fut
pourtant elle qui fut cause que je ne me contentai pas de les
considérer un instant, mais qu'ayant pris racine, je les contemplai
avec ces regards qui, par leur fixité impossible à distraire, leur
application comme à un problème, semblent avoir conscience qu'il
s'agit d'aller bien au delà de ce qu'on voit. Je les aurais sans doute
laissé disparaître comme tant d'autres si, au moment où elles
passèrent devant moi, la blonde--était-ce parce que je les contemplais
avec cette attention? --me lança furtivement un premier regard, puis,
m'ayant dépassé et retournant la tête vers moi, un second qui acheva
de m'enflammer. Cependant comme elle cessa de s'occuper de moi et se
remit à causer avec ses amies, mon ardeur eût sans doute fini par
tomber, si elle n'avait été centuplée par le fait suivant. Ayant
demandé au concierge qui elles étaient: «Elles ont demandé Mme la
Duchesse, me dit-il. Je crois qu'il n'y en a qu'une qui la connaisse et
que les autres l'avaient seulement accompagnée jusqu'à la porte. Voici
le nom, je ne sais pas si j'ai bien écrit. » Et je lus: Mlle
Déporcheville, que je rétablis aisément: d'Éporcheville,
c'est-à-dire le nom ou à peu près, autant que je me souvenais, de la
jeune fille d'excellente famille et apparentée vaguement aux Guermantes
dont Robert m'avait parlé pour l'avoir rencontrée dans une maison de
passe et avec laquelle il avait eu des relations. Je comprenais
maintenant la signification de son regard, pourquoi elle s'était
retournée et cachée de ses compagnes. Que de fois j'avais pensé à
elle, me l'imaginant d'après le nom que m'avait dit Robert. Et voici
que je venais de la voir, nullement différente de ses amies, sauf par
ce regard dissimulé qui ménageait entre elle et moi une entrée
secrète dans des parties de sa vie qui, évidemment, étaient cachées
à ses amies, et qui me la faisait paraître plus accessible--presque à
demi-mienne--plus douce que ne sont d'habitude les jeunes filles de
l'aristocratie. Dans l'esprit de celle-ci, entre elle et moi, il y avait
d'avance de commun les heures que nous aurions pu passer ensemble, si
elle avait eu la liberté de me donner un rendez-vous. N'était-ce pas
ce que son regard avait voulu m'exprimer avec une éloquence qui ne fut
claire que pour moi. Mon cœur battait de toutes ses forces, je n'aurais
pas pu dire exactement comment était faite Mlle d'Éporcheville, je
revoyais vaguement un blond visage aperçu de côté, mais j'étais
amoureux fou d'elle. Tout d'un coup je m'avisai que je raisonnais comme
si, entre les trois, Mlle d'Éporcheville était précisément la blonde
qui s'était retournée et m'avait regardée deux fois. Or le concierge
ne me l'avait pas dit. Je revins à sa loge, l'interrogeai à nouveau,
il me dit qu'il ne pouvait me renseigner là-dessus, mais qu'il allait
le demander à sa femme qui les avait déjà vues une autre fois. Elle
était en train de faire l'escalier de service. Qui n'a eu au cours de
sa vie de ces incertitudes, plus ou moins semblables à celles-là, et
délicieuses? Un ami charitable à qui on décrit une jeune fille qu'on
a vue au bal, en conclut qu'elle devait être une de ses amies et vous
invite avec elle. Mais entre tant d'autres et sur un simple portrait
parlé n'y aura-t-il pas eu d'erreur commise? La jeune fille que vous
allez voir tout à l'heure ne sera-t-elle pas une autre que celle que
vous désirez? Ou au contraire n'allez-vous pas voir vous tendre la main
en souriant précisément celle que vous souhaitiez qu'elle fût? Ce
dernier cas assez fréquent, sans être justifié toujours par un
raisonnement aussi probant que celui qui concernait Mlle
d'Éporcheville, résulte d'une sorte d'intuition et aussi de ce souffle
de chance qui parfois nous favorise. Alors, en la voyant, nous nous
disons: «C'était bien elle. » Je me rappelle que, dans la petite bande
des jeunes filles se promenant au bord de la mer, j'avais deviné juste
celle qui s'appelait Albertine Simonet. Ce souvenir me causa une douleur
aiguë mais brève, et tandis que le concierge cherchait sa femme, je
songeais surtout--pensant à Mlle d'Éporcheville et comme dans ces
minutes d'attente où un nom, un renseignement qu'on a on ne sait
pourquoi adapté à un visage, se trouve un instant libre et flotte,
prêt s'il adhère à un nouveau visage, à rendre rétrospectivement le
premier sur lequel il vous avait renseigné inconnu, innocent,
insaisissable,--que la concierge allait peut-être m'apprendre que Mlle
d'Éporcheville était au contraire une des deux brunes. Dans ce cas
s'évanouissait l'être à l'existence duquel je croyais, que j'aimais
déjà, que je ne songeais plus qu'à posséder, cette blonde et
sournoise Mlle d'Éporcheville que la fatale réponse allait alors
dissocier en deux éléments distincts, que j'avais arbitrairement unis
à la façon d'un romancier qui fond ensemble divers éléments
empruntés à la réalité pour créer un personnage imaginaire, et qui,
pris chacun à part,--le nom ne corroborant pas l'intention du
regard--perdaient toute signification. Dans ce cas mes arguments se
trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire
fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle d'Éporcheville
était bien la blonde.
Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût
été trop grand que sur ces trois jeunes filles l'une s'appelât Mlle
d'Éporcheville, que ce fût justement (ce qui était la première
vérification typique de ma supposition) celle qui m'avait regardé de
cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui
allait dans les maisons de passe.
Alors commença une journée d'une folle agitation. Avant même de
partir acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire
une meilleure impression quand j'irais voir Mme de Guermantes le
surlendemain, jour où la jeune fille devait, m'avait dit le concierge
revenir voir la Duchesse, chez qui je trouverais ainsi une jeune fille
facile et prendrais rendez-vous avec elle (car je trouverais bien le
moyen de l'entretenir un instant dans un coin du salon), j'allai pour
plus de sûreté télégraphier à Robert pour lui demander le nom exact
et la description de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant
le surlendemain (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pas
à Albertine) décidé, quoiqu'il pût m'arriver d'ici là, dussé-je
m'y faire descendre en chaise à porteur si j'étais malade, à faire
une visite prolongée à la duchesse. Si je télégraphiais à
Saint-Loup, ce n'est pas qu'il me restât des doutes sur l'identité de
la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m'avait parlé
fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pas qu'elles n'en
fissent qu'une seule. Mais dans mon impatience d'attendre le
surlendemain, il m'était doux, c'était déjà pour moi comme un
pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche la concernant, pleine
de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant ma dépêche avec
l'animation de l'homme qu'échauffe l'espérance, je remarquai combien
j'étais moins désarmé maintenant que dans mon enfance et vis-à-vis
de Mlle d'Éporcheville que de Gilberte. À partir du moment où j'avais
pris seulement la peine d'écrire ma dépêche, l'employé n'avait plus
qu'à la prendre, les réseaux les plus rapides de communication
électrique à la transmettre à l'étendue de la France et de la
Méditerranée, et tout le passé noceur de Robert allait être
appliqué à identifier la personne que je venais de rencontrer, se
trouver au service du roman que je venais d'ébaucher et auquel je
n'avais même plus besoin de penser, car la réponse allait se charger
de le conclure avant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandis
qu'autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissant
seul à la maison d'impuissants désirs, ne pouvant user des moyens
pratiques de la civilisation, j'aimais comme un sauvage ou même, car je
n'avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partir de ce
moment mon temps se passa dans la fièvre; une absence de quarante-huit
heures que mon père me demanda de faire avec lui et qui m'eût fait
manquer la visite chez la duchesse me mit dans une rage et un désespoir
tels que ma mère s'interposa et obtint de mon père de me laisser à
Paris. Mais pendant plusieurs heures ma colère ne put s'apaiser, tandis
que mon désir de Mlle d'Éporcheville avait été centuplé par
l'obstacle qu'on avait mis entre nous, par la crainte que j'avais eue un
instant que ces heures, auxquelles je souriais d'avance sans trêve, de
ma visite chez Mme de Guermantes, comme un bien certain que nul ne
pourrait m'enlever, n'eussent pas lieu. Certains philosophes disent que
le monde extérieur n'existe pas et que c'est en nous-même que nous
développons notre vie. Quoi qu'il en soit, l'amour, même en ses plus
humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu'est la
réalité pour nous. M'eût-il fallu dessiner de mémoire un portrait de
Mlle d'Éporcheville, donner sa description, son signalement, et même
la reconnaître dans la rue cela m'eût été impossible. Je l'avais
aperçue de profil, bougeante, elle m'avait semblé jolie, simple,
grande et blonde, je n'aurais pas pu en dire davantage. Mais toutes les
réactions du désir, de l'anxiété, du coup mortel frappé par la peur
de ne pas la voir si mon père m'emmenait, tout cela, associé à une
image qu'en somme je ne connaissais pas et dont il suffisait que je la
susse agréable, constituait déjà un amour. Enfin le lendemain matin,
après une nuit d'insomnie heureuse, je reçus la dépêche de
Saint-Loup: «de l'Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du
seigle, ville comme une ville, petite, brune, boulotte, est en ce moment
en Suisse. » Ce n'était pas elle!
Un instant avant que Françoise m'apportât la dépêche, ma mère
était entrée dans ma chambre avec le courrier, l'avait posé sur mon
lit avec négligence, en ayant l'air de penser à autre chose. Et se
retirant aussitôt pour me laisser seul, elle avait souri en partant. Et
moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu'on pouvait
toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l'on
prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et
pensai: «Il y a quelque chose d'intéressant pour moi dans le courrier,
et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma
surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous
ôtent la moitié de votre plaisir en vous l'annonçant. Et elle n'est
pas restée là parce qu'elle a craint que par amour-propre je dissimule
le plaisir que j'aurais et ainsi le ressente moins vivement». Cependant
en allant vers la porte pour sortir, elle avait rencontré Françoise
qui entrait chez moi, la dépêche à la main. Dès qu'elle me l'eut
donnée, ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et
l'avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car
Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de
pénétrer à toute heure dans ma chambre et d'y rester s'il lui
plaisait. Mais déjà, sur son visage, l'étonnement et la colère
avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d'une pitié
transcendante et d'une ironie philosophique, liqueur visqueuse que
sécrétait, pour guérir sa blessure, son amour-propre lésé. Pour ne
pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien pensait-elle
que nous étions des maîtres, c'est-à-dire des êtres capricieux, qui
ne brillent pas par l'intelligence et qui trouvent leur plaisir à
imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques,
pour bien montrer qu'ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme
de faire bouillir l'eau en temps d'épidémie, de balayer ma chambre
avec un linge mouillé, et d'en sortir au moment où on avait justement
l'intention d'y rester. Maman avait posé le courrier tout près de moi,
pour qu'il ne pût pas m'échapper. Mais je sentis que ce n'étaient que
des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que
j'aimais et qui, écrivant rarement, serait pour moi une surprise.
J'allai à la fenêtre, j'écartai les rideaux. Au-dessus du jour blême
et brumeux, le ciel était tout rose comme à cette heure dans les
cuisines les fourneaux qu'on allume, et cette vue me remplit
d'espérance et du désir de passer la nuit et de m'éveiller à la
petite station campagnarde où j'avais vu la laitière aux joues roses.
Pendant ce temps-là j'entendais Françoise qui, indignée qu'on l'eût
chassée de ma chambre où elle considérait qu'elle avait ses grandes
entrées, grommelait: «Si c'est pas malheureux, un enfant qu'on a vu
naître. Je ne l'ai pas vu quand sa mère le faisait bien sûr. Mais
quand je l'ai connu, pour bien dire, il n'y avait pas cinq ans qu'il
était naquis! »
J'ouvris le _Figaro_. Quel ennui! Justement le premier article avait le
même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru, mais
pas seulement le même titre,. . . voici quelques mots absolument pareils.
Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. Mais ce
n'étaient pas que quelques mots, c'était tout, c'était ma signature.
C'était mon article qui avait enfin paru! Mais ma pensée qui, déjà
à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu,
continua un instant encore à raisonner comme si elle n'avait pas
compris que c'était mon article, comme ces vieillards qui sont obligés
de terminer jusqu'au bout un mouvement commencé même s'il est devenu
inutile, même si un obstacle imprévu, devant lequel il faudrait se
retirer immédiatement le rend dangereux. Puis je considérai le pain
spirituel qu'est un journal encore chaud et humide de la presse récente
dans le brouillard du matin où on le distribue, dès l'aurore, aux
bonnes qui l'apportent à leurs maîtres avec le café au lait, pain
miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, qui reste
le même pour chacun tout en pénétrant innombrable à la fois dans
toutes les maisons.
Ce que je tenais en main, ce n'est pas un certain exemplaire du journal,
c'est l'un quelconque des dix mille, ce n'est pas seulement ce qui a
été écrit pour moi, c'est ce qui a été écrit pour moi et pour
tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce
moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en
auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal. Car ce que je
tenais en main n'était pas seulement ce que j'avais écrit, mais était
le symbole de l'incarnation dans tant d'esprits. Aussi pour le lire,
fallait-il que je cessasse un moment d'en être l'auteur, que je fusse
l'un quelconque des lecteurs du _Figaro_. Mais d'abord une première
inquiétude. Le lecteur non prévenu verrait-il cet article? Je déplie
distraitement le journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant
même sur ma figure l'air d'ignorer ce qu'il y a ce matin dans mon
journal et d'avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines et la
politique. Mais mon article est si long que mon regard qui l'évite
(pour rester dans la vérité, et ne pas mettre la chance de mon côté
comme quelqu'un qui attend compte très lentement exprès) en accroche
un morceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent le premier
article et même qui le lisent ne regardent pas la signature; moi-même
je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la
veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de
leur auteur, mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse
pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention
future ne forcera pas en retour celle des autres. Et puis il y a ceux
qui vont partir pour la chasse, ceux qui sont sortis brusquement de chez
eux. Enfin quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là,
je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article
le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans
chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que
chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement les images
que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue
par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans
son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la
parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des
fils du téléphone; au moment même où je veux être un lecteur, mon
esprit refait en auteur le tour de ceux qui liront mon article. Si M. de
Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en
revanche, il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch
dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent
semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de
l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait ainsi
à ma propre défiance de moi-même qui n'avait plus besoin de le
détruire. C'est qu'en réalité, il en est de la valeur d'un article,
si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes
rendus de la Chambre où les mots «Nous verrons bien» prononcés par
le ministre ne prennent toute leur importance qu'encadrés ainsi: LE
PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES: «Nous
verrons bien» (_Vives exclamations à l'extrême-gauche. Très bien!
sur quelques bancs à gauche et au centre_)--la plus grande partie de
leur beauté réside dans l'esprit des lecteurs. Et c'est la tare
originelle de ce genre de littérature dont ne sont pas exceptés les
célèbres _Lundis_ que leur valeur réside dans l'impression qu'elle
produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un
membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne
se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle
s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste,
ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un
peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de
Boigne dans son lit à huit colonnes lisant son article du
_Constitutionnel_, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il
s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de
lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le
coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier le lisant de son
côté en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait
un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de
Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la
société, si un mot de Mme d'Herbouville ne le lui avait déjà appris.
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou
même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre
la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma
personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de
force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps
se montrait rose à toutes les fenêtres.
Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour
de chaque phrase les images qu'il y enferme; au moment même où
j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en
auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être,
réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si
je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que
peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu
y exprimer. Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis,
étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques
auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes
que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi
une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de
mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant,
en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du
devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table
rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je
lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un
autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes
épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec
qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur
éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais une
défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur
quelconque émerveillé, je me disais: «Bah! comment un lecteur peut-il
s'apercevoir de cela, il manque quelque chose là, c'est possible. Mais,
sapristi, s'ils ne sont pas contents! Il y a assez de jolies choses
comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. » Et m'appuyant sur ces dix
mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de
ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais à ce
moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne
s'adressait qu'à moi.
À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais
pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la
recommencer immédiatement, car il n'y a rien comme un vieil article de
soi dont on puisse mieux dire que «quand on l'a lu on peut le relire».
Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise,
pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du
doigt le miracle de la multiplication de ma pensée et lire, comme si
j'étais un autre Monsieur qui vient d'ouvrir le _Figaro_, dans un autre
numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je
n'avais vu les Guermantes, je devais leur faire le lendemain, cette
visite que j'avais projetée avec tant d'agitation afin de rencontrer
Mlle d'Éporcheville, lorsque je télégraphiais à St-Loup. Je me
rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je
pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé
pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne
pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais
les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchantent pas plus le
cœur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer
n'atteignent l'esprit. Pour d'autres amis, je me disais que si l'état
de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir,
il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là
accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire
penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me
disais cela parce que les relations mondaines ayant eu jusqu'ici une
place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus
m'effrayait et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi
l'attention de mes amis, peut-être d'exciter leur admiration, jusqu'au
jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me
consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas
vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon
plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime,
qu'eux ne pouvaient me donner, et que je pouvais trouver non en causant
avec eux, mais en écrivant loin d'eux, et que, si je commençais à
écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure
idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde,
peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et que la situation
que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais
plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde,
mais dans la littérature.
Après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, ce fut moins
pour Mlle d'Éporcheville qui avait perdu, du fait de la dépêche de
Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité que pour voir en la duchesse
elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me
permettre d'imaginer ce qu'avait pu penser le public,--abonnés et
acheteurs,--du _Figaro_. Ce n'est pas du reste sans plaisir que j'allais
chez Mme de Guermantes. J'avais beau me dire que ce qui différenciait
pour moi ce salon des autres, c'était le long stage qu'il avait fait
dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence, je
ne l'abolissais pas. Il existait d'ailleurs pour moi plusieurs noms de
Guermantes. Si celui que ma mémoire n'avait inscrit que comme dans un
livre d'adresses ne s'accompagnait d'aucune poésie, de plus anciens,
ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de
Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand
il y avait longtemps que je ne l'avais vue et que la clarté crue de la
personne au visage humain n'éteignait pas les rayons mystérieux du
nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de
Guermantes comme à quelque chose qui eût été au delà du réel, de
la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes
premiers rêves, et comme si depuis je n'avais pas fait ce voyage, au
train de une heure cinquante comme si je ne l'avais pas pris. J'oubliais
un instant la connaissance que j'avais que tout cela n'existait pas,
comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un
instant qu'il est mort. Puis l'idée de la réalité revint en entrant
dans l'antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant
qu'elle était malgré tout pour moi le véritable point d'intersection
entre la réalité et le rêve.
En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue
pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé.
Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me «représenter» à
elle. Et en effet, depuis que j'étais entré, j'avais une impression de
très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant:
«Ah! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or, au
contraire, j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune
jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il
était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit
rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En soi ma
double erreur de nom, de m'être rappelé de l'Orgeville comme étant
d'Éporcheville et d'avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était
en réalité Forcheville n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est
de croire que les choses se présentent habituellement telles qu'elles
sont en réalité, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que
la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. En
fait ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous
voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous
répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que
l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours.
Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de
Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette
volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui
était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction
et était tout ce qu'elle avait ajouté chez elle à la France de
Saint-André-des-Champs (des principes égalitaires de 1789, elle ne
réclamait qu'un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous
et de maintenir qu'hôtel, été et air étaient du genre féminin),
mais parce qu'en réalité elle continua toujours d'entendre Sazerin.
Cette perpétuelle erreur qui est précisément la «vie», ne donne pas
ses mille formes seulement à l'univers visible et à l'univers audible,
mais à l'univers social, à l'univers sentimental, à l'univers
historique, etc. La Princesse de Luxembourg n'a qu'une situation de
cocotte pour la femme du Premier Président, ce qui du reste est de peu
de conséquence; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile
pour Swann, d'où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus
douloureux quand il comprend son erreur; ce qui en a encore davantage,
les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous
n'avons de l'univers que des visions informes, fragmentées et que nous
complétons par des associations d'idées arbitraires, créatrices de
dangereuses suggestions. Je n'aurais donc pas eu lieu d'être étonné
en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si
c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler) si
la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de
prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables:
«Vous ne vous souvenez pas que vous m'avez beaucoup connue
autrefois,. . . vous veniez à la maison,. . . votre amie Gilberte. J'ai
bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu
tout de suite. » (Elle dit cela comme si elle m'avait reconnu tout de
suite dans le salon, mais la vérité est qu'elle m'avait reconnu dans
la rue et m'avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit
qu'elle lui avait raconté comme une chose très drôle et
extraordinaire que je l'avais suivie et frôlée, la prenant pour une
cocotte). Je ne sus qu'après son départ pourquoi elle s'appelait Mlle
de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette qui étonna tout le
monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait
être une veuve très riche. Forcheville l'épousa, après avoir
entrepris une longue tournée de châteaux et s'être assuré que sa
famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés,
mais céda devant l'intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses
d'un parent besogneux qui allait passer d'une quasi-misère à
l'opulence. ) Peu après un oncle de Swann, sur la tête duquel la
disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme
héritage, mourut, laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait
ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c'était le
moment où des suites de l'affaire Dreyfus était né un mouvement
antisémite parallèle à un mouvement plus abondant de pénétration du
monde par les Israélites. Les politiciens n'avaient pas eu tort en
pensant que la découverte de l'erreur judiciaire porterait un coup à
l'antisémitisme. Mais provisoirement au moins un antisémitisme mondain
s'en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville qui, comme
le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la
certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld,
considérait qu'en épousant la veuve d'un juif, il avait accompli le
même acte de charité qu'un millionnaire qui ramasse une prostituée
dans la rue et la tire de la misère et de la fange; il était prêt à
étendre sa bonté jusqu'à la personne de Gilberte dont tant de
millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le
mariage. Il déclara qu'il l'adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à
l'étonnement--qu'elle avait d'ailleurs le goût et l'habitude de
provoquer--de sa société s'était, quand Swann s'était marié,
refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait
été en apparence d'autant plus cruel que ce qu'avait pendant longtemps
représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c'était la
présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût
dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu'on se
fait ne se réalisent jamais pour différentes raisons. Parmi celles-là
il en est une qui fit qu'il pensa peu à regretter cette présentation.
Cette raison est que, quelle que soit l'image, depuis la truite à
manger au coucher du soleil qui décide un homme sédentaire à prendre
le train, jusqu'au désir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse
caissière en s'arrêtant devant elle en somptueux équipage qui décide
un homme sans scrupules à commettre un assassinat, ou à souhaiter la
mort et l'héritage des siens, selon qu'il est plus brave ou plus
paresseux, qu'il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à en
caresser le premier chaînon, l'acte qui est destiné à nous permettre
d'atteindre l'image, que cet acte soit le voyage, le mariage, le
crime,. . .
