Pas du tout,
c'est elle-même, sur l'ordre de Mme Swann, qui allait prévenir le
jeune homme dès que celle que j'aimais était seule.
c'est elle-même, sur l'ordre de Mme Swann, qui allait prévenir le
jeune homme dès que celle que j'aimais était seule.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
N'était-ce même pas Françoise qui dormait et moi qui venais de
l'éveiller; bien plus, Françoise n'était-elle pas enfermée dans ma
poitrine, la distinction des personnes et leur interaction existant à
peine dans cette brune obscurité où la réalité est aussi peu
translucide que dans le corps d'un porc-épic et où la perception quasi
nulle peut peut-être donner l'idée de celle de certains animaux? Au
reste même dans la limpide folie qui précède ces sommeils plus
lourds, si des fragments de sagesse flottent lumineusement, si les noms
de Taine, de George Eliot n'y sont pas ignorés, il n'en reste pas moins
au monde de la veille cette supériorité d'être chaque matin possible
à continuer, et non chaque soir le rêve. Mais il est peut-être
d'autres mondes plus réels que celui de la veille? Encore avons-nous vu
que, même celui-là, chaque révolution dans les arts le transforme, et
bien plus, dans le même temps, le degré d'aptitude et de culture qui
différencie un artiste d'un sot ignorant.
Et souvent une heure de sommeil de trop est une attaque de paralysie
après laquelle il faut retrouver l'usage de ses membres, apprendre à
parler. La volonté n'y réussirait pas. On a trop dormi, on n'est plus.
Le réveil est à peine senti mécaniquement, et sans conscience, comme
peut l'être dans un tuyau la fermeture d'un robinet. Une vie plus
inanimée que celle de la Méduse succède, où l'on croirait aussi bien
qu'on est tiré du fond des mers ou revenu du bagne, si seulement l'on
pouvait penser quelque chose. Mais alors du haut du ciel la déesse
Mnémotechnie se penche et nous tend sous la forme: «habitude de
demander son café au lait» l'espoir de la résurrection. Encore le don
subit de la mémoire n'est-il pas toujours aussi simple. On a souvent
près de soi, dans ces premières minutes où l'on se laisse glisser au
réveil, une vérité de réalités diverses où l'on croit pouvoir
choisir comme dans un jeu de cartes.
C'est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c'est l'heure du
thé au bord de la mer. L'idée du sommeil et qu'on est couché en
chemise de nuit est souvent la dernière qui se présente à vous.
La résurrection ne vient pas tout de suite; on croit avoir sonné, on
ne l'a pas fait, on agite des propos déments. Le mouvement seul rend la
pensée et quand on a effectivement pressé la poire électrique on peut
dire avec lenteur mais nettement: «Il est bien dix heures, Françoise,
donnez-moi mon café au lait. » Ô miracle! Françoise n'avait pu
soupçonner la mer d'irréel qui me baignait encore tout entier et à
travers laquelle j'avais eu l'énergie de faire passer mon étrange
question. Elle me répondait en effet: «Il est dix heures dix. » Ce qui
me donnait une apparence raisonnable et me permettait de ne pas laisser
apercevoir les conversations bizarres qui m'avaient interminablement
bercé, les jours où ce n'était pas une montagne de néant qui m'avait
retiré la vie. À force de volonté, je m'étais réintégré dans le
réel. Je jouissais encore des débris du sommeil, c'est-à-dire de la
seule invention, du seul renouvellement qui existe dans la manière de
conter, toutes les narrations à l'état de veille, fussent-elles
embellies par la littérature, ne comportant pas ces mystérieuses
différences d'où dérive la beauté. Il est aisé de parler de celle
que crée l'opium. Mais pour un homme habitué à ne dormir qu'avec des
drogues, une heure inattendue de sommeil naturel découvrira
l'immensité matinale d'un paysage aussi mystérieux et plus frais. En
faisant varier l'heure, l'endroit où on s'endort, en provoquant le
sommeil d'une manière artificielle, ou au contraire en revenant pour un
jour au sommeil naturel--le plus étrange de tous pour quiconque a
l'habitude de dormir avec des soporifiques--on arrive à obtenir des
variétés de sommeil mille fois plus nombreuses que, jardinier, on
n'obtiendrait de variétés d'œillets ou de roses. Les jardiniers
obtiennent des fleurs qui sont des rêves délicieux, d'autres aussi qui
ressemblent à des cauchemars. Quand je m'endormais d'une certaine
façon, je me réveillais, grelottant, croyant que j'avais la rougeole
ou, chose bien plus douloureuse, que ma grand'mère (à qui je ne
pensais plus jamais) souffrait parce que je m'étais moqué d'elle le
jour où à Balbec, croyant mourir, elle avait voulu que j'eusse une
photographie d'elle. Vite, bien que réveillé, je voulais aller lui
expliquer qu'elle ne m'avait pas compris. Mais, déjà, je me
réchauffais. Le diagnostic de rougeole était écarté et ma
grand'mère si éloignée de moi qu'elle ne faisait plus souffrir mon
cœur. Parfois sur ces sommeils différents s'abattait une obscurité
subite. J'avais peur en prolongeant ma promenade dans une avenue
entièrement noire où j'entendais passer des rôdeurs. Tout à coup une
discussion s'élevait entre un agent et une de ces femmes qui
exerçaient souvent le métier de conduire et qu'on prend de loin pour
de jeunes cochers. Sur son siège entouré de ténèbres, je ne la
voyais pas, mais elle parlait, et dans sa voix je lisais les perfections
de son visage et la jeunesse de son corps. Je marchais vers elle, dans
l'obscurité, pour monter dans son coupé avant qu'elle ne repartît.
C'était loin. Heureusement, la discussion avec l'agent se prolongeait.
Je rattrapais la voiture encore arrêtée. Cette partie de l'avenue
s'éclairait de réverbères. La conductrice devenait visible. C'était
bien une femme, mais vieille, grande et forte, avec des cheveux blancs
s'échappant de sa casquette, et une lèpre rouge sur la figure. Je
m'éloignais en pensant: En est-il ainsi de la jeunesse des femmes?
Celles que nous avons rencontrées, si brusquement nous désirons les
revoir, sont-elles devenues vieilles? La jeune femme qu'on désire
est-elle comme un emploi de théâtre où par la défaillance des
créatrices du rôle on est obligé de le confier à de nouvelles
étoiles. Mais alors ce n'est plus la même.
Puis une tristesse m'envahissait. Nous avons ainsi dans notre sommeil de
nombreuses Pitiés, comme les «Piéta» de la Renaissance, mais non
point comme elles exécutées dans le marbre, inconsistantes au
contraire. Elles ont leur utilité cependant qui est de nous faire
souvenir d'une certaine vue plus attendrie, plus humaine des choses,
qu'on est trop tenté d'oublier dans le bon sens, glacé, parfois plein
d'hostilité, de la veille. Ainsi m'était rappelée la promesse que je
m'étais faite à Balbec de garder toujours la pitié de Françoise. Et
pour toute cette matinée au moins je saurais m'efforcer de ne pas être
irrité des querelles de Françoise et du maître d'hôtel, d'être doux
avec Françoise à qui les autres donnaient si peu de bonté. Cette
matinée seulement, et il faudrait tâcher de me faire un code un peu
plus stable; car, de même que les peuples ne sont pas longtemps
gouvernés par une politique de pur sentiment, les hommes ne le sont pas
par le souvenir de leurs rêves. Déjà celui-ci commençait à
s'envoler. En cherchant à me le rappeler pour le peindre je le faisais
fuir plus vite. Mes paupières n'étaient plus aussi fortement scellées
sur mes yeux. Si j'essayais de reconstituer mon rêve, elles
s'ouvriraient tout à fait. À tout moment il faut choisir entre la
santé, la sagesse d'une part, et de l'autre les plaisirs spirituels.
J'ai toujours eu la lâcheté de choisir la première part. Au reste le
périlleux pouvoir auquel je renonçais l'était plus encore qu'on ne le
croit. Les pitiés, les rêves ne s'envolent pas seuls. A varier ainsi
les conditions dans lesquelles on s'endort ce ne sont pas les rêves
seuls qui s'évanouissent, mais pour de longs jours, pour des années
quelquefois, la faculté non seulement de rêver mais de s'endormir. Le
sommeil est divin mais peu stable; le plus léger choc le rend volatil.
Ami des habitudes, elles le retiennent chaque soir, plus fixes que lui,
à son lieu consacré, elles le préservent de tout heurt, mais si on le
déplace, s'il n'est plus assujetti, il s'évanouit comme une vapeur. Il
ressemble à la jeunesse et aux amours, on ne le retrouve plus.
Dans ces divers sommeils, comme en musique encore, c'était
l'augmentation ou la diminution de l'intervalle qui créait de la
beauté. Je jouissais d'elle, mais, en revanche, j'avais perdu dans ce
sommeil, quoique bref, une bonne partie des cris où nous est rendue
sensible la vie circulante des métiers, des nourritures de Paris.
Aussi, d'habitude (sans prévoir, hélas! le drame que de tels réveils
tardifs et mes lois draconiennes et persanes d'Assuérus racinien
devaient bientôt amener pour moi) je m'efforçais de m'éveiller de
bonne heure pour ne rien perdre de ces cris.
En plus du plaisir de savoir le goût qu'Albertine avait pour eux et de
sortir moi-même tout en restant couché, j'entendais en eux comme le
symbole de l'atmosphère du dehors, de la dangereuse vie remuante au
sein de laquelle je ne la laissais circuler que sous ma tutelle, dans un
prolongement extérieur de la séquestration, et d'où je la retirais à
l'heure que je voulais pour la faire rentrer auprès de moi. Aussi
fût-ce le plus sincèrement du monde que je pus répondre à Albertine:
«Au contraire, ils me plaisent parce que je sais que vous les aimez. »
«À la barque, les huîtres, à la barque. » «Oh! des huîtres, j'en
avais si envie! » Heureusement Albertine, moitié inconstance, moitié
docilité, oubliait vite ce qu'elle avait désiré, et avant que j'eusse
eu le temps de lui dire qu'elle les aurait meilleures chez Prunier, elle
voulait successivement tout ce qu'elle entendait crier par la marchande
de poisson: «À la crevette, à la bonne crevette, j'ai de la raie
toute en vie, toute en vie. » «Merlans à frire, à frire. » «Il
arrive le maquereau, maquereau frais, maquereau nouveau. » «Voilà le
maquereau, mesdames, il est beau le maquereau. » «À la moule fraîche
et bonne, à la moule! » Malgré moi l'avertissement: «Il arrive le
maquereau» me faisait frémir. Mais comme cet avertissement ne pouvait
s'appliquer, me semblait-il, à notre chauffeur, je ne songeais qu'au
poisson que je détestais, mon inquiétude ne durait pas. «Ah! des
moules, dit Albertine, j'aimerais tant manger des moules. » «Mon
chéri! c'était bon pour Balbec, ici ça ne vaut rien; d'ailleurs, je
vous en prie, rappelez-vous ce que vous a dit Cottard au sujet des
moules. » Mais mon observation était d'autant plus malencontreuse que
la marchande des quatre-saisons suivante annonçait quelque chose que
Cottard défendait bien plus encore:
_À la romaine, à la romaine!
On ne la vend pas, on la promène. _
Pourtant Albertine me consentait le sacrifice de la romaine pourvu que
je lui promisse de faire acheter dans quelques jours à la marchande qui
crie: «J'ai de la belle asperge d'Argenteuil, j'ai de la belle
asperge. » Une voix mystérieuse, et de qui l'on eût attendu des
propositions plus étranges, insinuait: «Tonneaux, tonneaux! » On
était obligé de rester sur la déception qu'il ne fût question que de
tonneaux, car ce mot était presque entièrement couvert par l'appel:
«Vitri, vitri-er, carreaux cassés, voilà le vitrier, vitri-er»,
division grégorienne qui me rappela moins cependant la liturgie que ne
fit l'appel du marchand de chiffons reproduisant sans le savoir une de
ces brusques interruptions de sonorité, au milieu d'une prière, qui
sont assez fréquentes sur le rituel de l'Église: «Præceptis
salutaribus moniti et divina institutione formati audemus dicere», dit
le prêtre en terminant vivement sur «dicere». Sans irrévérence,
comme le peuple vieux du moyen âge sur le parvis même de l'église
jouait les farces et les soties, c'est à ce «dicere» que fait penser
ce marchand de chiffons, quand, après avoir traîné sur les mots, il
dit la dernière syllabe avec une brusquerie digne de l'accentuation
réglée par le grand pape du VIIe siècle: «Chiffons, ferrailles à
vendre» (tout cela psalmodié avec lenteur ainsi que ces deux syllabes
qui suivent, alors que la dernière finit plus vivement que «dicere»)
«peaux d' la-pins. » «La Valence, la belle Valence, la fraîche
orange. » Les modestes poireaux eux-mêmes: «Voilà d'beaux poireaux»,
les oignons: «Huit sous mon oignon», déferlaient pour moi comme un
écho des vagues où, libre, Albertine eût pu se perdre, et prenaient
ainsi la douceur d'un: «Suave mari magno». «Voilà des carottes à
deux ronds la botte. » «Oh! s'écria Albertine, des choux, des
carottes, des oranges. Voilà rien que des choses que j'ai envie de
manger. Faites-en acheter par Françoise. Elle fera les carottes à la
crème. Et puis ce sera gentil de manger tout ça ensemble. Ce sera tous
ces bruits que nous entendons, transformés en un bon repas. » «Ah! je
vous en prie, demandez à Françoise de faire plutôt une raie au beurre
noir. C'est si bon! » «Ma petite chérie, c'est convenu, ne restez pas;
sans cela c'est tout ce que poussent les marchandes de quatre-saisons
que vous demanderez. » «C'est dit, je pars, mais je ne veux plus jamais
pour nos dîners que les choses dont nous aurons entendu le cri. C'est
trop amusant. Et dire qu'il faut attendre encore deux mois pour que nous
entendions: «Haricots verts et tendres, haricots, v'là l'haricot
vert. » Comme c'est bien dit: Tendres haricots; vous savez que je les
veux tout fins, tout fins, ruisselants de vinaigrette, on ne dirait pas
qu'on les mange, c'est frais comme une rosée. Hélas! c'est comme pour
les petits cœurs à la crème, c'est encore bien loin: «Bon fromage à
la cré, à la cré, bon fromage. » Et le chasselas de Fontainebleau:
«J'ai du bon chasselas. » Et je pensais avec effroi à tout ce temps
que j'aurais à rester avec elle jusqu'au temps du chasselas.
«Écoutez, je dis que je ne veux plus que les choses que nous aurons
entendu crier, mais je fais naturellement des exceptions. Aussi il n'y
aurait rien d'impossible à ce que je passe chez Rebattet commander une
glace pour nous deux. Vous me direz que ce n'est pas encore la saison,
mais j'en ai une envie! » Je fus agité par le projet de Rebattet, rendu
plus certain et suspect pour moi à cause des mots: «il n'y aurait rien
d'impossible». C'était le jour où les Verdurin recevaient, et depuis
que Swann leur avait appris que c'était la meilleure maison, c'était
chez Rebattet qu'ils commandaient glaces et petits fours. «Je ne fais
aucune objection à une glace, mon Albertine chérie, mais laissez-moi
vous la commander, je ne sais pas moi-même si ce sera chez
Poiré-Blanche, chez Rebattet, au Ritz, enfin je verrai. » «Vous sortez
donc», me dit-elle d'un air méfiant. Elle prétendait toujours qu'elle
serait enchantée que je sortisse davantage, mais si un mot de moi
pouvait laisser supposer que je ne resterais pas à la maison, son air
inquiet donnait à penser que la joie qu'elle aurait à me voir sortir
sans cesse n'était peut-être pas très sincère. «Je sortirai
peut-être, peut-être pas, vous savez bien que je ne fais jamais de
projets d'avance. En tous les cas, les glaces ne sont pas une chose
qu'on crie, qu'on pousse dans les rues, pourquoi en voulez-vous? » Et
alors elle me répondit par ces paroles qui me montrèrent en effet
combien d'intelligence et de goût latent s'étaient brusquement
développés en elle depuis Balbec, par ces paroles du genre de celles
qu'elle prétendait dues uniquement à mon influence, à la constante
cohabitation avec moi, ces paroles que pourtant je n'aurais jamais
dites, comme si quelque défense m'était faite par quelqu'un d'inconnu
de jamais user dans la conversation de formes littéraires. Peut-être
l'avenir ne devait-il pas être le même pour Albertine et pour moi.
J'en eus presque le pressentiment en la voyant se hâter d'employer en
parlant des images si écrites et qui me semblaient réservées pour un
autre usage plus sacré et que j'ignorais encore. Elle me dit (et je fus
malgré tout profondément attendri car je pensai: certes je ne
parlerais pas comme elle, mais tout de même sans moi elle ne parlerait
pas ainsi, elle a subi profondément mon influence, elle ne peut donc
pas ne pas m'aimer, elle est mon œuvre): «Ce que j'aime dans ces
nourritures criées, c'est qu'une chose entendue comme une rhapsodie,
change de nature à table et s'adresse à mon palais. Pour les glaces
(car j'espère bien que vous ne m'en commanderez que prises dans ces
moules démodés qui ont toutes les formes d'architecture possible),
toutes les fois que j'en prends, temples, églises, obélisques,
rochers, c'est comme une géographie pittoresque que je regarde d'abord
et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en
fraîcheur dans mon gosier. » Je trouvais que c'était un peu trop bien
dit, mais elle sentit que je trouvais que c'était bien dit et elle
continua en s'arrêtant un instant quand sa comparaison était réussie
pour rire de son beau rire qui m'était si cruel parce qu'il était si
voluptueux: «Mon Dieu, à l'hôtel Ritz je crains bien que vous ne
trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat ou à la
framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l'air de
colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de
la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se
dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont
je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu'elles
désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata soit
de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d'elle-même de
s'exprimer par images si suivies, soit, hélas! par volupté physique de
sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait
l'équivalent d'une jouissance). Ces pics de glace du Ritz ont
quelquefois l'air du mont Rose, et même si la glace est au citron je ne
déteste pas qu'elle n'ait pas de forme monumentale, qu'elle soit
irrégulière, abrupte, comme une montagne d'Elstir. Il ne faut pas
qu'elle soit trop blanche alors mais un peu jaunâtre, avec cet air de
neige sale et blafarde qu'ont les montagnes d'Elstir. La glace a beau ne
pas être grande, qu'une demi-glace si vous voulez, ces glaces au
citron-là sont tout de même des montagnes réduites à une échelle
toute petite, mais l'imagination rétablit les proportions comme pour
ces petits arbres japonais nains qu'on sent très bien être tout de
même des cèdres, des chênes, des mancenilliers; si bien qu'en en
plaçant quelques-uns le long d'une petite rigole dans ma chambre
j'aurais une immense forêt descendant vers un fleuve et où les petits
enfants se perdraient. De même au pied de ma demi-glace jaunâtre au
citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de
poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales
avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle
dit cela excita ma jalousie); de même, ajouta-t-elle, que je me charge
avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises
vénitiennes d'un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur
les fidèles ce que j'aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront
de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante
palpite déjà. Mais tenez, même sans glaces, rien n'est excitant et ne
donne soif comme les annonces des sources thermales. À Montjouvain,
chez Mlle Vinteuil, il n'y avait pas de bon glacier dans le voisinage,
mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque
jour une autre eau minérale gazeuse, comme l'eau de Vichy qui, dès
qu'on la verse, soulève des profondeurs du verre un nuage blanc qui
vient s'assoupir et se dissiper si on ne boit pas assez vite. » Mais
entendre parler de Montjouvain m'était trop pénible, je
l'interrompais. «Je vous ennuie, adieu, mon chéri. » Quel changement
depuis Balbec où je défie Elstir lui-même d'avoir pu deviner en
Albertine ces richesses de poésie, d'une poésie moins étrange, moins
personnelle que celle de Céleste Albaret par exemple. Jamais Albertine
n'aurait trouvé ce que Céleste me disait, mais l'amour même quand il
semble sur le point de finir est partiel. Je préférais la géographie
pittoresque des sorbets dont la grâce assez facile me semblait une
raison d'aimer Albertine et une preuve que j'avais du pouvoir sur elle,
qu'elle m'aimait.
Une fois Albertine sortie, je sentis quelle fatigue était pour moi
cette présence perpétuelle, insatiable de mouvement et de vie, qui
troublait mon sommeil par ses mouvements, me faisait vivre dans un
refroidissement perpétuel par les portes qu'elle laissait ouvertes, me
forçait--pour trouver des prétextes qui justifiassent de ne pas
l'accompagner, sans pourtant paraître trop malade, et d'autre part pour
la faire accompagner--à déployer chaque jour plus d'ingéniosité que
Shéhérazade. Malheureusement si par une même ingéniosité la
conteuse persane retardait sa mort, je hâtais la mienne. Il y a ainsi
dans la vie certaines situations qui ne sont pas toutes créées comme
celle-là par la jalousie amoureuse et une santé précaire qui ne
permet pas de partager la vie d'un être actif et jeune, mais où tout
de même le problème de continuer la vie en commun ou de revenir à la
vie séparée d'autrefois se pose d'une façon presque médicale: auquel
des deux sortes de repos faut-il se sacrifier (en continuant le
surmenage quotidien, ou en revenant aux angoisses de l'absence)--à
celui du cerveau ou à celui du cœur?
J'étais en tous cas bien content qu'Andrée accompagnât Albertine au
Trocadéro, car de récents et d'ailleurs minuscules incidents faisaient
qu'ayant, bien entendu, la même confiance dans l'honnêteté du
chauffeur, sa vigilance, ou du moins la perspicacité de sa vigilance,
ne me semblait plus tout à fait aussi grande qu'autrefois. C'est ainsi
que tout dernièrement, ayant envoyé Albertine seule avec lui à
Versailles, Albertine m'avait dit avoir déjeuné aux Réservoirs, comme
le chauffeur m'avait parlé du restaurant Vatel, le jour où je relevai
cette contradiction, je pris un prétexte pour descendre parler au
mécanicien (toujours le même, celui que nous avons vu à Balbec)
pendant qu'Albertine s'habillait. «Vous m'avez dit que vous aviez
déjeuné à Vatel, Mlle Albertine me parle des Réservoirs. Qu'est-ce
que cela veut dire? » Le mécanicien me répondit: «Ah! j'ai dit que
j'avais déjeuné au Vatel, mais je ne peux pas savoir où Mademoiselle
a déjeuné. Elle m'a quitté en arrivant à Versailles pour prendre un
fiacre à cheval, ce qu'elle préfère quand ce n'est pas pour faire de
la route. » Déjà j'enrageais en pensant qu'elle avait été seule;
enfin ce n'était que le temps de déjeuner. «Vous auriez pu, dis-je
d'un air de gentillesse (car je ne voulais pas paraître faire
positivement surveiller Albertine, ce qui eût été humiliant pour moi,
et doublement, puisque cela eût signifié qu'elle me cachait ses
actions), déjeuner, je ne dis pas avec elle, mais au même
restaurant? » «Mais elle m'avait demandé d'être seulement à six
heures du soir à la place d'Armes. Je ne devais pas aller la chercher
à la sortie de son déjeuner. » «Ah! » fis-je en tâchant de
dissimuler mon accablement. Et je remontai. Ainsi c'était plus de sept
heures de suite qu'Albertine avait été seule, livrée à elle-même.
Je savais bien, il est vrai, que le fiacre n'avait pas été un simple
expédient pour se débarrasser de la surveillance du chauffeur. En
ville, Albertine aimait mieux flâner en fiacre, elle disait qu'on
voyait bien, que l'air était plus doux. Malgré cela elle avait passé
sept heures sur lesquelles je ne saurais jamais rien. Et je n'osais pas
penser à la façon dont elle avait dû les employer. Je trouvai que le
mécanicien avait été bien maladroit, mais ma confiance en lui fut
désormais complète. Car s'il eût été le moins du monde de mèche
avec Albertine, il ne m'eût jamais avoué qu'il l'avait laissée libre
de onze heures du matin à six heures du soir. Il n'y aurait eu qu'une
autre explication, mais absurde, de cet aveu du chauffeur. C'est qu'une
brouille entre lui et Albertine lui eût donné le désir, en me faisant
une petite révélation, de montrer à mon amie qu'il était homme à
parler et que si, après le premier avertissement tout bénin, elle ne
marchait pas droit selon ce qu'il voulait, il mangerait carrément le
morceau. Mais cette explication était absurde; il fallait d'abord
supposer une brouille inexistante entre Albertine et lui, et ensuite
donner une nature de maître-chanteur à ce beau mécanicien qui
s'était toujours montré si affable et si bon garçon. Dès le
surlendemain, du reste, je vis que, plus que je ne l'avais cru un
instant dans ma soupçonneuse folie, il savait exercer sur Albertine une
surveillance discrète et perspicace. Car ayant pu le prendre à part et
lui parler de ce qu'il m'avait dit de Versailles, je lui disais d'un air
amical et dégagé: «Cette promenade à Versailles dont vous me parliez
avant-hier, c'était parfait comme cela, vous avez été parfait comme
toujours. Mais à titre de petite indication, sans importance du reste,
j'ai une telle responsabilité depuis que Mme Bontemps a mis sa nièce
sous ma garde, j'ai tellement peur des accidents, je me reproche tant de
ne pas l'accompagner, que j'aime mieux que ce soit vous, vous tellement
sûr, si merveilleusement adroit, à qui il ne peut pas arriver
d'accident, qui conduisiez partout Mlle Albertine. Comme cela je ne
crains rien. » Le charmant mécanicien apostolique sourit finement, la
main posée sur sa roue en forme de croix de consécration. Puis il me
dit ces paroles qui (chassant les inquiétudes de mon cœur où elles
furent aussitôt remplacées par la joie) me donnèrent envie de lui
sauter au cou: «N'ayez crainte, me dit-il. Il ne peut rien lui arriver
car, quand mon volant ne la promène pas, mon œil la suit partout. À
Versailles, sans avoir l'air de rien j'ai visité la ville pour ainsi
dire avec elle. Des Réservoirs, elle est allée au château, du
château aux Trianons, toujours moi la suivant sans avoir l'air de la
voir et le plus fort c'est qu'elle ne m'a pas vu. Oh! elle m'aurait vu
ç'aurait été un petit malheur. C'était si naturel qu'ayant toute la
journée devant moi à rien faire je visite aussi le château. D'autant
plus que mademoiselle n'a certainement pas été sans remarquer que j'ai
de la lecture et que je m'intéresse à toutes les vieilles curiosités
(c'était vrai, j'aurais même été surpris si j'avais su qu'il était
ami de Morel, tant il dépassait le violoniste en finesse et en goût).
Mais enfin elle ne m'a pas vu. » «Elle a dû rencontrer du reste des
amies car elle en a plusieurs à Versailles. » «Non elle était
toujours seule. » «On doit la regarder alors, une jeune fille
éclatante et toute seule. » «Sûr qu'on la regarde, mais elle n'en
sait quasiment rien; elle est tout le temps les yeux dans son guide,
puis levé sur les tableaux. » Le récit du chauffeur me sembla d'autant
plus exact que c'était en effet une «carte» représentant le château
et une autre représentant les Trianons qu'Albertine m'avait envoyées
le jour de sa promenade. L'attention avec laquelle le gentil chauffeur
en avait suivi chaque pas me toucha beaucoup. Comment aurai-je supposé
que cette rectification--sous forme d'ample complément à son dire de
l'avant-veille, venait de ce qu'entre ces deux jours Albertine, alarmée
que le chauffeur m'eût parlé, s'était soumise, avait fait la paix
avec lui. Ce soupçon ne me vint même pas. Il est certain que ce récit
du mécanicien, en m'ôtant toute crainte qu'Albertine m'eût trompé,
me refroidit tout naturellement à l'égard de mon amie et me rendit
moins intéressante la journée qu'elle avait passée à Versailles. Je
crois pourtant que les explications du chauffeur, qui, en innocentant
Albertine, me la rendaient encore plus ennuyeuse, n'auraient peut-être
pas suffi à me calmer si vite. Deux petits boutons que pendant quelques
jours mon amie eut au front réussirent peut-être mieux encore à
modifier les sentiments de mon cœur. Enfin ceux-ci se détournèrent
encore plus d'elle, (au point de ne me rappeler son existence que quand
je la voyais), par la confidence singulière que me fit la femme de
chambre de Gilberte rencontrée par hasard. J'appris que quand j'allais
tous les jours chez Gilberte elle aimait un jeune homme qu'elle voyait
beaucoup plus que moi. J'en avais eu un instant le soupçon à cette
époque, et même j'avais alors interrogé cette même femme de chambre.
Mais comme elle savait que j'étais épris de Gilberte, elle avait nié,
juré que jamais Mlle Swann n'avait vu ce jeune homme. Mais maintenant,
sachant que mon amour était mort depuis si longtemps, que depuis des
années j'avais laissé toutes ses lettres sans réponse--et peut-être
aussi parce qu'elle n'était plus au service de la jeune
fille--d'elle-même elle me raconta tout au long l'épisode amoureux que
je n'avais pas su. Cela lui semblait tout naturel. Je crus, me rappelant
ses serments d'alors, qu'elle n'avait pas été au courant.
Pas du tout,
c'est elle-même, sur l'ordre de Mme Swann, qui allait prévenir le
jeune homme dès que celle que j'aimais était seule. Que j'aimais
alors. . . Mais je me demandai si mon amour d'autrefois était aussi mort
que je le croyais car ce récit me fut pénible. Comme je ne crois pas
que la jalousie puisse réveiller un amour mort, je supposai
que ma triste impression était due, en partie du moins, à mon
amour-propre blessé, car plusieurs personnes que je n'aimais
pas et qui à cette époque et même un peu plus tard--cela a bien changé
depuis--affectaient à mon endroit une attitude méprisante, savaient
parfaitement, pendant que j'étais amoureux de Gilberte, que j'étais
dupe. Et cela me fit même me demander rétrospectivement si dans mon
amour pour Gilberte il n'y avait pas eu une part d'amour-propre, puisque
je souffrais tant maintenant de voir que toutes les heures de tendresse,
qui m'avaient rendu si heureux, étaient connues pour une véritable
tromperie de mon amie à mes dépens, par des gens que je n'aimais pas.
En tous cas, amour ou amour-propre, Gilberte était presque morte en moi
mais pas entièrement, et cet ennui acheva de m'empêcher de me soucier
outre mesure d'Albertine qui tenait une si étroite partie dans mon
cœur. Néanmoins pour en revenir à elle (après une si longue
parenthèse) et à sa promenade à Versailles, les cartes postales de
Versailles (peut-on donc avoir ainsi simultanément le cœur pris en
écharpe par deux jalousies entrecroisées se rapportant chacune à une
personne différente? ) me donnaient une impression un peu désagréable
chaque fois qu'en rangeant des papiers mes yeux tombaient sur elles. Et
je songeais que si le mécanicien n'avait pas été un si brave homme,
la concordance de son deuxième récit avec les «cartes» d'Albertine
n'eût pas signifié grand'chose, car qu'est-ce qu'on vous envoie
d'abord de Versailles sinon le château et les Trianons, à moins que la
carte ne soit choisie par quelque raffiné, amoureux d'une certaine
statue, ou par quelque imbécile élisant comme vue la station du
tramway à chevaux ou la gare des Chantiers. Encore ai-je tort de dire
un imbécile, de telles cartes postales n'ayant pas toujours été
achetées par l'un d'eux au hasard, pour l'intérêt de venir à
Versailles. Pendant deux ans les hommes intelligents, les artistes
trouvèrent Sienne, Venise, Grenade, une scie et disaient du moindre
omnibus, de tous les wagons: «Voilà qui est beau. » Puis ce goût
passa comme les autres. Je ne sais même pas si on n'en revint pas au
«sacrilège qu'il y a de détruire les nobles choses du passé». En
tous cas un wagon de première classe cessa d'être considéré _a
priori_ comme plus beau que Saint-Marc de Venise. On disait pourtant:
«C'est là qu'est la vie, le retour en arrière est une chose
factice», mais sans tirer de conclusion nette. À tout hasard et tout
en faisant pleine confiance au chauffeur, et pour qu'Albertine ne pût
pas le plaquer sans qu'il osât refuser par crainte de passer pour
espion, je ne la laissai plus sortir qu'avec le renfort d'Andrée, alors
que pendant un temps le chauffeur m'avait suffi. Je l'avais même
laissée alors (ce que je n'aurais plus osé faire depuis) s'absenter
pendant trois jours seule avec le chauffeur et aller jusqu'auprès de
Balbec tant elle avait envie de faire de la route sur simple châssis en
grande vitesse. Trois jours où j'avais été bien tranquille, bien que
la pluie de cartes qu'elle m'avait envoyée, ne me fût parvenue, à
cause du détestable fonctionnement de ces postes bretonnes (bonnes
l'été, mais sans doute désorganisées l'hiver), que huit jours après
le retour d'Albertine et du chauffeur, si vaillants que le matin même
de leur retour ils reprirent, comme si de rien n'était, leur promenade
quotidienne. J'étais ravi qu'Albertine allât aujourd'hui au Trocadéro
à cette matinée «extraordinaire», mais surtout rassuré qu'elle y
eût une compagne, Andrée.
Laissant ces pensées, maintenant qu'Albertine était sortie, j'allai me
mettre un instant à la fenêtre. Il y eut d'abord un silence, où le
sifflet du marchand de tripes et la corne du tramway firent résonner
l'air à des octaves différents, comme un accordeur de piano aveugle.
Puis peu à peu devinrent distincts les motifs entrecroisés auxquels de
nouveaux s'ajoutaient. Il y avait aussi un nouveau sifflet, appel d'un
marchand dont je n'ai jamais su ce qu'il vendait, sifflet qui, lui,
était exactement pareil à celui d'un tramway, et comme il n'était pas
emporté par la vitesse on croyait à un seul tramway, non doué de
mouvement, ou en panne, immobilisé, criant à petits intervalles comme
un animal qui meurt. Et il me semblait que si jamais je devais quitter
ce quartier aristocratique--à moins que ce ne fût pour un tout à fait
populaire--les rues et les boulevards du centre (où la fruiterie, la
poissonnerie, etc. . . , stabilisées dans de grandes maisons
d'alimentation rendaient inutiles les cris des marchands qui n'eussent
pas du reste réussi à se faire entendre) me sembleraient bien mornes,
bien inhabitables, dépouillés, décantés de toutes ces litanies des
petits métiers et des ambulantes mangeailles, privés de l'orchestre
qui venait me charmer dès le matin. Sur le trottoir une femme peu
élégante (ou obéissant à une mode laide) passait, trop claire dans
un paletot sac en poil de chèvre; mais non ce n'était pas une femme,
c'était un chauffeur qui enveloppé dans sa peau de bique gagnait à
pied son garage. Échappés des grands hôtels, les chasseurs ailés,
aux teintes changeantes, filaient vers les gares, au ras de leur
bicyclette, pour rejoindre les voyageurs au train du matin. Le
ronflement d'un violon était dû parfois au passage d'une automobile,
parfois à ce que je n'avais pas mis assez d'eau dans ma bouillotte
électrique. Au milieu de la symphonie détonait un «air» démodé:
remplaçant la vendeuse de bonbons qui accompagnait d'habitude son air
avec une crécelle, le marchand de jouets, au mirliton duquel était
attaché un pantin qu'il faisait mouvoir en tous sens, promenait
d'autres pantins, et sans souci de la déclamation rituelle de Grégoire
le Grand, de la déclamation réformée de Palestrina et de la
déclamation lyrique des modernes, entonnait à pleine voix, partisan
attardé de la pure mélodie: «Allons les papas, allons les mamans,
contentez vos petits enfants, c'est moi qui les fais, c'est moi qui les
vends, et c'est moi qui boulotte l'argent. Tra la la la. Tra la la la
laire, tra la la la la la la. Allons les petits! » De petits Italiens,
coiffés d'un béret, n'essayaient pas de lutter avec cet aria vivace,
et c'est sans rien dire qu'ils offraient de petites statuettes.
Cependant qu'un petit fifre réduisait le marchand de jouets à
s'éloigner et à chanter plus confusément quoique presto: «Allons les
papas, allons les mamans. » Le petit fifre était-il un de ces dragons
que j'entendais le matin à Doncières? Non, car ce qui suivait
c'étaient ces mots: «Voilà le réparateur de faïence et de
porcelaine. Je répare le verre, le marbre, le cristal, l'os, l'ivoire
et objets d'antiquité. Voilà le réparateur. » Dans une boucherie, où
à gauche était une auréole de soleil, et à droite un bœuf entier
pendu, un garçon boucher, très grand et très mince, aux cheveux
blonds, son cou sortant d'un col bleu ciel, mettait une rapidité
vertigineuse et une religieuse conscience à mettre d'un côté les
filets de bœuf exquis, de l'autre de la culotte de dernier ordre, les
plaçait dans d'éblouissantes balances surmontées d'une croix, d'où
retombaient de belles chaînettes, et,--bien qu'il ne fît ensuite que
disposer pour l'étalage, des rognons, des tournedos, des
entrecôtes--donnait en réalité beaucoup plus l'impression d'un bel
ange qui, au jour du Jugement dernier, préparera pour Dieu, selon leur
qualité, la séparation des bons et des méchants et la pesée des
âmes. Et de nouveau le fifre grêle et fin montait dans l'air,
annonciateur non plus des destructions que redoutait Françoise chaque
fois que défilait un régiment de cavalerie, mais de «réparations»
promises par un «antiquaire» naïf ou gouailleur, et qui en tout cas
fort éclectique, loin de se spécialiser, avait pour objet de son art
les matières les plus diverses. Les petites porteuses de pain se
hâtaient d'enfiler dans leurs paniers les flûtes destinées au «grand
déjeuner» et, à leurs crochets, les laitières attachaient vivement
les bouteilles de lait. La vue nostalgique que j'avais de ces petites
filles, pouvais-je la croire bien exacte? N'eût-elle pas été autre si
j'avais pu garder immobile quelques instants auprès de moi une de
celles que, de la hauteur de ma fenêtre, je ne voyais que dans la
boutique ou en fuite. Pour évaluer la perte que me faisait éprouver la
réclusion, c'est-à-dire la richesse que m'offrait la journée, il eût
fallu intercepter dans le long déroulement de la frise animée quelque
fillette portant son linge ou son lait, la faire passer un moment comme
une silhouette d'un décor mobile, entre les portants, dans le cadre de
ma porte, et la retenir sous mes yeux, non sans obtenir sur elle quelque
renseignement, qui me permit de la retrouver un jour et pareille, cette
fiche signalétique que les ornithologues ou les ichtyologues attachent
avant de leur rendre la liberté sous le ventre des oiseaux ou des
poissons dont ils veulent pouvoir identifier les migrations.
Aussi, dis-je à Françoise que pour une course que j'avais à faire,
elle voulût m'envoyer, s'il en venait quelqu'une, telle ou telle de ces
petites qui venaient sans cesse chercher et rapporter le linge, le pain,
ou les carafes de lait, et par lesquelles souvent elle faisait faire des
commissions. J'étais pareil en cela à Elstir qui, obligé de rester
enfermé dans son atelier, certains jours de printemps où savoir que
les bois étaient pleins de violettes lui donnait une fringale d'en
regarder, envoyait sa concierge lui en acheter un bouquet; alors ce
n'est pas la table sur laquelle il avait posé le petit modèle
végétal, mais tout le tapis des sous-bois où il avait vu autrefois,
par milliers, les tiges serpentines, fléchissant sous leur bec bleu,
qu'Elstir croyait avoir sous les yeux comme une zone imaginaire
qu'enclavait dans son atelier la limpide odeur de la fleur évocatrice.
De blanchisseuse, un dimanche, il ne fallait pas penser qu'il en vînt.
Quant à la porteuse de pain, par une mauvaise chance, elle avait sonné
pendant que Françoise n'était pas là, avait laissé ses flûtes dans
la corbeille, sur le palier, et s'était sauvée. La fruitière ne
viendrait que bien plus tard. Une fois j'étais entré commander un
fromage chez le crémier, et au milieu des petites employées j'en avais
remarqué une, vraie extravagance blonde, haute de taille bien que
puérile, et qui, au milieu des autres porteuses, semblait rêver, dans
une attitude assez fière. Je ne l'avais vue que de loin et en passant
si vite que je n'aurais pu dire comment elle était, sinon qu'elle avait
dû pousser trop vite et que sa tête portait une toison donnant
l'impression bien moins des particularités capillaires que d'une
stylisation sculpturale des méandres isolés de névés parallèles.
C'est tout ce que j'avais distingué, ainsi qu'un nez très dessiné
(chose rare chez une enfant) dans une figure maigre et qui rappelait le
bec des petits des vautours. D'ailleurs le groupement autour d'elle de
ses camarades n'avait pas été seul à m'empêcher de la bien voir,
mais aussi l'incertitude des sentiments que je pouvais, à première vue
et ensuite, lui inspirer, qu'ils fussent de fierté farouche, ou
d'ironie, ou d'un dédain exprimé plus tard à ses amies. Ces
suppositions alternatives que j'avais faites, en une seconde, à son
sujet, avait épaissi autour d'elle l'atmosphère trouble où elle se
dérobait, comme une déesse dans la nue que fait trembler la foudre.
Car l'incertitude morale est une cause plus grande de difficulté à une
exacte perception visuelle que ne serait un défaut matériel de l'œil.
En cette trop maigre jeune personne, qui frappait aussi trop
l'attention, l'excès de ce qu'un autre eût peut-être appelé les
charmes était justement ce qui était pour me déplaire, mais avait
tout de même eu pour résultat de m'empêcher même d'apercevoir rien,
à plus forte raison de me rien rappeler des autres petites crémières,
que le nez arqué de celle-ci, et son regard,--chose si peu
agréable,--pensif, personnel, ayant l'air de juger, avaient plongées
dans la nuit à la façon d'un éclair blond qui enténèbre le paysage
environnant. Et ainsi, de ma visite pour commander un fromage, chez le
crémier, je ne m'étais rappelé (si on peut dire se rappeler à propos
d'un visage, si mal regardé qu'on adapte dix fois au néant du visage
un nez différent), je ne m'étais rappelé que la petite qui m'avait
déplu. Cela suffit à faire commencer un amour. Pourtant j'eusse
oublié l'extravagance blonde et n'aurais jamais souhaité de la revoir
si Françoise ne m'avait dit que, quoique gamine, cette petite était
délurée et allait quitter sa patronne, parce que trop coquette elle
devait de l'argent dans le quartier. On a dit que la beauté est une
promesse de bonheur. Inversement la possibilité du plaisir peut être
un commencement de beauté.
Je me mis à lire la lettre de maman. À travers ses citations de Mme de
Sévigné «Si mes pensées ne sont pas tout à fait noires à Combray,
elles sont au moins d'un gris-brun, je pense à toi à tout moment; je
te souhaite; ta santé, tes affaires, ton éloignement, que penses-tu
que tout cela puisse faire entre chien et loup? » je sentais que ma
mère était ennuyée de voir le séjour d'Albertine à la maison se
prolonger et s'affermir, quoique non encore déclarées à la fiancée
mes intentions de mariage. Elle ne me le disait pas plus directement
parce qu'elle craignait que je laissasse traîner mes lettres. Encore,
si voilées qu'elles fussent, me reprochait-elle de ne pas l'avertir
immédiatement, après chacune, que je l'avais reçue: «Tu sais bien
que Mme de Sévigné disait: «Quand on est loin on ne se moque plus des
lettres qui commencent par: j'ai reçu la vôtre. » Sans parler de ce
qui l'inquiétait le plus, elle se disait fâchée de mes grandes
dépenses: «À quoi peut passer tout ton argent? Je suis déjà assez
tourmentée de ce que comme Charles de Sévigné tu ne saches pas ce que
tu veuilles et que tu sois «deux ou trois hommes à la fois», mais
tâche au moins de ne pas être comme lui pour la dépense et que je ne
puisse pas dire de toi: il a trouvé le moyen de dépenser sans
paraître, de perdre sans jouer et de payer sans s'acquitter. » Je
venais de finir le mot de maman quand Françoise revint me dire qu'elle
avait justement là la petite laitière un peu trop hardie dont elle
m'avait parlé. «Elle pourra très bien porter la lettre de monsieur et
faire les courses si ce n'est pas trop loin. Monsieur va voir, elle a
l'air d'un petit chaperon rouge. » Françoise alla la chercher et je
l'entendis qui la guidait en lui disant: «Hé bien, voyons, tu as peur
parce qu'il y a un couloir, bougre de truffe, je te croyais moins
empruntée. Faut-il que je te mène par la main? » Et Françoise en
bonne et honnête servante qui entendait faire respecter son maître
comme elle le respecte elle-même s'était drapée de cette majesté qui
anoblit les entremetteuses dans les tableaux de vieux maîtres, où, à
côté d'elles, s'effacent, presque dans l'insignifiance, la maîtresse
et l'amant. Mais Elstir quand il les regardait n'avait pas à se
préoccuper de ce que faisaient les violettes. L'entrée de la petite
laitière m'ôta aussitôt mon calme de contemplateur, je ne songeai
plus qu'à rendre vraisemblable la fable de la lettre à lui faire
porter et je me mis à écrire rapidement sans oser la regarder qu'à
peine, pour ne pas paraître l'avoir fait entrer pour cela. Elle était
parée pour moi de ce charme de l'inconnu qui ne se serait pas ajouté
pour moi à une jolie fille trouvée dans ces maisons où elles vous
attendent. Elle n'était ni nue ni déguisée, mais une vraie
crémière, une de celles qu'on s'imagine si jolies, quand on n'a pas le
temps de s'approcher d'elles; elle était un peu de ce qui fait
l'éternel désir, l'éternel regret de la vie, dont le double courant
est enfin détourné, amené auprès de nous. Double, car s'il s'agit
d'inconnu, d'un être deviné devoir être divin d'après sa stature,
ses proportions, son indifférent regard, son calme hautain, d'autre
part on veut cette femme bien spécialisée dans sa profession, nous
permettant de nous évader dans ce monde qu'un costume particulier nous
fait romanesquement croire différent. Au reste si l'on cherche à faire
tenir dans une formule la loi de nos curiosités amoureuses, il faudrait
la chercher dans le maximum d'écart entre une femme aperçue et une
femme approchée, caressée. Si les femmes de ce que l'on appelait
autrefois les maisons closes, si les cocottes elles-mêmes (à condition
que nous sachions qu'elles sont des cocottes) nous attirent si peu, ce
n'est pas qu'elles soient moins belles que d'autres, c'est qu'elles sont
toutes prêtes; que ce qu'on cherche précisément à atteindre, elles
nous l'offrent déjà; c'est qu'elles ne sont pas des conquêtes.
L'écart là est à son minimum. Une grue nous sourit déjà dans la rue
comme elle le fera près de nous. Nous sommes des sculpteurs. Nous
voulons obtenir d'une femme une statue entièrement différente de celle
qu'elle nous a présentée. Nous avons vu une jeune fille indifférente,
insolente, au bord de la mer, nous avons vu une vendeuse sérieuse et
active à son comptoir qui nous répondra sèchement, ne fût-ce que
pour ne pas être l'objet des moqueries de ses copines, une marchande de
fruits qui nous répond à peine. Hé bien! nous n'avons de cesse que
nous puissions expérimenter si la fière jeune fille du bord de la mer,
si la vendeuse à cheval sur le qu'en-dira-t-on, si la distraite
marchande de fruits ne sont pas susceptibles, à la suite de manèges
adroits de notre part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne,
d'entourer notre cou de leurs bras qui portaient les fruits, d'incliner
sur notre bouche, avec un sourire consentant, des yeux jusque-là
glacés ou distraits,--ô beauté des yeux sévères--aux heures de
travail où l'ouvrière craignait tant la médisance de ses compagnes,
des yeux qui fuyaient nos obsédants regards et qui, maintenant que nous
l'avons vue seule à seul, font plier leurs prunelles sous le poids
ensoleillé du rire quand nous parlons de faire l'amour. Entre la
vendeuse, la blanchisseuse attentive à repasser, la marchande de
fruits, la crémière,--et cette même fillette qui va devenir notre
maîtresse, le maximum d'écart est atteint, tendu encore à ses
extrêmes limites, et varié par ces gestes habituels de la profession
qui font des bras, pendant la durée du labeur, quelque chose d'aussi
différent que possible comme arabesque de ces souples liens qui déjà
chaque soir s'enlacent à notre cou tandis que la bouche s'apprête pour
le baiser. Aussi passons-nous toute notre vie en inquiètes démarches
sans cesse renouvelées auprès des filles sérieuses et que leur
métier semble éloigner de nous. Une fois dans nos bras, elles ne sont
plus que ce qu'elles étaient, cette distance que nous rêvions de
franchir est supprimée. Mais on recommence avec d'autres femmes, on
donne à ces entreprises tout son temps, tout son argent, toutes ses
forces, on crève de rage contre le cocher trop lent qui va peut-être
nous faire manquer notre premier rendez-vous, on a la fièvre. Ce
premier rendez-vous, on sait pourtant qu'il accomplira l'évanouissement
d'une illusion. Il n'importe tant que l'illusion dure; on veut voir si
on peut la changer en réalité, et alors on pense à la blanchisseuse
dont on a remarqué la froideur. La curiosité amoureuse est comme celle
qu'excitent en nous les noms de pays; toujours déçue, elle renaît et
reste toujours insatiable.
Hélas! une fois auprès de moi, la blonde crémière aux mèches
striées, dépouillée de tant d'imagination et de désirs éveillés en
moi, se trouva réduite à elle-même. Le nuage frémissant de mes
suppositions ne l'enveloppait plus d'un vertige. Elle prenait un air
tout penaud de n'avoir plus (au lieu des dix, des vingt, que je me
rappelais tour à tour i sans pouvoir fixer mon souvenir) qu'un seul nez
plus rond que je ne l'avais cru qui donnait une idée de bêtise et
avait en tous cas perdu le pouvoir de se multiplier. Ce vol capturé,
inerte, anéanti, incapable de rien ajouter à sa pauvre évidence,
n'avait plus mon imagination pour collaborer avec lui. Tombé dans le
réel immobile, je tâchai de rebondir; les joues, non aperçues de la
boutique, me parurent si jolies que j'en fus intimidé et, pour me
donner une contenance, je dis à la petite crémière: «Seriez-vous
assez bonne pour me passer _le Figaro_ qui est là il faut que je
regarde le nom de l'endroit où je veux vous envoyer. » Aussitôt, en
prenant le journal, elle découvrit jusqu'au coude la manche rouge de sa
jaquette et me tendit la feuille conservatrice d'un geste adroit et
gentil qui me plut par sa rapidité familière, son apparence moelleuse
et sa couleur écarlate. Pendant que j'ouvrais _le Figaro_, pour dire
quelque chose et sans lever les yeux, je demandai à la petite:
«Comment s'appelle ce que vous portez là en tricot rouge, c'est très
joli. » Elle me répondit: «C'est mon golf. » Car par une petite
déchéance habituelle à toutes les modes, les vêtements et les modes
qui, il y a quelques années, semblaient appartenir au monde
relativement élégant des amies d'Albertine, étaient maintenant le lot
des ouvrières. «Ça ne vous gênerait vraiment pas trop, dis-je en
faisant semblant de chercher dans _le Figaro_, que je vous envoie même
un peu loin? » Dès que j'eus ainsi l'air de trouver pénible le service
qu'elle me rendrait en faisant une course, aussitôt elle commença à
trouver que c'était gênant pour elle. «C'est que je dois aller
tantôt me promener en vélo. Dame nous n'avons que le dimanche. »
«Mais vous n'avez pas froid nu-tête comme cela? » «Ah! je ne serai
pas nu-tête, j'aurai mon polo, et je pourrais m'en passer avec tous mes
cheveux. » Je levai les yeux sur les mèches flavescentes et frisées et
je sentis que leur tourbillon m'emportait le cœur battant, dans la
lumière et les rafales d'un ouragan de beauté. Je continuais à
regarder le journal, mais bien que ce ne fût que pour me donner une
contenance et me faire gagner du temps, tout en ne faisant que semblant
de lire, je comprenais tout de même le sens des mots qui étaient sous
mes yeux, et ceux-ci me frappaient: «Au programme de la matinée que
nous avons annoncée et qui sera donnée cet après-midi dans la salle
des fêtes du Trocadéro, il faut ajouter le nom de Mlle Léa qui a
accepté d'y paraître dans _les Fourberies de Nérine. _ Elle tiendra
bien entendu le rôle de Nérine où elle est étourdissante de verve et
d'ensorceleuse gaîté. » Ce fut comme si on avait brutalement arraché
de mon cœur le pansement sous lequel il avait commencé depuis mon
retour de Balbec à se cicatriser. Le flux de mes angoisses s'échappa
à torrents. Léa, c'était la comédienne amie des deux jeunes filles
de Balbec qu'Albertine, sans avoir l'air de les voir, avait un
après-midi, au casino, regardées dans la glace. Il est vrai qu'à
Balbec, Albertine, au nom de Léa, avait pris un ton de componction
particulier pour me dire, presque choquée qu'on pût soupçonner une
telle vertu: «Oh non, ce n'est pas du tout une femme comme ça, c'est
une femme très bien. » Malheureusement pour moi, quand Albertine
émettait une affirmation de ce genre, ce n'était jamais que le premier
stade d'affirmations différentes. Peu après la première, venait cette
deuxième: Je ne la connais pas. En troisième lieu quand Albertine
m'avait parlé d'une telle personne «insoupçonnable» et que (secundo)
elle ne connaissait pas, elle oubliait peu à peu, d'abord avoir dit
qu'elle ne la connaissait pas, et dans une phrase où elle se
«coupait» sans le savoir, racontait qu'elle la connaissait. Ce
premier oubli consommé et la nouvelle affirmation ayant été
émise, un deuxième oubli commençait, celui que la personne était
insoupçonnable. «Est-ce qu'une telle, demandais-je, n'a pas telles
mœurs? » «Mais voyons, naturellement, c'est connu comme tout! »
Aussitôt le ton de componction reprenait pour une affirmation qui
était un vague écho fort amoindri de la toute première: «Je dois
dire qu'avec moi elle a toujours été d'une convenance parfaite.
Naturellement, elle savait que je l'aurais remisée et de la belle
manière. Mais enfin cela ne fait rien. Je suis obligée de lui être
reconnaissante du vrai respect qu'elle m'a toujours témoigné. On voit
qu'elle savait à qui elle avait affaire. » On se rappelle la vérité
parce qu'elle a un nom, des racines anciennes, mais un mensonge
improvisé s'oublie vite. Albertine oubliait ce dernier mensonge-là, le
quatrième, et un jour où elle voulait gagner ma confiance par des
confidences, elle se laissait aller à me dire de la même personne, au
début si comme il faut et qu'elle ne connaissait pas: «Elle a eu le
béguin pour moi. Trois ou quatre fois elle m'a demandé de
l'accompagner jusque chez elle et de monter la voir. L'accompagner, je
n'y voyais pas de mal, devant tout le monde, en plein jour, en plein
air. Mais arrivée à sa porte, je trouvais toujours un prétexte et je
ne suis jamais montée. » Quelque temps après Albertine faisait
allusion à la beauté des objets qu'on voyait chez la même dame.
D'approximation en approximation on fût sans doute arrivé à lui faire
dire la vérité qui était peut-être moins grave que je n'étais
porté à le croire, car, peut-être facile avec les femmes,
préférait-elle un amant, et maintenant que j'étais le sien
n'eût-elle pas songé à Léa. En tous cas pour cette dernière je n'en
étais qu'à la première affirmation et j'ignorais si Albertine la
connaissait. Déjà, en tout cas pour bien des femmes, il m'eût suffi
de rassembler devant mon amie, en une synthèse, ses affirmations
contradictoires pour la convaincre de ses fautes (fautes qui sont bien
plus aisées, comme les lois astronomiques, à dégager par le
raisonnement, qu'à observer, qu'à surprendre dans la réalité). Mais
elle aurait encore mieux aimé dire qu'elle avait menti quand elle avait
émis une de ces affirmations, dont ainsi le retrait ferait écrouler
tout mon système, plutôt que de reconnaître que tout ce qu'elle avait
raconté dès le début n'était qu'un tissu de contes mensongers. Il en
est de semblables dans les _Mille et une Nuits_ et qui nous charment.
Ils nous font souffrir dans une personne que nous aimons, et à cause de
cela nous permettent d'entrer un peu plus avant dans la connaissance de
la nature humaine au lieu de nous contenter de nous jouer à sa surface.
Le chagrin pénètre en nous et nous force par la curiosité douloureuse
à pénétrer. D'où des vérités que nous ne nous sentons pas le droit
de cacher, si bien qu'un athée moribond qui les a découvertes, assuré
du néant, insoucieux de la gloire, use pourtant ses dernières heures
à tâcher de les faire connaître.
Sans doute je n'en étais qu'à la première de ces affirmations pour
Léa. J'ignorais même si Albertine la connaissait ou non. N'importe,
cela revenait au même. Il fallait à tout prix éviter qu'au Trocadéro
elle pût retrouver cette connaissance ou faire la connaissance de cette
inconnue. Je dis que je ne savais si elle connaissait Léa ou non;
j'avais dû pourtant l'apprendre à Balbec, d'Albertine elle-même. Car
l'oubli anéantissait aussi bien chez moi que chez Albertine une grande
part des choses qu'elle m'avait affirmées. La mémoire, au lieu d'un
exemplaire en double toujours présent à nos yeux des divers faits de
notre vie, est plutôt un néant d'où par instant une similitude nous
permet de tirer, ressuscités, des souvenirs morts; mais encore il y a
mille petits faits qui ne sont pas tombés dans cette virtualité de la
mémoire, et qui resteront à jamais incontrôlables pour nous. Tout ce
que nous ignorons se rapporter à la vie réelle de la personne que nous
aimons nous n'y faisons aucune attention, nous oublions aussitôt ce
qu'elle nous a dit à propos de tel fait ou de telles gens que nous ne
connaissons pas, et l'air qu'elle avait en nous le disant. Aussi quand
ensuite notre jalousie est excitée par ces mêmes gens, pour savoir si
elle ne se trompe pas, si c'est bien à eux qu'elle doit rapporter telle
hâte que notre maîtresse a de sortir, tel mécontentement que nous
l'en ayons privée en rentrant trop tôt, notre jalousie fouillant le
passé pour en tirer des indications n'y trouve rien; toujours
rétrospective elle est comme un historien qui aurait à faire une
histoire pour laquelle il n'a aucun document; toujours en retard elle se
précipite comme un taureau furieux là où ne se trouve pas l'être
fier et brillant qui l'irrite de ses piqûres et dont la foule cruelle
admire la magnificence et la ruse. La jalousie se débat dans le vide,
incertaine comme nous le sommes dans ces rêves où nous souffrons de ne
pas trouver dans sa maison vide une personne que nous avons bien connue
dans la vie, mais qui peut-être en est ici une autre et a seulement
emprunté les traits d'un autre personnage, incertaine comme nous le
sommes plus encore après le réveil quand nous cherchons à identifier
tel ou tel détail de notre rêve. Quel air avait notre amie en nous
disant cela; n'avait-elle pas l'air heureux, ne sifflait-elle même pas,
ce qu'elle ne fait que quand elle a quelque pensée amoureuse? Au temps
de l'amour, pour peu que notre présence l'importune et l'irrite, ne
nous a-t-elle pas dit une chose qui se trouve en contradiction avec ce
qu'elle nous affirme maintenant, qu'elle connaît ou ne connaît pas
telle personne? Nous ne le savons pas, nous ne le saurons jamais; nous
nous acharnons à chercher les débris inconsistants d'un rêve, et
pendant ce temps notre vie avec notre maîtresse continue, notre vie
distraite devant ce que nous ignorons être important pour nous,
attentive à ce qui ne l'est peut-être pas, encauchemardée par des
êtres qui sont sans rapports réels avec nous, pleine d'oublis, de
lacunes, d'anxiétés vaines, notre vie pareille à un songe.
Je m'aperçus que la petite laitière était toujours là. Je lui dis
que décidément ce serait bien loin, que je n'avais pas besoin d'elle.
Alors elle trouva aussi que ce serait trop gênant: «Il y a un beau
match tantôt, je ne voudrais pas le manquer. » Je sentis qu'elle devait
déjà aimer les sports et que dans quelques années elle dirait: vivre
sa vie. Je lui dis que décidément je n'avais pas besoin d'elle et je
lui donnai cinq francs. Aussitôt, s'y attendant si peu, et se disant
que si elle avait cinq francs pour ne rien faire, elle aurait beaucoup
pour ma course, elle commença à trouver que son match n'avait pas
d'importance. «J'aurais bien fait votre course. On peut toujours
s'arranger. » Mais je la poussai vers la porte, j'avais besoin d'être
seul, il fallait à tout prix empêcher qu'Albertine pût retrouver au
Trocadéro les amies de Léa. Il le fallait, il fallait y réussir; à
vrai dire je ne savais pas encore comment, et pendant ces premiers
instants j'ouvrais mes mains, les regardais, faisais craquer les
jointures de mes doigts, soit que l'esprit qui ne peut trouver ce qu'il
cherche, pris de paresse, s'accorde de faire halte pendant un instant
où les choses les plus indifférentes lui apparaissent distinctement,
comme ces pointes d'herbe des talus qu'on voit du wagon trembler au
vent, quand le train s'arrête en rase campagne--immobilité qui n'est
pas toujours plus féconde que celle de la bête capturée qui
paralysée par la peur ou fascinée regarde sans bouger--soit que je
tinsse tout préparé mon corps--avec mon intelligence au dedans et en
celle-ci les moyens d'action sur telle ou telle personne--comme n'étant
plus qu'une arme d'où partirait le coup qui séparerait Albertine de
Léa et de ses deux amies. Certes le matin quand Françoise était venue
me dire qu'Albertine irait au Trocadéro, je m'étais dit: «Albertine
peut bien faire ce qu'elle veut» et j'avais cru que jusqu'au soir, par
ce temps radieux, ses actions resteraient pour moi sans importance
perceptible; mais ce n'était pas seulement le soleil matinal, comme je
l'avais pensé, qui m'avait rendu si insouciant; c'était parce que,
ayant obligé Albertine à renoncer aux projets qu'elle pouvait
peut-être amorcer ou même réaliser chez les Verdurin et l'ayant
réduite à aller à une matinée que j'avais choisie moi-même et en
vue de laquelle elle n'avait pu rien préparer, je savais que ce qu'elle
ferait serait forcément innocent. De même si Albertine avait dit
quelques instants plus tard: «Si je me tue, cela m'est bien égal»,
c'était parce qu'elle était persuadée qu'elle ne se tuerait pas.
Devant moi, devant Albertine, il y avait en ce matin (bien plus que
l'ensoleillement du jour) ce milieu que nous ne voyons pas, mais par
l'intermédiaire translucide et changeant duquel nous voyons, moi ses
actions, elle l'importance de sa propre vie, c'est-à-dire ces croyances
que nous ne percevons pas mais qui ne sont pas plus assimilables à un
pur vide que n'est l'air qui nous entoure; composant autour de nous une
atmosphère variable, parfois excellente, souvent irrespirable, elles
mériteraient d'être relevées et notées avec autant de soin que la
température, la pression barométrique, la saison, car nos jours ont
leur originalité, physique et morale. La croyance non remarquée ce
matin par moi et dont pourtant j'avais été joyeusement enveloppé
jusqu'au moment où j'avais rouvert _le Figaro_, qu'Albertine ne ferait
rien que d'inoffensif, cette croyance venait de disparaître. Je ne
vivais plus dans la belle journée, mais dans une journée créée au
sein de la première par l'inquiétude qu'Albertine renouât avec Léa
et plus facilement encore avec les deux jeunes filles si elles allaient,
comme cela me semblait probable, applaudir l'actrice au Trocadéro où
il ne leur serait pas difficile, dans un entr'acte, de retrouver
Albertine. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil, le nom de Léa m'avait
fait revoir, pour en être jaloux, l'image d'Albertine au Casino près
des deux jeunes filles. Car je ne possédais dans ma mémoire que des
séries d'Albertine séparées les unes des autres, incomplètes, des
profils, des instantanés; aussi ma jalousie se confinait-elle à une
expression discontinue, à la fois fugitive et fixée, et aux êtres qui
l'avaient amenée sur la figure d'Albertine. Je me rappelais celle-ci
quand, à Balbec, elle était trop regardée par les deux jeunes filles
ou par des femmes de ce genre; je me rappelais la souffrance que
j'éprouvais à voir parcourir par des regards actifs, comme ceux d'un
peintre qui veut prendre un croquis, le visage entièrement recouvert
par eux et qui, à cause de ma présence sans doute, subissait ce
contact sans avoir l'air de s'en apercevoir, avec une passivité
peut-être clandestinement voluptueuse. Et avant qu'elle se ressaisît
et me parlât, il y avait une seconde pendant laquelle Albertine ne
bougeait pas, souriait dans le vide, avec le même air de naturel feint
et de plaisir dissimulé que si on avait été en train de faire sa
photographie; ou même pour choisir devant l'objectif une pose plus
fringante--celle même qu'elle avait prise à Doncières quand nous nous
promenions avec Saint-Loup, riant et passant sa langue sur ses lèvres,
elle faisait semblant d'agacer un chien. Certes à ces moments elle
n'était nullement la même que quand c'était elle qui était
intéressée par des fillettes qui passaient. Dans ce dernier cas au
contraire son regard étroit et velouté se fixait, se collait sur la
passante, si adhérent, si corrosif, qu'il semblait qu'en se retirant il
aurait dû emporter la peau. Mais en ce moment ce regard-là, qui du
moins lui donnait quelque chose de sérieux, jusqu'à la faire paraître
souffrante, m'avait semblé doux auprès du regard atone et heureux
qu'elle avait près des deux jeunes filles, et j'aurais préféré la
sombre expression du désir qu'elle ressentait peut-être quelquefois à
la riante expression causée par le désir qu'elle inspirait. Elle avait
beau essayer de voiler la conscience qu'elle en avait, celle-ci la
baignait, l'enveloppait, vaporeuse, voluptueuse, faisait paraître sa
figure toute rose. Mais tout ce qu'Albertine tenait à ces moments-là
en suspens en elle, qui irradiait autour d'elle et me faisait tant
souffrir, qui sait si hors de ma présence elle continuerait à le
taire, si aux avances des deux jeunes filles, maintenant que je n'étais
pas là, elle ne répondrait pas audacieusement. Certes ces souvenirs me
causaient une grande douleur, ils étaient comme un aveu total des
goûts d'Albertine, une confession générale de son infidélité contre
quoi ne pouvaient prévaloir les serments particuliers qu'elle me
faisait, auxquels je voulais croire, les résultats négatifs de mes
incomplètes enquêtes, les assurances, peut-être faites de connivence
avec elle, d'Andrée. Albertine pouvait me nier ses trahisons
particulières, par des mots qui lui échappaient, plus forts que les
déclarations contraires, par ces regards seuls, elle avait fait l'aveu
de ce qu'elle eût voulu cacher, bien plus que de faits particuliers, de
ce qu'elle se fût fait tuer plutôt que de reconnaître: de son
penchant. Car aucun être ne veut livrer son âme. Malgré la douleur
que ces souvenirs me causaient, aurais-je pu nier que c'était le
programme de la matinée du Trocadéro qui avait réveillé mon besoin
d'Albertine? Elle était de ces femmes à qui leurs fautes pourraient au
besoin tenir lieu de charme, et autant que leurs fautes, leur bonté qui
y succède et ramène en nous cette douceur qu'avec elles, comme un
malade qui n'est jamais bien portant deux jours de suite, nous sommes
sans cesse obligés de reconquérir. D'ailleurs plus même que leurs
fautes pendant que nous les aimons, il y a leurs fautes avant que nous
les connaissions, et la première de toutes y leur nature. Ce qui rend
douloureuses de telles amours en effet, c'est qu'il leur préexiste une
espèce de péché originel de la femme, un péché qui nous les fait
aimer, de sorte que, quand nous l'oublions, nous avons moins besoin
d'elle et que pour recommencer à aimer il faut recommencer à souffrir.
En ce moment, qu'elle ne retrouvât pas les deux jeunes filles et savoir
si elle connaissait Léa ou non était ce qui me préoccupait le plus,
en dépit de ce qu'on ne devrait pas s'intéresser aux faits
particuliers autrement qu'à cause de leur signification générale, et
malgré la puérilité qu'il y a aussi grande que celle du voyage ou du
désir de connaître des femmes, de fragmenter sa curiosité sur ce qui
du torrent invisible des réalités cruelles qui nous resteront toujours
inconnues a fortuitement cristallisé dans notre esprit. D'ailleurs
arriverions-nous à détruire cette cristallisation qu'elle serait
remplacé par une autre aussitôt. Hier je craignais qu'Albertine
n'allât chez Mme Verdurin. Maintenant je n'étais plus préoccupé que
de Léa. La jalousie qui a un bandeau sur les yeux n'est pas seulement
impuissante à rien découvrir dans les ténèbres qui l'enveloppent,
elle est encore un de ces supplices où la tâche est à recommencer
sans cesse, comme celle des Danaïdes, comme celle d'Ixion. Même si ses
amies n'étaient pas là, quelle impression pouvait faire sur elle Léa
embellie par le travestissement, glorifiée par le succès, quelles
rêveries laisserait-elle à Albertine, quels désirs qui, même
réfrénés, chez moi lui donneraient le dégoût d'une vie où elle ne
pouvait les assouvir?
D'ailleurs qui sait si elle ne connaissait pas Léa et n'irait pas la
voir dans sa loge, et même si Léa ne la connaissait pas; qui
m'assurait que l'ayant en tous cas aperçue à Balbec, elle ne la
reconnaîtrait pas et ne lui ferait pas de la scène un signe qui
autoriserait Albertine à se faire ouvrir la porte des coulisses? Un
danger semble très évitable quand il est conjuré. Celui-ci ne
l'était pas encore, j'avais peur qu'il ne put pas l'être et il me
semblait d'autant plus terrible.
