Ce
pressentiment qu'elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit
d'une crainte si anxieuse que quand elle fut arrivée à la porte, je
n'eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai.
pressentiment qu'elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit
d'une crainte si anxieuse que quand elle fut arrivée à la porte, je
n'eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
C'était Albertine elle-même.
Je la regardais.
C'était
étrange pour moi de penser que c'était elle, elle que j'avais cru si
longtemps impossible même à connaître, qui aujourd'hui, bête sauvage
domestiquée, rosier à qui j'avais fourni le tuteur, le cadre,
l'espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près
de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules
que j'avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs
de golf, s'appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier
jour j'avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son
adolescence les pédales d'une bicyclette, montaient et descendaient
tour à tour sur celles du pianola où Albertine devenue d'une
élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c'était de
moi qu'elle lui venait, posait ses souliers en toile d'or. Ses doigts,
jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme
ceux d'une Sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit, était
plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe
paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de
profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même,
chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient un tel
brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s'enlever
et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à
l'hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand
désir de l'embrasser; j'en prolongeais chaque surface au delà de ce
que j'en pouvais voir et sous ce qui me le cachait et ne me faisait que
mieux sentir--paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui
cachait le haut des joues--le relief de ces plans superposés. Ses yeux
luisaient comme, dans un minerai où l'opale est encore engaînée, les
deux plaques seules encore polies, qui, devenues plus brillantes que du
métal, font apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les
surplombe, comme les ailes de soie mauve d'un papillon qu'on aurait mis
sous verre. Ses cheveux noirs et crespelés, montrant des ensembles
différents selon qu'elle se tournait vers moi pour me demander ce
qu'elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe,
large à sa base, noire, empennée et triangulaire, tantôt tressant le
relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de
crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si
riche et si multiple, semblaient dépasser la variété que réalise
habituellement la nature, et répondre plutôt au désir d'un sculpteur
qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue,
le fondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage, en
les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et comme la
rotation du visage lisse et rose, du mat verni d'un bois peint. Et par
contraste avec tant de relief, par l'harmonie aussi qui les unissait à
elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur
utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d'orgue,
la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n'être
plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien,
œuvre d'art qui, tout à l'heure, par une douce magie, allait se
détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse
et rose. Mais non, Albertine n'était nullement pour moi une œuvre
d'art. Je savais ce que c'était qu'admirer une femme d'une façon
artistique, j'avais connu Swann. De moi-même d'ailleurs j'étais, de
n'importe quelle femme qu'il s'agît, incapable de le faire, n'ayant
aucune espèce d'esprit d'observation extérieure, ne sachant jamais ce
qu'était ce que je voyais, et j'étais émerveillé quand Swann
ajoutait rétrospectivement pour moi une dignité artistique--en la
comparant, comme il se plaisait à le faire galamment devant elle-même,
à quelque portrait de Luini, en retrouvant dans sa toilette, la robe ou
les bijoux d'un tableau de Giorgione--à une femme qui m'avait semblé
insignifiante. Rien de tel chez moi. Le plaisir et la peine qui me
venaient d'Albertine ne prenaient jamais pour m'atteindre le détour du
goût et de l'intelligence; même, pour dire vrai, quand je commençais
à regarder Albertine comme un ange musicien merveilleusement patiné et
que je me félicitais de posséder, elle ne tardait pas à me devenir
indifférente; je m'ennuyais bientôt auprès d'elle, mais ces
instants-là duraient peu: on n'aime que ce en quoi on poursuit quelque
chose d'inaccessible, on n'aime que ce qu'on ne possède pas, et bien
vite, je me remettais à me rendre compte que je ne possédais pas
Albertine. Dans ses yeux je voyais passer tantôt l'espérance, tantôt
le souvenir, peut-être le regret, de joies que je ne devinais pas,
auxquelles dans ce cas elle préférait renoncer plutôt que de me les
dire, et que, n'en saisissant que certaines lueurs dans ses prunelles,
je n'apercevais pas plus que le spectateur qu'on n'a pas laissé entrer
dans la salle et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne peut rien
apercevoir de ce qui se passe sur la scène. Je ne sais si c'était le
cas pour elle, mais c'est une étrange chose, comme un témoignage chez
les plus incrédules d'une croyance au bien, que cette persévérance
dans le mensonge qu'ont tous ceux qui nous trompent. On aurait beau leur
dire que leur mensonge fait plus de peine que l'aveu, ils auraient beau
s'en rendre compte, qu'ils mentiraient encore l'instant d'après, pour
rester conformes à ce qu'ils nous ont dit d'abord que nous étions pour
eux. C'est ainsi qu'un athée qui tient à la vie, se fait tuer pour no
pas donner un démenti à l'idée qu'on a de sa bravoure. Pendant ces
heures, quelquefois je voyais flotter sur elle, dans ses regards, dans
sa moue, dans son sourire, le reflet de ces spectacles intérieurs dont
la contemplation la faisait ces soirs-là dissemblable, éloignée de
moi à qui ils étaient refusés. «À quoi pensez-vous, ma chérie? »
«Mais à rien. » Quelque fois, pour répondre à ce reproche que je lui
faisais de ne me rien dire, tantôt elle me disait des choses qu'elle
n'ignorait pas que je savais aussi bien que tout le monde (comme ces
hommes d'État qui ne vous annonceraient pas la plus petite nouvelle,
mais vous parlent en revanche de celle qu'on a pu lire dans les journaux
de la veille), tantôt elle me racontait sans précision aucune, en des
sortes de fausses confidences, des promenades en bicyclette qu'elle
faisait à Balbec, l'année avant de me connaître. Et comme si j'avais
deviné juste autrefois, en inférant de lui qu'elle devait être une
jeune fille très libre, faisant de très longues parties, l'évocation
qu'elle faisait de ces promenades insinuait entre les lèvres
d'Albertine ce même mystérieux sourire qui m'avait séduit les
premiers jours sur la digue de Balbec. Elle me parlait aussi de ces
promenades qu'elle avait faites avec des amies, dans la campagne
hollandaise, de ses retours le soir à Amsterdam, à des heures
tardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qu'elle
connaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux, dont
je croyais voir se refléter dans les yeux brillants d'Albertine, comme
dans les glaces incertaines d'une rapide voiture, les feux innombrables
et fuyants. Comme la soi-disant curiosité esthétique mériterait
plutôt le nom d'indifférence auprès de la curiosité douloureuse,
inlassable, que j'avais des lieux où Albertine avait vécu, de ce
qu'elle avait pu faire tel soir, des sourires, des regards qu'elle avait
eus, des mots qu'elle avait dits, des baisers qu'elle avait reçus. Non,
jamais la jalousie que j'avais eue un jour de Saint-Loup, si elle avait
persisté, ne m'eût donné cette immense inquiétude. Cet amour entre
femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait
d'imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité. Que
de gens, que de lieux (même qui ne la concernaient pas directement, de
vagues lieux de plaisir où elle avait pu en goûter), que de milieux
(où il y a beaucoup de monde, où on est frôlé) Albertine--comme une
personne qui faisant passer sa suite, toute une société, au contrôle
devant elle, la fait entrer au théâtre,--du seuil de mon imagination
ou de mon souvenir, où je ne me souciais pas d'eux, avait introduits
dans mon cœur! Maintenant la connaissance que j'avais d'eux était
interne, immédiate, spasmodique, douloureuse. L'amour, c'est l'espace
et le temps rendus sensibles au cœur.
Et peut-être pourtant, entièrement fidèle je n'eusse pas souffert
d'infidélités que j'eusse été incapable de concevoir, mais ce qui me
torturait à imaginer chez Albertine, c'était mon propre désir
perpétuel de plaire à de nouvelles femmes, d'ébaucher de nouveaux
romans, c'était de lui supposer ce regard que je n'avais pu, l'autre
jour, même à côté d'elle, m'empêcher de jeter sur les jeunes
cyclistes assises aux tables du bois de Boulogne. Comme il n'est de
connaissance, on peut presque dire qu'il n'est de jalousie que de
soi-même. L'observation compte peu. Ce n'est que du plaisir ressenti
par soi-même qu'on peut tirer savoir et douleur.
Par instants, dans les yeux d'Albertine, dans la brusque inflammation de
son teint, je sentais comme un éclair de chaleur passer furtivement
dans des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel, et où
évoluaient les souvenirs, à moi inconnus, d'Albertine. Alors cette
beauté qu'en pensant aux années successives où j'avais connu
Albertine soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais
trouvée depuis peu et qui consistait en ce que mon amie se développait
sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté
prenait pour moi quelque chose de déchirant. Alors sous ce visage
rosissant, je sentais se creuser comme un gouffre l'inexhaustible espace
des soirs où je n'avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre
Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains; je pouvais la
caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j'eusse
manié une pierre qui enferme la saline des océans immémoriaux ou le
rayon d'une étoile, je sentais que je touchais seulement l'enveloppe
close d'un être qui par l'intérieur accédait à l'infini. Combien je
souffrais de cette position où nous a réduits l'oubli de la nature
qui, en instituant la division des corps, n'a pas songé à rendre
possible l'interpénétration des âmes (car si son corps était au
pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée). Et je
me rendais compte qu'Albertine n'était pas même pour moi la
merveilleuse captive dont j'avais cru enrichir ma demeure, tout en y
cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me
voir et qui ne la soupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la
chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu'il
tenait enfermée dans une bouteille la Princesse de la Chine; m'invitant
sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du
passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. Et s'il a
fallu que je perdisse pour elle des années, ma fortune,--et pourvu que
je puisse me dire, ce qui n'est pas sûr, hélas, qu'elle n'y a, elle,
pas perdu,--je n'ai rien à regretter. Sans doute la solitude eût mieux
valu, plus féconde, moins douloureuse. Mais si j'avais mené la vie de
collectionneur que me conseillait Swann, (que me reprochait de ne pas
connaître M. de Charlus, quand avec un mélange d'esprit, d'insolence
et de goût il me disait: «Comme c'est laid chez vous! ») quelles
statues, quels tableaux longuement poursuivis, enfin possédés, ou
même, à tout mettre au mieux, contemplés avec désintéressement,
m'eussent, comme la petite blessure qui se cicatrisait assez vite, mais
que la maladresse inconsciente d'Albertine, des indifférents, ou de mes
propres pensées ne tardaient pas à rouvrir, donné accès hors de
moi-même, sur ce chemin de communication privé, mais qui donne sur la
grande route où passe ce que nous ne connaissons que du jour où nous
en avons souffert, la vie des autres?
Quelquefois il faisait un si beau clair de lune, qu'une heure après
qu'Albertine était couchée, j'allais jusqu'à son lit pour lui dire de
regarder la fenêtre. Je suis sûr que c'est pour cela que j'allais dans
sa chambre et non pour m'assurer qu'elle y était bien. Quelle apparence
qu'elle pût et souhaitât s'en échapper? Il eût fallu une collusion
invraisemblable avec Françoise. Dans la chambre sombre, je ne voyais
rien que sur la blancheur de l'oreiller un mince diadème de cheveux
noirs. Mais j'entendais la respiration d'Albertine. Son sommeil était
si profond que j'hésitais d'abord à aller jusqu'au lit. Puis, je
m'asseyais au bord. Le sommeil continuait de couler avec le même
murmure. Ce qui est impossible à dire c'est à quel point ses réveils
étaient gais. Je l'embrassais, je la secouais. Aussitôt elle
s'arrêtait de dormir, mais, sans même l'intervalle d'un instant,
éclatait de rire, me disant en nouant ses bras à mon cou: «J'étais
justement en train de me demander si tu ne viendrais pas», et elle
riait tendrement de plus belle. On aurait dit que sa tête charmante,
quand elle dormait, n'était pleine que de gaîté, de tendresse et de
rire. Et en l'éveillant j'avais seulement, comme quand on ouvre un
fruit, fait fuser le jus jaillissant qui désaltère.
L'hiver cependant finissait; la belle saison revint, et souvent comme
Albertine venait seulement de me dire bonsoir, ma chambre, mes rideaux,
le mur au-dessus des rideaux étant encore tout noirs, dans le jardin
des religieuses voisines, j'entendais, riche et précieuse dans le
silence comme un harmonium d'église, la modulation d'un oiseau inconnu
qui, sur le mode lydien, chantait déjà matines et au milieu de mes
ténèbres mettait la riche note éclatante du soleil qu'il voyait. Une
fois même, nous entendîmes tout d'un coup la cadence régulière d'un
appel plaintif. C'étaient les pigeons qui commençaient à roucouler.
«Cela prouve qu'il fait déjà jour», dit Albertine; et le sourcil
presque froncé, comme si elle manquait en vivant chez moi les plaisirs
de la belle saison, «le printemps est commencé pour que les pigeons
soient revenus». La ressemblance entre leur roucoulement et le chant du
coq était aussi profonde et aussi obscure que, dans le septuor de
Vinteuil, la ressemblance entre le thème de l'adagio et celui du
dernier morceau, qui est bâti sur le même thème-clef que le premier
mais tellement transformé par les différences de tonalité, de mesure,
que le public profane s'il ouvre un ouvrage sur Vinteuil, est étonné
de voir qu'ils sont bâtis tous trois sur les quatre mêmes notes,
quatre notes qu'il peut d'ailleurs jouer d'un doigt au piano sans
retrouver aucun des trois morceaux. Tel ce mélancolique morceau
exécuté par les pigeons était une sorte de chant du coq en mineur,
qui ne s'élevait pas vers le ciel, ne montait pas verticalement, mais
régulier comme le braiement d'un âne, enveloppé de douceur, allait
d'un pigeon à l'autre sur une même ligne horizontale, et jamais ne se
redressait, ne changeait sa plainte latérale en ce joyeux appel
qu'avaient poussé tant de fois l'allegro de l'introduction et le
finale.
Bientôt les nuits raccourcirent davantage et avant les heures anciennes
du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de ma fenêtre la
blancheur quotidiennement accrue du jour. Si je me résignais à laisser
encore mener à Albertine cette vie, où, malgré ses dénégations, je
sentais qu'elle avait l'impression d'être prisonnière, c'était
seulement parce que chaque jour j'étais sûr que le lendemain je
pourrais me mettre, en même temps qu'à travailler, à me lever, à
sortir, à préparer un départ pour quelque propriété que nous
achèterions et où Albertine pourrait mener plus librement et sans
inquiétude pour moi la vie de campagne ou de mer, de navigation ou de
chasse, qui lui plairait. Seulement, le lendemain, ce temps passé que
j'aimais et détestais tour à tour en Albertine, il arrivait que (comme
quand il est le présent, entre lui et nous, chacun, par intérêt, ou
politesse, ou pitié, travaille à tisser un rideau de mensonges que
nous prenons pour la réalité), rétrospectivement une des heures qui
le composaient, et même de celles que j'avais cru connaître, me
présentait tout d'un coup un aspect qu'on n'essayait plus de me voiler
et qui était alors tout différent de celui sous lequel elle m'était
apparue. Derrière tel regard, à la place de la bonne pensée que
j'avais cru y voir autrefois, c'était un désir insoupçonné
jusque-là qui se révélait, m'aliénant une nouvelle partie de ce
cœur d'Albertine que j'avais cru assimilé au mien. Par exemple, quand
Andrée avait quitté Balbec au mois de juillet, Albertine ne m'avait
jamais dit qu'elle dût bientôt la revoir, et je pensais qu'elle
l'avait revue même plus tôt qu'elle n'eût cru, puisque, à cause de
la grande tristesse que j'avais eue à Balbec, cette nuit du 14
septembre, elle m'avait fait ce sacrifice de ne pas y rester et de
revenir tout de suite à Paris. Quand elle était arrivée le 15, je lui
avais demandé d'aller voir Andrée et lui avais dit: «A-t-elle été
contente de vous revoir? » Or un jour Mme Bontemps était venue pour
apporter quelque chose à Albertine; je la vis un instant et lui dis
qu'Albertine était sortie avec Andrée: «Elles sont allées se
promener dans la campagne. » «Oui, me répondit Mme Bontemps. Albertine
n'est pas difficile en fait de campagne. Ainsi il y a trois ans, tous
les jours il fallait aller aux Buttes-Chaumont. » À ce nom de
Buttes-Chaumont, où Albertine m'avait dit n'être jamais allée, ma
respiration s'arrêta un instant. La réalité est la plus habile des
ennemies. Elle prononce ses attaques sur les points de notre cœur où
nous ne les attendions pas, et où nous n'avions pas préparé de
défense. Albertine avait-elle menti à sa tante, alors, en lui disant
qu'elle allait tous les jours aux Buttes-Chaumont, à moi, depuis, en me
disant qu'elle ne les connaissait pas? «Heureusement, ajouta Mme
Bontemps, que cette pauvre Andrée va bientôt partir pour une campagne
plus vivifiante, pour la vraie campagne, elle en a bien besoin, elle a
si mauvaise mine. Il est vrai qu'elle n'a pas eu cet été le temps
d'air qui lui est nécessaire. Pensez qu'elle a quitté Balbec à la fin
de juillet, croyant revenir en septembre, et comme son frère s'est
démis le genou, elle n'a pas pu revenir. » Alors Albertine l'attendait
à Balbec et me l'avait caché. Il est vrai que c'était d'autant plus
gentil de m'avoir proposé de revenir. À moins que. . . «Oui, je me
rappelle qu'Albertine m'avait parlé de cela (ce n'était pas vrai).
Quand donc a eu lieu cet accident? Tout cela est un peu brouillé dans
ma tête. » «Mais à mon sens, il a eu lieu juste à point, car un jour
plus tard, la location de la villa était commencée et la grand'mère
d'Andrée aurait été obligée de payer un mois inutile. Il s'est
cassé la jambe le 14 septembre, elle a eu le temps de télégraphier à
Albertine le 15 au matin qu'elle ne viendrait pas et Albertine de
prévenir l'agence. Un jour plus tard, cela courait jusqu'au 15
octobre. » Ainsi sans doute quand Albertine changeant d'avis, m'avait
dit: «Partons ce soir», ce qu'elle voyait c'était un appartement,
celui de la grand'mère d'Andrée, où, dès notre retour, elle allait
pouvoir retrouver l'amie que, sans que je m'en doutasse, elle avait cru
revoir bientôt à Balbec. Les paroles si gentilles, pour revenir avec
moi, qu'elle avait eues, en contraste avec son opiniâtre refus d'un peu
avant, j'avais cherché à les attribuer à un revirement de son bon
cœur. Elles étaient tout simplement le reflet d'un changement
intervenu dans une situation que nous ne connaissons pas, et qui est
tout le secret de la variation de la conduite des femmes qui ne nous
aiment pas. Elles nous refusent obstinément un rendez-vous pour le
lendemain, parce qu'elles sont fatiguées, parce que leur grand-père
exige qu'elles dînent chez lui: «Mais venez après», insistons-nous.
«Il me retient très tard. II pourra me raccompagner. » Simplement
elles ont un rendez-vous avec quelqu'un qui leur plaît. Soudain
celui-ci n'est plus libre. Et elles viennent nous dire le regret de nous
avoir fait de la peine, qu'envoyant promener leur grand-père, elles
resteront auprès de nous, ne tenant à rien d'autre. J'aurais dû
reconnaître ces phrases dans le langage que m'avait tenu Albertine, le
jour de mon départ de Balbec, mais pour interpréter ce langage
j'aurais dû me souvenir alors de deux traits particuliers du caractère
d'Albertine qui me revenaient maintenant à l'esprit, l'un pour me
consoler, l'autre pour me désoler, car nous trouvons de tout dans notre
mémoire; elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie,
où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt
sur un poison dangereux. Le premier trait, le consolant, fut cette
habitude de faire servir une même action au plaisir de plusieurs
personnes, cette utilisation multiple de ce qu'elle faisait, qui était
caractéristique chez Albertine. C'était bien dans son caractère,
revenant à Paris (le fait qu'Andrée ne revenait pas pouvait lui rendre
incommode de rester à Balbec sans que cela signifiât qu'elle ne
pouvait pas se passer d'Andrée), de tirer de ce seul voyage une
occasion de toucher deux personnes qu'elle aimait sincèrement, moi, en
me faisant croire que c'était pour ne pas me laisser seul, pour que je
ne souffrisse pas, par dévouement pour moi, Andrée, en la persuadant
que, du moment qu'elle ne venait pas à Balbec, elle ne voulait pas y
rester un instant de plus, qu'elle n'avait prolongé son séjour que
pour la voir et qu'elle accourait dans l'instant vers elle. Or, le
départ d'Albertine avec moi succédait en effet d'une façon si
immédiate d'une part à mon chagrin, à mon désir de revenir à Paris,
d'autre part à la dépêche d'Andrée, qu'il était tout naturel
qu'Andrée et moi, ignorant respectivement elle mon chagrin, moi sa
dépêche, nous eussions pu croire que le départ d'Albertine était
l'effet de la seule cause que chacun de nous connût et qu'il suivait en
effet à si peu d'heures de distance et si inopinément. Et dans ce cas,
je pouvais encore croire que m'accompagner avait été le but réel
d'Albertine, qui n'avait pas voulu négliger pourtant une occasion de
s'en faire un titre à la gratitude d'Andrée. Mais malheureusement je
me rappelai presque aussitôt un autre trait de caractère d'Albertine,
et qui était la vivacité avec laquelle la saisissait la tentation
irrésistible d'un plaisir. Or je me rappelais, quand elle eut décidé
de partir, quelle impatience elle avait d'arriver au tram, comme elle
avait bousculé le Directeur qui, en cherchant à nous retenir, aurait
pu nous faire manquer l'omnibus, les haussements d'épaule de connivence
qu'elle me faisait et dont j'avais été si touché, quand, dans le
tortillard, M. de Cambremer nous avait demandé si nous ne pouvions pas
«remettre à huitaine». Oui, ce qu'elle voyait devant ses yeux à ce
moment-là, ce qui la rendait si fiévreuse de partir, ce qu'elle était
impatiente de retrouver, c'était cet appartement inhabité que j'avais
vu une fois, appartenant à la grand'mère d'Andrée, laissé à la
garde d'un vieux valet de chambre, appartement luxueux, en plein midi,
mais si vide, si silencieux que le soleil avait l'air de mettre des
housses sur le canapé, sur les fauteuils de la chambre où Albertine et
Andrée demanderaient au gardien respectueux, peut-être naïf,
peut-être complice, de les laisser se reposer. Je la voyais tout le
temps maintenant, vide, avec un lit ou un canapé, cette chambre, où,
chaque fois qu'Albertine avait l'air pressé et sérieux, elle partait
pour retrouver son amie, sans doute arrivée avant elle parce qu'elle
était plus libre. Je n'avais jamais pensé jusque-là à cet
appartement qui maintenant avait pour moi une horrible beauté.
L'inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, que chaque
découverte scientifique ne fait que reculer mais n'annule pas. Un
jaloux exaspère celle qu'il aime en la privant de mille plaisirs sans
importance, mais ceux qui sont le fond de la vie de celle-ci, elle les
abrite là où, dans les moments où son intelligence croit montrer le
plus de perspicacité et où les tiers le renseignent le mieux, il n'a
pas idée de chercher. Enfin du moins Andrée allait partir. Mais je ne
voulais pas qu'Albertine pût me mépriser, comme ayant été dupe
d'elle et d'Andrée. Un jour ou l'autre, je le lui dirais. Et ainsi je
la forcerais peut-être à me parler plus franchement, en lui montrant
que j'étais informé, tout de même, des choses qu'elle me cachait.
Mais je ne voulais pas lui parler de cela encore, d'abord parce que, si
près de sa visite de sa tante, elle eût compris d'où me venait mon
information, eût tari cette source et n'en eût pas redouté
d'inconnues. Ensuite parce que je ne voulais pas risquer, tant que je ne
serais pas absolument certain de garder Albertine aussi longtemps que je
voudrais, de causer en elle trop de colères qui auraient pu avoir pour
effet de lui faire désirer me quitter. Il est vrai que si je
raisonnais, cherchais la vérité, pronostiquais l'avenir d'après ses
paroles, lesquelles approuvaient toujours tous mes projets, exprimant
combien elle aimait cette vie, combien sa claustration la privait peu,
je ne doutais pas qu'elle restât toujours auprès de moi. J'en étais
même fort ennuyé, je sentais m'échapper la vie, l'univers, auxquels
je n'avais jamais goûté, échangés contre une femme dans laquelle je
ne pouvais plus rien trouver de nouveau. Je ne pouvais même pas aller
à Venise, où, pendant que je serais couché, je serais trop torturé
par la crainte des avances que pourraient lui faire le gondolier, les
gens de l'hôtel, les Vénitiennes. Mais si je raisonnais au contraire
d'après l'autre hypothèse, celle qui s'appuyait non sur les paroles
d'Albertine, mais sur des silences, des regards, des rougeurs, des
bouderies, et même des colères, dont il m'eût été bien facile de
lui montrer qu'elles étaient sans cause et dont j'aimais mieux avoir
l'air de ne pas m'apercevoir, alors je me disais que cette vie lui
était insupportable, que tout le temps elle se trouvait privée de ce
qu'elle aimait, et que fatalement elle me quitterait un jour. Tout ce
que je voulais, si elle le faisait, c'était que je pusse choisir le
moment où cela ne me serait pas trop pénible, et puis dans une saison
où elle ne pourrait aller dans aucun des endroits où je me
représentais ses débauches, ni à Amsterdam, ni chez Andrée qu'elle
retrouverait, il est vrai, quelques mois plus tard. Mais d'ici là je me
serais calmé et cela me serait devenu indifférent. En tous cas, il
fallait attendre pour y songer que fût guérie la petite rechute
qu'avait causée la découverte des raisons pour lesquelles Albertine,
à quelques-heures de distance, avait voulu ne pas quitter, puis quitter
immédiatement Balbec. Il fallait laisser le temps de disparaître aux
symptômes qui ne pouvaient aller qu'en s'atténuant si je n'apprenais
rien de nouveau, mais qui étaient encore trop aigus pour ne pas rendre
plus douloureuse, plus difficile, une opération de rupture, reconnue
maintenant inévitable, mais nullement urgente et qu'il valait mieux
pratiquer «à froid». Ce choix du moment, j'en étais le maître, car
si elle voulait partir avant que je l'eusse décidé, au moment où elle
m'annoncerait qu'elle avait assez de cette vie, il serait toujours temps
d'aviser à combattre ses raisons, de lui laisser plus de liberté, de
lui promettre quelque grand plaisir prochain qu'elle souhaiterait
elle-même d'attendre, voire, si je ne trouvais de recours qu'on son
cœur, de lui assurer mon chagrin. J'étais donc bien tranquille à ce
point de vue, n'étant pas d'ailleurs en cela très logique avec
moi-même. Car, dans les hypothèses où je ne tenais précisément pas
compte des choses qu'elle disait et qu'elle annonçait, je supposais
que, quand il s'agirait de son départ, elle me donnerait d'avance ses
raisons, me laisserait les combattre et les vaincre. Je sentais que ma
vie avec Albertine n'était pour ma part, quand je n'étais pas jaloux,
qu'ennui, pour l'autre part, quand j'étais jaloux, que souffrance. À
supposer qu'il y eût du bonheur, il ne pouvait durer. J'étais dans le
même esprit de sagesse qui m'inspirait à Balbec, quand, le soir où
nous avions été heureux après la visite de Mme de Cambremer, je
voulais la quitter, parce que je savais qu'à prolonger, je ne gagnerais
rien. Seulement, maintenant encore, je m'imaginais que le souvenir que
je garderais d'elle serait comme une sorte de vibration prolongée par
une pédale de la dernière minute de notre séparation. Aussi je tenais
à choisir une minute douce, afin que ce fût elle qui continuât à
vibrer en moi. Il ne fallait pas être trop difficile, attendre trop, il
fallait être sage. Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de
ne pas attendre quelques jours de plus, jusqu'à ce qu'une minute
acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir avec
cette même révolte que j'avais autrefois quand maman s'éloignait de
mon lit sans me dire bonsoir, ou quand elle me disait adieu à la gare.
À tout hasard je multipliais les gentillesses que je pouvais lui faire.
Pour les robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une
bleue et or doublée de rose qui venait d'être terminée. Et j'avais
commandé tout de même les cinq auxquelles elle avait renoncé avec
regret, par préférence pour celle-là. Pourtant à la venue du
printemps, deux mois ayant passé depuis ce que m'avait dit sa tante, je
me laissai emporter par la colère un soir. C'était justement celui où
Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu
et or de Fortuny qui, en m'évoquant Venise, me faisait plus sentir
encore ce que je sacrifiais pour elle, qui ne m'en savait aucun gré. Si
je n'avais jamais vu Venise, j'en rêvais sans cesse depuis ces vacances
de Pâques qu'encore enfant j'avais dû y passer, et plus anciennement
encore, depuis les gravures du Titien et les photographies de Giotto que
Swann m'avais jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait
ce soir-là Albertine me semblait comme l'ombre tentatrice de cette
invisible Venise. Elle était envahie d'ornementation arabe, comme les
palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un
voile ajouré de pierre, comme les reliures de la Bibliothèque
Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui
signifient alternativement la mort et la vie se répétaient dans le
miroitement de l'étoffe, d'un bleu profond qui, au fur et à mesure que
mon regard s'y avançait, se changeait en or malléable, par ces mêmes
transmutations qui, devant les gondoles qui s'avancent, changent en
métal flamboyant l'azur du grand canal. Et les manches étaient
doublées d'un rose cerise, qui est si particulièrement vénitien qu'on
l'appelle rose Tiepolo.
Dans la journée, Françoise avait laissé échapper devant moi
qu'Albertine n'était contente de rien, que, quand je lui faisais dire
que je sortirais avec elle, ou que je ne sortirais pas, que l'automobile
viendrait la prendre, ou ne viendrait pas, elle haussait presque les
épaules et répondait à peine poliment. Ce soir où je la sentais de
mauvaise humeur et où la première grande chaleur m'avait énervé, je
ne pus retenir ma colère et lui reprochai son ingratitude: «Oui, vous
pouvez demander à tout le monde, criai-je de toutes mes forces, hors de
moi, vous pouvez demander à Françoise, ce n'est qu'un cri. » Mais
aussitôt je me rappelai qu'Albertine m'avait dit une fois combien elle
me trouvait l'air terrible quand j'étais en colère, et m'avait
appliqué les vers d'Esther:
_Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans mon âme troublée a dû jeter d'émoi.
Hélas sans frissonner quel cœur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partent de ses yeux. _
J'eus honte de ma violence. Et pour revenir sur ce que j'avais fait,
sans cependant que ce fût une défaite, de manière que ma paix fût
une paix armée et redoutable, en même temps qu'il me semblait utile de
montrer à nouveau que je ne craignais pas une rupture pour qu'elle n'en
eût pas l'idée: «Pardonnez-moi, ma petite Albertine, j'ai honte de ma
violence, j'en suis désespéré. Si nous ne pouvons plus nous entendre,
si nous devons nous quitter, il ne faut pas que ce soit ainsi, ce ne
serait pas digne de nous. Nous nous quitterons, s'il le faut, mais avant
tout je tiens à vous demander pardon bien humblement de tout mon
cœur. » Je pensais que, pour réparer cela et m'assurer de ses projets
de rester pour le temps qui allait suivre, au moins jusqu'à ce
qu'Andrée fût partie, ce qui était dans trois semaines, il serait bon
dès le lendemain de chercher quelque plaisir plus grand que ceux
qu'elle avait encore eus et à assez longue échéance; aussi, puisque
j'allais effacer l'ennui que je lui avais causé, peut-être ferais-je
bien de profiter de ce moment pour lui montrer que je connaissais mieux
sa vie qu'elle ne croyait. La mauvaise humeur qu'elle ressentirait
serait effacée demain par mes gentillesses, mais l'avertissement
resterait dans son esprit. «Oui, ma petite Albertine, pardonnez-moi si
j'ai été violent. Je ne suis pas tout à fait aussi coupable que vous
croyez. Il y a des gens méchants qui cherchent à nous brouiller, je
n'avais jamais voulu vous en parler pour ne pas vous tourmenter. Mais je
finis par être affolé quelquefois de certaines dénonciations. «Ainsi
tenez, lui dis-je, maintenant on me tourmente, on me persécute à me
parler de vos relations, mais avec Andrée. » «Avec Andrée? »
s'écria-t-elle, la mauvaise humeur enflammant son visage. Et
l'étonnement ou le désir de paraître étonnée écarquillait ses
yeux. «C'est charmant! Et peut-on savoir qui vous a dit ces belles
choses, est-ce que je pourrais leur parler à ces personnes, savoir sur
quoi elles appuient leurs infamies? » «Ma petite Albertine, je ne sais
pas, ce sont des lettres anonymes, mais de personnes que vous trouveriez
peut-être assez facilement (pour lui montrer que je ne croyais pas
qu'elle cherchait), car elles doivent bien vous connaître. La
dernière, je vous l'avoue (et je vous cite celle-là justement parce
qu'il s'agit d'un rien et qu'elle n'a rien de pénible à citer) m'a
pourtant exaspéré. Elle me disait que si, le jour où nous avons
quitté Balbec, vous aviez d'abord voulu rester et partir ensuite, c'est
que dans l'intervalle vous aviez reçu une lettre d'Andrée vous disant
qu'elle ne viendrait pas. » «Je sais très bien qu'Andrée m'a écrit
qu'elle ne viendrait pas, elle m'a même télégraphié, je ne peux pas
vous montrer la dépêche parce que je ne l'ai pas gardée, mais ce
n'était pas ce jour-là, qu'est-ce que vous vouliez que cela me fasse
qu'Andrée vînt à Balbec ou non? » «Qu'est-ce que vous vouliez que
cela me fasse» était une preuve de colère et que «cela lui faisait»
quelque chose, mais pas forcément une preuve qu'Albertine était
revenue uniquement par désir de voir Andrée. Chaque fois qu'Albertine
voyait un des motifs réels, ou allégués, d'un de ses actes,
découvert par une personne à qui elle avait donné un autre motif,
Albertine était en colère, la personne fût-elle celle pour laquelle
elle avait fait réellement l'acte. Albertine croyait-elle que ces
renseignements sur ce qu'elle faisait, ce n'était pas des anonymes qui
me les envoyaient malgré moi, mais moi qui les sollicitais avidement,
on n'aurait pu nullement le déduire des paroles qu'elle me dit ensuite,
où elle avait l'air d'accepter ma version des lettres anonymes, mais de
son air de colère contre moi, colère qui n'avait l'air que d'être
l'explosion de ses mauvaises humeurs antérieures, tout comme
l'espionnage auquel elle eût, dans cette hypothèse, cru que je
m'étais livré, n'eût été que l'aboutissant d'une surveillance de
tous ses actes dont elle n'eût plus douté depuis longtemps. Sa colère
s'étendit même jusqu'à Andrée et se disant sans doute que,
maintenant, je ne serais plus tranquille même quand elle sortirait avec
Andrée: «D'ailleurs Andrée m'exaspère. Elle est assommante. Je ne
veux plus sortir avec elle. Vous pouvez l'annoncer aux gens qui vous ont
dit que j'étais revenue à Paris pour elle. Si je vous disais que
depuis tant d'années que je connais Andrée, je ne saurais pas vous
dire comment est sa figure tant je l'ai peu regardée! » Or à Balbec,
la première année, elle m'avait dit: «Andrée est ravissante. » Il
est vrai que cela ne voulait pas dire qu'elle eût des relations
amoureuses avec elle, et même je ne l'avais jamais entendu parler alors
qu'avec indignation de toutes les relations de ce genre. Mais ne
pouvait-elle avoir changé même sans se rendre compte qu'elle avait
changé, en ne croyant pas que ses jeux avec une amie fussent la même
chose que les relations immorales, assez peu précises dans son esprit,
qu'elle flétrissait chez les autres? N'était-ce pas aussi possible que
ce même changement, et cette même inconscience de changement qui
s'étaient produits dans ses relations avec moi, dont elle avait
repoussé à Balbec avec tant d'indignation les baisers qu'elle devait
me donner elle-même ensuite chaque jour, et que, je l'espérais du
moins, elle me donnerait encore bien longtemps, et qu'elle allait me
donner dans un instant? «Mais, ma chérie, comment voulez-vous que je
le leur annonce puisque je ne les connais pas? » Cette réponse était
si forte qu'elle aurait dû dissoudre les objections et les doutes que
je voyais cristallisés dans les prunelles d'Albertine. Mais elle les
laissa intacts. Je m'étais tu et pourtant elle continuait à me
regarder avec cette attention persistante qu'on prête à quelqu'un qui
n'a pas fini de parler. Je lui demandai de nouveau pardon. Elle me
répondit qu'elle n'avait rien à me pardonner. Elle était redevenue
très douce. Mais sous son visage triste et défait, il me semblait
qu'un secret s'était formé. Je savais bien qu'elle ne pouvait me
quitter sans me prévenir, d'ailleurs elle ne pouvait ni le désirer
(c'était dans huit jours qu'elle devait essayer les nouvelles robes de
Fortuny), ni décemment le faire, ma mère revenant à la fin de la
semaine et sa tante également. Pourquoi, puisque c'était impossible
qu'elle partît, lui redis-je à plusieurs reprises que nous sortirions
ensemble le lendemain pour aller voir des verreries de Venise que je
voulais lui donner et fus-je soulagé de l'entendre me dire que c'était
convenu. Quand elle put me dire bonsoir et que je l'embrassai, elle ne
fit pas comme d'habitude, se détourna--c'était quelques instants à
peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu'elle
me donnât tous les soirs ce qu'elle m'avait refusé à Balbec — elle
ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouillée avec moi,
elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard
pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille. On aurait
dit qu'elle accordait ses actes avec cette brouille et cependant avec
mesure, soit pour ne pas l'annoncer, soit parce que, rompant avec moi
des rapports charnels, elle voulait cependant rester mon amie. Je
l'embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon cœur l'azur
miroitant et doré du grand canal et les oiseaux accouplés, symboles de
mort et de résurrection. Mais une seconde fois elle s'écarta et, au
lieu de me rendre mon baiser, s'écarta avec l'espèce d'entêtement
instinctif et fatidique des animaux qui sentent la mort.
Ce
pressentiment qu'elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit
d'une crainte si anxieuse que quand elle fut arrivée à la porte, je
n'eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai. «Albertine,
lui dis-je, je n'ai aucun sommeil. Si vous même n'avez pas envie de
dormir, vous auriez pu rester encore un peu, si vous voulez, mais je n'y
tiens pas, et surtout je ne veux pas vous fatiguer. » Il me semblait que
si j'avais pu la faire déshabiller et l'avoir dans sa chemise de nuit
blanche, dans laquelle elle semblait plus rose, plus chaude, où elle
irritait plus mes sens, la réconciliation eût été plus complète.
Mais j'hésitais un instant, car le bord bleu de la robe ajoutait à son
visage une beauté, une illumination, un ciel sans lesquels elle m'eût
semblé plus dure. Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de
douceur et toujours le même visage abattu et triste: «Je peux rester
tant que vous voudrez, je n'ai pas sommeil. » Sa réponse me calma, car
tant qu'elle était là, je sentais que je pouvais aviser à l'avenir et
elle recélait aussi de l'amitié, de l'obéissance, mais d'une certaine
nature, et qui me semblait avoir pour limite ce secret que je sentais
derrière son regard triste, ses manières changées, moitié malgré
elle, moitié sans doute pour les mettre d'avance en harmonie avec
quelque chose que je ne savais pas. Il me sembla que tout de même, il
n'y aurait que de l'avoir tout en blanc, avec son cou nu, devant moi,
comme je l'avais vue à Balbec dans son lit, qui me donnerait assez
d'audace pour qu'elle fût obligée de céder. «Puisque vous êtes si
gentille de rester un peu à me consoler, vous devriez enlever votre
robe, c'est trop chaud, trop raide, je n'ose pas vous approcher pour ne
pas froisser cette belle étoffe et il y a entre nous ces oiseaux
symboliques. Déshabillez-vous, mon chéri. » «Non, ce ne serait pas
commode de défaire ici cette robe. Je me déshabillerai dans ma chambre
tout à l'heure. » «Alors vous ne voulez même pas vous asseoir sur mon
lit? » «Mais si. » Elle resta toutefois un peu loin, près de mes
pieds. Nous causâmes. Je sais que je prononçai alors le mot mort comme
si Albertine allait mourir. Il semble que les événements soient plus
vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout
entiers. Certes ils débordent sur l'avenir par la mémoire que nous en
gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède.
On peut dire que nous ne les voyons pas alors tels qu'ils seront, mais
dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés?
Quand je vis que d'elle-même, elle ne m'embrassait pas, comprenant que
tout ceci était du temps perdu, que ce ne serait qu'à partir du baiser
que commenceraient les minutes calmantes, et véritables, je lui dis:
«Bonsoir, il est trop tard», parce que cela ferait qu'elle
m'embrasserait, et nous continuerions ensuite. Mais après m'avoir dit:
«Bonsoir, tâchez de bien dormir», exactement comme les deux
premières fois, elle se contenta d'un baiser sur la joue. Cette fois je
n'osai pas la rappeler, mais mon cœur battait si fort que je ne pus me
recoucher. Comme un oiseau qui va d'une extrémité de sa cage à
l'autre, sans arrêter je passais de l'inquiétude qu'Albertine pût
partir à un calme relatif. Ce calme était produit par le raisonnement
que je recommençais plusieurs fois par minute: «Elle ne peut pas
partir en tout cas sans me prévenir, elle ne m'a nullement dit qu'elle
partirait», et j'étais à peu près calmé. Mais aussitôt je me
redisais: «Pourtant si demain j'allais la trouver partie. Mon
inquiétude elle-même a bien sa cause en quelque chose; pourquoi ne
m'a-t-elle pas embrassé? » Alors je souffrais horriblement du cœur.
Puis il était un peu apaisé par le raisonnement que je recommençais,
mais je finissais par avoir mal à la tête, tant ce mouvement de ma
pensée était incessant et monotone. Il y a ainsi certains états
moraux, et notamment l'inquiétude qui, ne nous présentant que deux
alternatives, ont quelque chose d'aussi atrocement limité qu'une simple
souffrance physique. Je refaisais perpétuellement le raisonnement qui
donnait raison à mon inquiétude et celui qui lui donnait tort et me
rassurait, sur un espace aussi exigu que le malade qui palpe sans
s'arrêter, d'un mouvement interne, l'organe qui le fait souffrir,
s'éloigne un instant du point douloureux, pour y revenir l'instant
d'après. Tout à coup dans le silence de la nuit, je fus frappé par un
bruit en apparence insignifiant, mais qui me remplit de terreur, le
bruit de la fenêtre d'Albertine qui s'ouvrait violemment. Quand je
n'entendis plus rien, je me demandai pourquoi ce bruit m'avait fait si
peur. En lui-même il n'avait rien de si extraordinaire; mais je lui
donnais probablement deux significations qui m'épouvantaient
également. D'abord c'était une convention de notre vie commune, comme
je craignais les courants d'air, qu'on n'ouvrît jamais de fenêtre la
nuit. On l'avait expliqué à Albertine quand elle était venue habiter
à la maison et bien qu'elle fût persuadée que c'était de ma part une
manie et malsaine, elle m'avait promis de ne jamais enfreindre cette
défense. Et elle était si craintive pour toutes ces choses qu'elle
savait que je voulais, les blâmât-elle, que je savais qu'elle eût
plutôt dormi dans l'odeur d'un feu de cheminée que d'ouvrir sa
fenêtre, de même, que, pour l'événement le plus important, elle ne
m'eût pas fait réveiller le matin. Ce n'était qu'une des petites
conventions de notre vie, mais du moment qu'elle violait celle-là sans
m'en avoir parlé, cela ne voulait-il pas dire qu'elle n'avait plus rien
à ménager, qu'elle les violerait aussi bien toutes. Puis ce bruit
avait été violent, presque mal élevé, comme si elle avait ouvert
rouge de colère et disant: «Cette vie m'étouffe, tant pis, il me faut
de l'air! » Je ne me dis pas exactement tout cela, mais je continuai à
penser, comme à un présage plus mystérieux et plus funèbre qu'un cri
de chouette, à ce bruit de la fenêtre qu'Albertine avait ouverte.
Plein d'une agitation comme je n'en avais peut-être pas eue depuis le
soir de Combray où Swann avait dîné à la maison, je marchai
longtemps dans le couloir, espérant, par le bruit que je faisais,
attirer l'attention d'Albertine, qu'elle aurait pitié de moi et
m'appellerait, mais je n'entendais aucun bruit venir de sa chambre. Peu
à peu je sentis qu'il était trop tard. Elle devait dormir depuis
longtemps. Je retournai me coucher. Le lendemain, dès que je
m'éveillai, comme on ne venait jamais chez moi quoiqu'il arrivât sans
que j'eusse appelé, je sonnai Françoise. Et en même temps je pensai:
«Je vais parler à Albertine d'un yacht que je veux lui faire faire. »
En prenant mes lettres, je dis à Françoise sans la regarder: «Tout à
l'heure j'aurai quelque chose à dire à Mlle Albertine; est-ce qu'elle
est levée? » «Oui, elle s'est levée de bonne heure. » Je sentis se
soulever en moi, comme dans un coup de vent, mille inquiétudes, que je
ne savais pas tenir en suspens dans ma poitrine. Le tumulte y était si
grand que j'étais à bout de souffle comme dans une tempête. «Ah!
mais où est-elle en ce moment? » «Elle doit être dans sa chambre. »
«Ah! bien; eh! bien, je la verrai tout à l'heure. » Je respirai, elle
était là, mon agitation retomba, Albertine était ici, il m'était
presque indifférent qu'elle y fût. D'ailleurs n'avais-je pas été
absurde de supposer qu'elle aurait pu ne pas y être. Je m'endormis,
mais, malgré ma certitude qu'elle ne me quitterait pas, d'un sommeil
léger et d'une légèreté relative à elle seulement. Car les bruits
qui ne pouvaient se rapporter qu'à des travaux dans la cour, tout en
les entendant vaguement en dormant, je restais tranquille, tandis que le
plus léger frémissement qui venait de sa chambre, quand elle sortait,
ou rentrait sans bruit, en appuyant si doucement sur le timbre, me
faisait tressauter, me parcourait tout entier, me laissait le cœur
battant, bien que je l'eusse entendu dans un assoupissement profond, de
même que ma grand'mère dans les derniers jours qui précédèrent sa
mort et où elle était plongée dans une immobilité que rien ne
troublait et que les médecins appelaient le coma, se mettait, m'a-t-on
dit, à trembler un instant comme une feuille quand elle entendait les
trois coups de sonnette par lesquels j'avais l'habitude d'appeler
Françoise, et que, même en les faisant plus légers, cette
semaine-là, pour ne pas troubler le silence de la chambre mortuaire,
personne, assurait Françoise, ne pouvait confondre, à cause d'une
manière que j'avais et ignorais moi-même d'appuyer sur le timbre, avec
les coups de sonnette de quelqu'un d'autre. Étais-je donc entré moi
aussi en agonie, était-ce l'approche de la mort?
Ce jour-là et le lendemain nous sortîmes ensemble, puisqu'Albertine ne
voulait plus sortir avec Andrée. Je ne lui parlai même pas du yacht.
Ces promenades m'avaient calmé tout à fait. Mais elle avait continué
le soir à m'embrasser de la même manière nouvelle, de sorte que
j'étais furieux. Je ne pouvais plus y voir qu'une manière de me
montrer qu'elle me boudait, et qui me paraissait trop ridicule après
les gentillesses qui je ne cessais de lui faire. Aussi, n'ayant plus
d'elle même les satisfactions charnelles auxquelles je tenais, la
trouvant laide dans la mauvaise humeur, sentis-je plus vivement la
privation de toutes les femmes et des voyages dont ces premiers beaux
jours réveillaient en moi le désir. Grâce sans doute au souvenir
épars des rendez-vous oubliés que j'avais eus, collégien encore, avec
des femmes, sous la verdure déjà épaisse, cette région du printemps
où le voyage de notre demeure errante à travers les saisons venait
depuis trois jours de s'arrêter, sous un ciel clément, et dont toutes
les routes fuyaient vers des déjeuners à la campagne, des parties de
canotage, des parties de plaisir, me semblait le pays des femmes aussi
bien qu'il était celui des arbres, et le pays où le plaisir partout
offert devenait permis à mes forces convalescentes. La résignation à
la paresse, la résignation à la chasteté, à ne connaître le plaisir
qu'avec une femme que je n'aimais pas, la résignation à rester dans ma
chambre, à ne pas voyager, tout cela était possible dans l'Ancien
Monde où nous étions la veille encore, dans le monde vide de l'hiver,
mais non plus dans cet univers nouveau, feuillu, où je m'étais
éveillé comme un jeune Adam pour qui se pose pour la première fois le
problème de l'existence, du bonheur, et sur qui ne pèse pas
l'accumulation des solutions négatives antérieures. La présence
d'Albertine me pesait, et, maussade, je la regardais donc, en sentant
que c'était un malheur que nous, n'eussions pas rompu. Je voulais aller
à Venise, je voulais en attendant aller au Louvre voir des tableaux
vénitiens et au Luxembourg les deux Elstir, qu'à ce qu'on venait de
m'apprendre, la princesse de Guermantes venait de vendre à ce musée,
ceux que j'avais tant admirés, les «Plaisirs de la Danse» et le
«Portrait de la famille X. ». Mais j'avais peur que, dans le premier,
certaines poses lascives ne donnassent à Albertine un désir, une
nostalgie de réjouissances populaires, la faisant se dire que
peut-être une certaine vie qu'elle n'avait pas menée, une vie de feux
d'artifice et de guinguettes, avait du bon. Déjà d'avance, je
craignais que, le 14 juillet, elle me demandât d'aller à un bal
populaire et je rêvais d'un événement impossible qui eût supprimé
cette fête. Et puis il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, des
nudités de femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaient faire
penser Albertine à certains plaisirs, bien qu'Elstir, lui (mais ne
rabaisserait-elle pas l'œuvre? ) n'y eût vu que la beauté sculpturale,
pour mieux dire la beauté de blancs monuments, que prennent des corps
de femmes assis dans la verdure. Aussi je me résignai à renoncer à
cela et je voulus partir pour aller à Versailles. Albertine était
restée dans sa chambre, à lire, dans son peignoir de Fortuny. Je lui
demandai si elle voulait venir à Versailles. Elle avait cela de
charmant qu'elle était toujours prête à tout, peut-être par cette
habitude qu'elle avait autrefois de vivre la moitié du temps chez les
autres, et comme elle s'était décidée à venir à Paris, en deux
minutes, elle me dit: «Je peux venir comme cela, nous ne descendrons
pas de voiture. » Elle hésita une seconde entre deux manteaux pour
cacher sa robe de chambre--comme elle eût fait entre deux amis
différents à emmener,--en prit un bleu sombre, admirable, piqua une
épingle dans un chapeau. En une minute, elle fut prête, avant que
j'eusse pris mon paletot, et nous allâmes à Versailles. Cette
rapidité même, cette docilité absolue me laissèrent plus rassuré,
comme si en effet j'eusse eu, sans avoir aucun motif précis
d'inquiétude, besoin de l'être. «Tout de même je n'ai rien à
craindre elle fait ce que je lui demande, malgré le bruit de la
fenêtre de l'autre nuit. Dès que j'ai parlé de sortir, elle a jeté
ce manteau bleu sur son peignoir et elle est venue, ce n'est pas ce que
ferait une révoltée, une personne qui ne serait plus bien avec moi»,
me disais-je tandis que nous allions à Versailles. Nous y restâmes
longtemps. Le ciel tout entier était fait de ce bleu radieux et un peu
pâle comme le promeneur couché dans un champ le voit parfois au-dessus
de sa tête, mais tellement uni, tellement profond, qu'on sent que le
bleu dont il est fait a été employé sans aucun alliage et avec une si
inépuisable richesse qu'on pourrait approfondir de plus en plus sa
substance, sans rencontrer un atome d'autre chose que de ce même bleu.
Je pensais à ma grand'mère qui aimait dans l'art humain, dans la
nature, la grandeur, et qui se plaisait à regarder monter dans ce même
bleu le clocher de Saint-Hilaire. Soudain j'éprouvai de nouveau la
nostalgie de ma liberté perdue en entendant un bruit que je ne reconnus
pas d'abord et que ma grand'mère eût, lui aussi, tant aimé. C'était
comme le bourdonnement d'une guêpe. «Tiens, me dit Albertine, il y a
un aéroplane, il est très haut, très haut. » Je regardais tout autour
de moi, mais je ne voyais, sans aucune tache noire, que la pâleur
intacte du bleu sans mélange. J'entendais pourtant toujours le
bourdonnement des ailes qui tout d'un coup entrèrent dans le champ de
ma vision. Là-haut de minuscules ailes brunes et brillantes fronçaient
le bleu uni du ciel inaltérable. J'avais pu enfin attacher le
bourdonnement à sa cause, à ce petit insecte qui trépidait là-haut,
sans doute à bien deux mille mètres de hauteur; je le voyais bruire.
Peut-être quand les distances sur terre n'étaient pas encore depuis
longtemps abrégées par la vitesse comme elles le sont aujourd'hui, le
sifflet d'un train passant à deux kilomètres était-il pourvu de cette
beauté qui maintenant pour quelque temps encore nous émeut dans le
bourdonnement d'un aéroplane à deux mille mètres, à l'idée que les
distances parcourues dans ce voyage vertical sont les mêmes que sur le
sol et que dans cette autre direction, où les mesures nous paraissent
autres parce que l'abord nous en semblait inaccessible, un aéroplane à
deux mille mètres n'est pas plus loin qu'un train à deux kilomètres,
est plus près même, le trajet identique s'effectuant dans un milieu
plus pur, sans séparation entre le voyageur et son point de départ, de
même que sur mer ou dans les plaines, par un temps calme, le remous
d'un navire déjà loin ou le souffle d'un seul zéphyr rayent l'océan
des eaux ou des blés.
«Au fond nous n'avons faim ni l'un ni l'autre, on aurait pu passer chez
les Verdurin, me dit Albertine, c'est leur heure et leur jour. » «Mais
si vous êtes fâchée contre eux? » «Oh! il y a beaucoup de cancans
contre eux, mais dans le fond ils ne sont pas si mauvais que ça. Madame
Verdurin a toujours été très gentille pour moi. Et puis on ne peut
pas être toujours brouillé avec tout le monde. Ils ont des défauts,
mais qu'est-ce qui n'en a pas? » «Vous n'êtes pas habillée, il
faudrait rentrer vous habiller, il serait bien tard. » J'ajoutai que
j'avais envie de goûter. «Oui, vous avez raison, goûtons tout
simplement», répondit Albertine avec cette admirable docilité qui me
stupéfiait toujours. Nous nous arrêtâmes dans une grande pâtisserie
située presque en dehors de la ville et qui jouissait à ce moment-là
d'une certaine vogue. Une dame allait sortir, qui demanda ses affaires
à la pâtissière. Et une fois que cette dame fut partie, Albertine
regarda à plusieurs reprises la pâtissière comme si elle voulait
attirer son attention pendant que celle-ci rangeait des tasses, des
assiettes, des petits foins, car il était déjà tard. Elle
s'approchait de moi seulement si je demandais quelque chose. Et il
arrivait alors que, comme la pâtissière, d'ailleurs extrêmement
grande, était debout pour nous servir et Albertine assise à côté de
moi, chaque fois, Albertine, pour tâcher d'attirer son attention,
levait verticalement vers elle un regard blond qui était obligé de
faire monter d'autant plus haut la prunelle que, la pâtissière étant
juste contre nous, Albertine n'avait pas la ressource d'adoucir la pente
par l'obliquité du regard. Elle était obligée, sans trop lever la
tête, de faire monter ses regards jusqu'à cette hauteur démesurée
où étaient les yeux de la pâtissière. Par gentillesse pour moi,
Albertine rabaissait vivement ses regards, et la pâtissière n'ayant
fait aucune attention à elle, recommençait. Cela faisait une série de
vaines élévations implorantes vers une inaccessible divinité. Puis la
pâtissière n'eut plus qu'à ranger à une grande table voisine. Là le
regard d'Albertine n'avait qu'à être naturel. Mais pas une fois celui
de la pâtissière ne se posa sur mon amie. Cela ne m'étonnait pas, car
je savais que cette femme, que je connaissais un petit peu, avait des
amants, quoique mariée, mais cachait parfaitement ses intrigues, ce qui
m'étonnait énormément à cause de sa prodigieuse stupidité. Je
regardai cette femme pendant que nous finissions de goûter. Plongée
dans ses rangements, elle était presque impolie pour Albertine à force
de n'avoir pas un regard pour elle, dont l'attitude n'avait d'ailleurs
rien d'inconvenant. L'autre rangeait, rangeait sans fin, sans une
distraction. La remise en place des petites cuillers, des couteaux à
fruits, eût été confiée, non à cette grande belle femme, mais par
économie de travail humain à une simple machine, qu'on n'eût pas pu
voir isolement aussi complet de l'attention d'Albertine, et pourtant
elle ne baissait pas les yeux, ne s'absorbait pas, laissait briller ses
yeux, ses charmes, en une attention à son seul travail. Il est vrai que
si cette pâtissière n'eût pas été une femme particulièrement sotte
(non seulement c'était sa réputation, mais je le savais par
expérience), ce détachement eût pu être un comble d'habileté. Et je
sais bien que l'être le plus sot, si son désir ou son intérêt est en
jeu, peut, dans ce cas unique, au milieu de la nullité de sa vie
stupide, s'adapter immédiatement aux rouages de l'engrenage le plus
compliqué; malgré tout ç'eût été une supposition trop subtile pour
une femme aussi niaise que la pâtissière. Cette niaiserie prenait
même un tour invraisemblable d'impolitesse! Pas une seule fois, elle ne
regarda Albertine que pourtant elle ne pouvait pas ne pas voir. C'était
peu aimable pour mon amie, mais, dans le fond, je fus enchanté
qu'Albertine reçût cette petite leçon et vît que souvent les femmes
ne faisaient pas attention à elle. Nous quittâmes la pâtisserie, nous
remontâmes en voiture et nous avions déjà repris le chemin de la
maison, quand j'eus tout à coup regret d'avoir oublié de prendre à
part cette pâtissière et de la prier, à tout hasard, de ne pas dire
à la dame qui était partie quand nous étions arrivés, mon nom et mon
adresse, que la pâtissière, à cause de commandes que j'avais souvent
faites, devait savoir parfaitement. Il était en effet inutile que la
dame pût par là apprendre indirectement l'adresse d'Albertine. Mais je
trouvai trop long de revenir sur nos pas pour si peu de chose, et que
cela aurait l'air d'y donner trop d'importance aux yeux de l'imbécile
et menteuse pâtissière. Je songeais seulement qu'il faudrait revenir
goûter là, d'ici une huitaine, pour faire cette recommandation et que
c'est bien ennuyeux, comme on oublie toujours la moitié de ce qu'on a
à dire, de faire les choses les plus simples en plusieurs fois. À ce
propos, je ne peux pas dire combien, quand j'y pense, la vie
d'Albertine était recouverte de désirs alternés, fugitifs, souvent
contradictoires. Sans doute le mensonge la compliquait encore, car, ne
se rappelant plus au juste nos conversations, quand elle m'avait dit:
«Ah! voilà une jolie fille et qui jouait bien au golf», et que lui
ayant demandé le nom de cette jeune fille, elle m'avait répondu de cet
air détaché, universel, supérieur, qui a sans doute toujours des
parties libres, car chaque menteur de cette catégorie l'emprunte chaque
fois pour un instant dès qu'il ne veut pas répondre à une question,
et il ne lui fait jamais défaut: «Ah! je ne sais pas (avec regret de
ne pouvoir me renseigner) je n'ai jamais su son nom, je la voyais au
golf, mais je ne savais pas comment elle s'appelait»; — si, un mois
après, je lui disais: «Albertine, tu sais cette jolie fille dont tu
m'as parlé, qui jouait si bien au golf. » «Ah! oui, me répondait-elle
sans réflexion, Émilie Daltier, je ne sais pas ce qu'elle est
devenue. » Et le mensonge, comme une fortification de campagne, était
reporté de la défense du nom, prise maintenant, sur les possibilités
de la retrouver. «Ah! je ne sais pas, je n'ai jamais su son adresse. Je
ne vois personne qui pourrait vous dire cela. Oh! non, Andrée ne l'a
pas connue. Elle n'était pas de notre petite bande, aujourd'hui si
divisée. » D'autres fois le mensonge était comme un vilain aveu: «Ah!
si j'avais trois cent mille francs de rente. . . » Elle se mordait les
lèvres. «Hé bien que ferais-tu? » «Je te demanderais, disait-elle en
m'embrassant, la permission de rester chez toi. Où pourrais-je être
plus heureuse? » Mais, même en tenant compte des mensonges, il était
incroyable à quel point de vue sa vie était successive, et fugitifs
ses plus grands désirs. Elle était folle d'une personne et au bout de
trois jours n'eût pas voulu recevoir sa visite. Elle ne pouvait pas
attendre une heure que je lui eusse fait acheter des toiles et des
couleurs, car elle voulait se remettre à la peinture. Pendant deux
jours elle s'impatientait, avait presque des larmes, vite séchées,
d'enfant à qui on a ôté sa nourrice. Et cette instabilité de ses
sentiments à l'égard des êtres, des choses, des occupations, des
arts, des pays, était en vérité si universelle, que, si elle a aimé
l'argent, ce que je ne crois pas, elle n'a pas pu l'aimer plus longtemps
que le reste. Quand elle disait: «Ah! si j'avais trois cent mille
francs de rente! » même si elle exprimait une pensée mauvaise mais
bien peu durable, elle n'eût pu s'y rattacher plus longtemps qu'au
désir d'aller aux Rochers, dont l'édition de Mme de Sévigné de ma
grand'mère lui avait montré l'image, de retrouver une amie de golf, de
monter en aéroplane, d'aller passer la Noël avec sa tante, ou de se
remettre à la peinture.
Nous revînmes très tard dans une nuit où, çà et là, au bord du
chemin, un pantalon rouge à côté d'un jupon révélait des couples
amoureux. Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Aux
monuments de Paris s'était substitué, pur, linéaire, sans épaisseur,
le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pour une ville
détruite dont on eût voulu relever l'image. Mais, au bord de celle-ci,
s'élevait avec une telle douceur la bordure bleu-pâle sur laquelle
elle se détachait que les yeux altérés cherchaient partout encore un
peu de cette nuance délicieuse qui leur était trop avarement mesurée:
il y avait clair de lune. Albertine l'admira. Je n'osai lui dire que
j'en aurais mieux joui si j'avais été seul ou à la recherche d'une
inconnue. Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair
de lune, lui montrant comment d'argenté qu'il était autrefois, il
était devenu bleu avec Chateaubriand, avec le Victor Hugo
d'_Evircidnus_ et de la _Fête chez Thérèse_, pour redevenir jaune et
métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle. Puis lui rappelant
l'image qui figure le croissant de la lune à la fin de _Booz endormi_,
je lui récitai toute la pièce. Nous rentrâmes. Le beau temps cette
nuit-là fit un bond en avant comme un thermomètre monte à la chaleur.
Par les matins tôt levés de printemps qui suivirent, j'entendais les
tramways cheminer, à travers les parfums, dans l'air auquel la chaleur
se mélangeait de plus en plus jusqu'à ce qu'il arrivât à la
solidification et à la densité de midi. Quand l'air onctueux avait
achevé d'y vernir et d'y isoler l'odeur du lavabo, l'odeur de
l'armoire, l'odeur du canapé, rien qu'à la netteté avec laquelle,
verticales et debout, elles se tenaient en tranches juxtaposées et
distinctes, dans un clair-obscur nacré qui ajoutait un glacé plus doux
au reflet des rideaux et des fauteuils de satin bleu, je me voyais, non
par un simple caprice de mon imagination, mais parce que c'était
effectivement possible, suivant dans quelque quartier neuf de la
banlieue, pareil à celui où à Balbec habitait Bloch, les rues
aveuglées de soleil et y trouvant non les fades boucheries et la
blanche pierre de taille, mais la salle à manger de campagne où je
pourrais arriver tout à l'heure, et les odeurs que j'y trouverais en
arrivant, l'odeur du compotier de cerises et d'abricots, du cidre, du
fromage de gruyère, tenues en suspens dans la lumineuse congélation de
l'ombre qu'elles veinent délicatement comme l'intérieur d'une agate,
tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des
arcs-en-ciel, ou piquent çà et là sur la toile cirée des ocellures
de paon. Comme un vent qui s'enfle avec une progression régulière,
j'entendais avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentais son
odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont
toujours des matérialistes) et à qui elle gâte la campagne, et à
certains penseurs, (matérialistes à leur manière aussi), qui, croyant
à l'importance du fait, s'imaginent que l'homme serait plus heureux,
capable d'une poésie plus haute, si ses yeux étaient susceptibles de
voir plus de couleurs, ses narines de connaître plus de parfums,
travestissement philosophique de l'idée naïve de ceux qui croient que
la vie était plus belle quand on portait, au lieu de l'habit noir, de
somptueux costumes. Mais pour moi (de même qu'un arôme, déplaisant en
soi peut-être, de naphtaline et de vétiver, m'eût exalté en me
rendant la pureté bleue de la mer le jour de mon arrivée à Balbec),
cette odeur de pétrole qui, avec la fumée s'échappant de la machine,
s'était tant de fois évanouie dans le pâle azur, par ces jours
brûlants où j'allais de Saint-Jean de la Haise à Gourville, comme
elle m'avait suivi dans mes promenades pendant ces après-midis d'été
où Albertine était à peindre, faisait fleurir maintenant, de chaque
côté de moi, bien que je fusse dans ma chambre obscure, les bleuets,
les coquelicots et les trèfles incarnat, m'enivrait comme une odeur de
campagne, non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est apposée
devant les aubépines et qui, retenue par ses éléments onctueux et
denses, flotte avec une certaine stabilité devant la haie, mais comme
une odeur devant quoi fuyaient les routes, changeait l'aspect du sol,
accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se décuplaient les
forces, une odeur qui était comme un symbole de bondissement et de
puissance et qui renouvelait le désir que j'avais eu à Balbec de
monter dans la cage de cristal et d'acier, mais cette fois pour aller
non plus faire des visites dans des demeures familières avec une femme
que je connaissais trop, mais faire l'amour dans des lieux nouveaux avec
une femme inconnue. Odeur qu'accompagnait à tout moment l'appel des
trompes d'automobile qui passaient, sur lequel j'adaptais des paroles
comme une sonnerie militaire: «Parisien lève-toi, lève-toi, viens
déjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à l'ombre
sous les arbres, avec une belle fille; lève-toi, lève-toi. » Et toutes
ces rêveries m'étaient si agréables que je me félicitais de la
«sévère loi» qui faisait que tant que je n'aurais pas appelé, aucun
«timide mortel», fût-ce Françoise, fût-ce Albertine, ne s'aviserait
de venir me troubler «au fond de ce palais» où «une majesté
terrible affecte à mes sujets de me rendre invisible». Mais tout à
coup le décor changea; ce ne fut plus le souvenir d'anciennes
impressions, mais d'un ancien désir, tout récemment réveillé encore
par la robe bleue et or de Fortuny, qui étendit devant moi, un autre
printemps, un printemps non plus du tout feuillu mais subitement
dépouillé au contraire de ses arbres et de ses fleurs par ce nom que
je venais de me dire: Venise, un printemps décanté, qui est réduit à
son essence, et traduit l'allongement, réchauffement, l'épanouissement
graduel de ses jours par la fermentation progressive, non plus d'une
terre impure, mais d'une eau vierge et bleue, printanière sans porter
de corolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par des
reflets, travaillée par lui, s'accordant exactement à lui dans la
nudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. Aussi bien, pas plus
que les saisons à ses bras de mer infleurissables, les modernes années
n'apportent de changement à la cité gothique; je le savais, je ne
pouvais l'imaginer, mais, voilà ce que je voulais contempler de ce
même désir qui jadis, quand j'étais enfant, dans l'ardeur même du
départ, avait brisé en moi la force de partir; je voulais me trouver
face à face avec mes imaginations vénitiennes, voir comment cette mer
divisée enserrait de ses méandres, comme les replis du fleuve Océan,
une civilisation urbaine et raffinée, mais qui, isolée par leur
ceinture azurée, s'était développée à part, avait eu à part ses
écoles de peinture et d'architecture, admirer ce jardin fabuleux de
fruits et d'oiseaux de pierre de couleur, fleuri au milieu de la mer qui
venait le rafraîchir, frappait de son flux le fût des colonnes et, sur
le puissant relief des chapiteaux, comme un regard de sombre azur qui
veille dans l'ombre, posait par taches et faisait remuer
perpétuellement la lumière. Oui, il fallait partir, c'était le
moment. Depuis qu'Albertine n'avait plus l'air d'être fâchée contre
moi, sa possession ne me semblait plus un bien en échange duquel on est
prêt à donner tous les autres. Car nous ne l'aurions fait que pour
nous débarrasser d'un chagrin, d'une anxiété, qui étaient apaisés
maintenant. Nous avons réussi à traverser le cerceau de toile, à
travers lequel nous avons cru un moment que nous ne pourrions jamais
passer. Nous avons éclairci l'orage, ramené la sérénité du sourire.
Le mystère angoissant d'une haine sans cause connue et peut-être sans
fin est dissipé. Dès lors nous nous retrouvons face à face avec le
problème, momentanément écarté, d'un bonheur que nous savons
impossible. Maintenant que la vie avec Albertine était redevenue
possible, je sentais que je ne pourrais en tirer que des malheurs,
puisqu'elle ne m'aimait pas; mieux valait la quitter sur la douceur de
son consentement que je prolongerais par le souvenir. Oui, c'était le
moment; il fallait m'informer bien exactement de la date où Andrée
allait quitter Paris, agir énergiquement auprès de Madame Bontemps de
manière à être bien certain qu'à ce moment-là Albertine ne pourrait
aller ni en Hollande, ni à Montjouvain. Il arriverait, si nous savions
mieux analyser nos amours, de voir que souvent les femmes ne nous
plaisent qu'à cause du contrepoids d'hommes à qui nous avons à les
disputer, bien que nous souffrions jusqu'à mourir d'avoir à les leur
disputer; le contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en a
un exemple douloureux et préventif dans cette prédilection des hommes
pour les femmes qui, avant de les connaître, ont commis des fautes,
pour ces femmes qu'ils sentent enlisées dans le danger et qu'il leur
faut, pendant toute la durée de leur amour, reconquérir; un exemple
postérieur au contraire, et nullement dramatique celui-là, dans
l'homme qui, sentant s'affaiblir son goût pour la femme qu'il aime,
applique spontanément les règles qu'il a dégagées, et pour être
sûr qu'il ne cesse pas d'aimer la femme, la met dans un milieu
dangereux où il lui faut la protéger chaque jour. (Le contraire des
hommes qui exigent qu'une femme renonce au théâtre, bien que
d'ailleurs ce soit parce qu'elle avait été au théâtre qu'ils l'ont
aimée).
Quand ainsi le départ d'Albertine n'aurait plus d'inconvénients, il
faudrait choisir un jour de beau temps comme celui-ci--il allait y en
avoir beaucoup--où elle me serait indifférente, où je serais tenté
de mille désirs, il faudrait la laisser sortir sans la voir, puis me
levant, me préparant vite, lui laisser un mot, en profitant de ce que,
comme elle ne pourrait à cette époque aller en nul lieu qui m'agitât,
je pourrais réussir, en voyage, à ne pas me représenter les actions
mauvaises qu'elle pourrait faire,--et qui me semblaient en ce moment
bien indifférentes du reste,--et sans l'avoir revue, partir pour
Venise.
Je sonnai Françoise pour lui demander de m'acheter un guide et un
indicateur, comme j'avais fait enfant, quand j'avais voulu déjà
préparer un voyage à Venise, réalisation d'un désir aussi violent
que celui que j'avais en ce moment; j'oubliais que, depuis, il en était
un que j'avais atteint, sans aucun plaisir, le désir de Balbec, et que
Venise, étant aussi un phénomène visible, ne pourrait probablement
pas plus que Balbec réaliser un rêve ineffable, celui du temps
gothique, actualisé d'une mer printanière, et qui venait d'instant en
instant frôler mon esprit d'une image enchantée, caressante,
insaisissable, mystérieuse et confuse. Françoise ayant entendu mon
coup de sonnette entra, assez inquiète de la façon dont je prendrais
ses paroles et sa conduite. «J'étais bien ennuyée, me dit-elle, que
Monsieur sonne si tard aujourd'hui. Je ne savais pas ce que je devais
faire. Ce matin à huit heures mademoiselle Albertine m'a demandé ses
malles, j'osais pas y refuser, j'avais peur que Monsieur me dispute si
je venais l'éveiller. J'ai eu beau la catéchismer, lui dire d'attendre
une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner; elle
n'a pas voulu, elle m'a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf
heures elle est partie. » Alors--tant on peut ignorer ce qu'on a en soi,
puisque j'étais persuadé de mon indifférence pour Albertine--mon
souffle fut coupé, je tins mon cœur de mes deux mains brusquement
mouillées par une certaine sueur que je n'avais jamais connue depuis la
révélation que mon amie m'avait faite dans le petit tram relativement
à l'amie de Mademoiselle Vinteuil, sans que je pusse dire autre chose
que: «Ah! très bien, vous avez bien fait naturellement de ne pas
m'éveiller, laissez-moi un instant, je vais vous sonner tout à
l'heure.
étrange pour moi de penser que c'était elle, elle que j'avais cru si
longtemps impossible même à connaître, qui aujourd'hui, bête sauvage
domestiquée, rosier à qui j'avais fourni le tuteur, le cadre,
l'espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près
de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules
que j'avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs
de golf, s'appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier
jour j'avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son
adolescence les pédales d'une bicyclette, montaient et descendaient
tour à tour sur celles du pianola où Albertine devenue d'une
élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c'était de
moi qu'elle lui venait, posait ses souliers en toile d'or. Ses doigts,
jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme
ceux d'une Sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit, était
plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe
paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de
profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même,
chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient un tel
brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s'enlever
et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à
l'hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand
désir de l'embrasser; j'en prolongeais chaque surface au delà de ce
que j'en pouvais voir et sous ce qui me le cachait et ne me faisait que
mieux sentir--paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui
cachait le haut des joues--le relief de ces plans superposés. Ses yeux
luisaient comme, dans un minerai où l'opale est encore engaînée, les
deux plaques seules encore polies, qui, devenues plus brillantes que du
métal, font apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les
surplombe, comme les ailes de soie mauve d'un papillon qu'on aurait mis
sous verre. Ses cheveux noirs et crespelés, montrant des ensembles
différents selon qu'elle se tournait vers moi pour me demander ce
qu'elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe,
large à sa base, noire, empennée et triangulaire, tantôt tressant le
relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de
crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si
riche et si multiple, semblaient dépasser la variété que réalise
habituellement la nature, et répondre plutôt au désir d'un sculpteur
qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue,
le fondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage, en
les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et comme la
rotation du visage lisse et rose, du mat verni d'un bois peint. Et par
contraste avec tant de relief, par l'harmonie aussi qui les unissait à
elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur
utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d'orgue,
la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n'être
plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien,
œuvre d'art qui, tout à l'heure, par une douce magie, allait se
détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse
et rose. Mais non, Albertine n'était nullement pour moi une œuvre
d'art. Je savais ce que c'était qu'admirer une femme d'une façon
artistique, j'avais connu Swann. De moi-même d'ailleurs j'étais, de
n'importe quelle femme qu'il s'agît, incapable de le faire, n'ayant
aucune espèce d'esprit d'observation extérieure, ne sachant jamais ce
qu'était ce que je voyais, et j'étais émerveillé quand Swann
ajoutait rétrospectivement pour moi une dignité artistique--en la
comparant, comme il se plaisait à le faire galamment devant elle-même,
à quelque portrait de Luini, en retrouvant dans sa toilette, la robe ou
les bijoux d'un tableau de Giorgione--à une femme qui m'avait semblé
insignifiante. Rien de tel chez moi. Le plaisir et la peine qui me
venaient d'Albertine ne prenaient jamais pour m'atteindre le détour du
goût et de l'intelligence; même, pour dire vrai, quand je commençais
à regarder Albertine comme un ange musicien merveilleusement patiné et
que je me félicitais de posséder, elle ne tardait pas à me devenir
indifférente; je m'ennuyais bientôt auprès d'elle, mais ces
instants-là duraient peu: on n'aime que ce en quoi on poursuit quelque
chose d'inaccessible, on n'aime que ce qu'on ne possède pas, et bien
vite, je me remettais à me rendre compte que je ne possédais pas
Albertine. Dans ses yeux je voyais passer tantôt l'espérance, tantôt
le souvenir, peut-être le regret, de joies que je ne devinais pas,
auxquelles dans ce cas elle préférait renoncer plutôt que de me les
dire, et que, n'en saisissant que certaines lueurs dans ses prunelles,
je n'apercevais pas plus que le spectateur qu'on n'a pas laissé entrer
dans la salle et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne peut rien
apercevoir de ce qui se passe sur la scène. Je ne sais si c'était le
cas pour elle, mais c'est une étrange chose, comme un témoignage chez
les plus incrédules d'une croyance au bien, que cette persévérance
dans le mensonge qu'ont tous ceux qui nous trompent. On aurait beau leur
dire que leur mensonge fait plus de peine que l'aveu, ils auraient beau
s'en rendre compte, qu'ils mentiraient encore l'instant d'après, pour
rester conformes à ce qu'ils nous ont dit d'abord que nous étions pour
eux. C'est ainsi qu'un athée qui tient à la vie, se fait tuer pour no
pas donner un démenti à l'idée qu'on a de sa bravoure. Pendant ces
heures, quelquefois je voyais flotter sur elle, dans ses regards, dans
sa moue, dans son sourire, le reflet de ces spectacles intérieurs dont
la contemplation la faisait ces soirs-là dissemblable, éloignée de
moi à qui ils étaient refusés. «À quoi pensez-vous, ma chérie? »
«Mais à rien. » Quelque fois, pour répondre à ce reproche que je lui
faisais de ne me rien dire, tantôt elle me disait des choses qu'elle
n'ignorait pas que je savais aussi bien que tout le monde (comme ces
hommes d'État qui ne vous annonceraient pas la plus petite nouvelle,
mais vous parlent en revanche de celle qu'on a pu lire dans les journaux
de la veille), tantôt elle me racontait sans précision aucune, en des
sortes de fausses confidences, des promenades en bicyclette qu'elle
faisait à Balbec, l'année avant de me connaître. Et comme si j'avais
deviné juste autrefois, en inférant de lui qu'elle devait être une
jeune fille très libre, faisant de très longues parties, l'évocation
qu'elle faisait de ces promenades insinuait entre les lèvres
d'Albertine ce même mystérieux sourire qui m'avait séduit les
premiers jours sur la digue de Balbec. Elle me parlait aussi de ces
promenades qu'elle avait faites avec des amies, dans la campagne
hollandaise, de ses retours le soir à Amsterdam, à des heures
tardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qu'elle
connaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux, dont
je croyais voir se refléter dans les yeux brillants d'Albertine, comme
dans les glaces incertaines d'une rapide voiture, les feux innombrables
et fuyants. Comme la soi-disant curiosité esthétique mériterait
plutôt le nom d'indifférence auprès de la curiosité douloureuse,
inlassable, que j'avais des lieux où Albertine avait vécu, de ce
qu'elle avait pu faire tel soir, des sourires, des regards qu'elle avait
eus, des mots qu'elle avait dits, des baisers qu'elle avait reçus. Non,
jamais la jalousie que j'avais eue un jour de Saint-Loup, si elle avait
persisté, ne m'eût donné cette immense inquiétude. Cet amour entre
femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait
d'imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité. Que
de gens, que de lieux (même qui ne la concernaient pas directement, de
vagues lieux de plaisir où elle avait pu en goûter), que de milieux
(où il y a beaucoup de monde, où on est frôlé) Albertine--comme une
personne qui faisant passer sa suite, toute une société, au contrôle
devant elle, la fait entrer au théâtre,--du seuil de mon imagination
ou de mon souvenir, où je ne me souciais pas d'eux, avait introduits
dans mon cœur! Maintenant la connaissance que j'avais d'eux était
interne, immédiate, spasmodique, douloureuse. L'amour, c'est l'espace
et le temps rendus sensibles au cœur.
Et peut-être pourtant, entièrement fidèle je n'eusse pas souffert
d'infidélités que j'eusse été incapable de concevoir, mais ce qui me
torturait à imaginer chez Albertine, c'était mon propre désir
perpétuel de plaire à de nouvelles femmes, d'ébaucher de nouveaux
romans, c'était de lui supposer ce regard que je n'avais pu, l'autre
jour, même à côté d'elle, m'empêcher de jeter sur les jeunes
cyclistes assises aux tables du bois de Boulogne. Comme il n'est de
connaissance, on peut presque dire qu'il n'est de jalousie que de
soi-même. L'observation compte peu. Ce n'est que du plaisir ressenti
par soi-même qu'on peut tirer savoir et douleur.
Par instants, dans les yeux d'Albertine, dans la brusque inflammation de
son teint, je sentais comme un éclair de chaleur passer furtivement
dans des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel, et où
évoluaient les souvenirs, à moi inconnus, d'Albertine. Alors cette
beauté qu'en pensant aux années successives où j'avais connu
Albertine soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais
trouvée depuis peu et qui consistait en ce que mon amie se développait
sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté
prenait pour moi quelque chose de déchirant. Alors sous ce visage
rosissant, je sentais se creuser comme un gouffre l'inexhaustible espace
des soirs où je n'avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre
Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains; je pouvais la
caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j'eusse
manié une pierre qui enferme la saline des océans immémoriaux ou le
rayon d'une étoile, je sentais que je touchais seulement l'enveloppe
close d'un être qui par l'intérieur accédait à l'infini. Combien je
souffrais de cette position où nous a réduits l'oubli de la nature
qui, en instituant la division des corps, n'a pas songé à rendre
possible l'interpénétration des âmes (car si son corps était au
pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée). Et je
me rendais compte qu'Albertine n'était pas même pour moi la
merveilleuse captive dont j'avais cru enrichir ma demeure, tout en y
cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me
voir et qui ne la soupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la
chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu'il
tenait enfermée dans une bouteille la Princesse de la Chine; m'invitant
sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du
passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. Et s'il a
fallu que je perdisse pour elle des années, ma fortune,--et pourvu que
je puisse me dire, ce qui n'est pas sûr, hélas, qu'elle n'y a, elle,
pas perdu,--je n'ai rien à regretter. Sans doute la solitude eût mieux
valu, plus féconde, moins douloureuse. Mais si j'avais mené la vie de
collectionneur que me conseillait Swann, (que me reprochait de ne pas
connaître M. de Charlus, quand avec un mélange d'esprit, d'insolence
et de goût il me disait: «Comme c'est laid chez vous! ») quelles
statues, quels tableaux longuement poursuivis, enfin possédés, ou
même, à tout mettre au mieux, contemplés avec désintéressement,
m'eussent, comme la petite blessure qui se cicatrisait assez vite, mais
que la maladresse inconsciente d'Albertine, des indifférents, ou de mes
propres pensées ne tardaient pas à rouvrir, donné accès hors de
moi-même, sur ce chemin de communication privé, mais qui donne sur la
grande route où passe ce que nous ne connaissons que du jour où nous
en avons souffert, la vie des autres?
Quelquefois il faisait un si beau clair de lune, qu'une heure après
qu'Albertine était couchée, j'allais jusqu'à son lit pour lui dire de
regarder la fenêtre. Je suis sûr que c'est pour cela que j'allais dans
sa chambre et non pour m'assurer qu'elle y était bien. Quelle apparence
qu'elle pût et souhaitât s'en échapper? Il eût fallu une collusion
invraisemblable avec Françoise. Dans la chambre sombre, je ne voyais
rien que sur la blancheur de l'oreiller un mince diadème de cheveux
noirs. Mais j'entendais la respiration d'Albertine. Son sommeil était
si profond que j'hésitais d'abord à aller jusqu'au lit. Puis, je
m'asseyais au bord. Le sommeil continuait de couler avec le même
murmure. Ce qui est impossible à dire c'est à quel point ses réveils
étaient gais. Je l'embrassais, je la secouais. Aussitôt elle
s'arrêtait de dormir, mais, sans même l'intervalle d'un instant,
éclatait de rire, me disant en nouant ses bras à mon cou: «J'étais
justement en train de me demander si tu ne viendrais pas», et elle
riait tendrement de plus belle. On aurait dit que sa tête charmante,
quand elle dormait, n'était pleine que de gaîté, de tendresse et de
rire. Et en l'éveillant j'avais seulement, comme quand on ouvre un
fruit, fait fuser le jus jaillissant qui désaltère.
L'hiver cependant finissait; la belle saison revint, et souvent comme
Albertine venait seulement de me dire bonsoir, ma chambre, mes rideaux,
le mur au-dessus des rideaux étant encore tout noirs, dans le jardin
des religieuses voisines, j'entendais, riche et précieuse dans le
silence comme un harmonium d'église, la modulation d'un oiseau inconnu
qui, sur le mode lydien, chantait déjà matines et au milieu de mes
ténèbres mettait la riche note éclatante du soleil qu'il voyait. Une
fois même, nous entendîmes tout d'un coup la cadence régulière d'un
appel plaintif. C'étaient les pigeons qui commençaient à roucouler.
«Cela prouve qu'il fait déjà jour», dit Albertine; et le sourcil
presque froncé, comme si elle manquait en vivant chez moi les plaisirs
de la belle saison, «le printemps est commencé pour que les pigeons
soient revenus». La ressemblance entre leur roucoulement et le chant du
coq était aussi profonde et aussi obscure que, dans le septuor de
Vinteuil, la ressemblance entre le thème de l'adagio et celui du
dernier morceau, qui est bâti sur le même thème-clef que le premier
mais tellement transformé par les différences de tonalité, de mesure,
que le public profane s'il ouvre un ouvrage sur Vinteuil, est étonné
de voir qu'ils sont bâtis tous trois sur les quatre mêmes notes,
quatre notes qu'il peut d'ailleurs jouer d'un doigt au piano sans
retrouver aucun des trois morceaux. Tel ce mélancolique morceau
exécuté par les pigeons était une sorte de chant du coq en mineur,
qui ne s'élevait pas vers le ciel, ne montait pas verticalement, mais
régulier comme le braiement d'un âne, enveloppé de douceur, allait
d'un pigeon à l'autre sur une même ligne horizontale, et jamais ne se
redressait, ne changeait sa plainte latérale en ce joyeux appel
qu'avaient poussé tant de fois l'allegro de l'introduction et le
finale.
Bientôt les nuits raccourcirent davantage et avant les heures anciennes
du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de ma fenêtre la
blancheur quotidiennement accrue du jour. Si je me résignais à laisser
encore mener à Albertine cette vie, où, malgré ses dénégations, je
sentais qu'elle avait l'impression d'être prisonnière, c'était
seulement parce que chaque jour j'étais sûr que le lendemain je
pourrais me mettre, en même temps qu'à travailler, à me lever, à
sortir, à préparer un départ pour quelque propriété que nous
achèterions et où Albertine pourrait mener plus librement et sans
inquiétude pour moi la vie de campagne ou de mer, de navigation ou de
chasse, qui lui plairait. Seulement, le lendemain, ce temps passé que
j'aimais et détestais tour à tour en Albertine, il arrivait que (comme
quand il est le présent, entre lui et nous, chacun, par intérêt, ou
politesse, ou pitié, travaille à tisser un rideau de mensonges que
nous prenons pour la réalité), rétrospectivement une des heures qui
le composaient, et même de celles que j'avais cru connaître, me
présentait tout d'un coup un aspect qu'on n'essayait plus de me voiler
et qui était alors tout différent de celui sous lequel elle m'était
apparue. Derrière tel regard, à la place de la bonne pensée que
j'avais cru y voir autrefois, c'était un désir insoupçonné
jusque-là qui se révélait, m'aliénant une nouvelle partie de ce
cœur d'Albertine que j'avais cru assimilé au mien. Par exemple, quand
Andrée avait quitté Balbec au mois de juillet, Albertine ne m'avait
jamais dit qu'elle dût bientôt la revoir, et je pensais qu'elle
l'avait revue même plus tôt qu'elle n'eût cru, puisque, à cause de
la grande tristesse que j'avais eue à Balbec, cette nuit du 14
septembre, elle m'avait fait ce sacrifice de ne pas y rester et de
revenir tout de suite à Paris. Quand elle était arrivée le 15, je lui
avais demandé d'aller voir Andrée et lui avais dit: «A-t-elle été
contente de vous revoir? » Or un jour Mme Bontemps était venue pour
apporter quelque chose à Albertine; je la vis un instant et lui dis
qu'Albertine était sortie avec Andrée: «Elles sont allées se
promener dans la campagne. » «Oui, me répondit Mme Bontemps. Albertine
n'est pas difficile en fait de campagne. Ainsi il y a trois ans, tous
les jours il fallait aller aux Buttes-Chaumont. » À ce nom de
Buttes-Chaumont, où Albertine m'avait dit n'être jamais allée, ma
respiration s'arrêta un instant. La réalité est la plus habile des
ennemies. Elle prononce ses attaques sur les points de notre cœur où
nous ne les attendions pas, et où nous n'avions pas préparé de
défense. Albertine avait-elle menti à sa tante, alors, en lui disant
qu'elle allait tous les jours aux Buttes-Chaumont, à moi, depuis, en me
disant qu'elle ne les connaissait pas? «Heureusement, ajouta Mme
Bontemps, que cette pauvre Andrée va bientôt partir pour une campagne
plus vivifiante, pour la vraie campagne, elle en a bien besoin, elle a
si mauvaise mine. Il est vrai qu'elle n'a pas eu cet été le temps
d'air qui lui est nécessaire. Pensez qu'elle a quitté Balbec à la fin
de juillet, croyant revenir en septembre, et comme son frère s'est
démis le genou, elle n'a pas pu revenir. » Alors Albertine l'attendait
à Balbec et me l'avait caché. Il est vrai que c'était d'autant plus
gentil de m'avoir proposé de revenir. À moins que. . . «Oui, je me
rappelle qu'Albertine m'avait parlé de cela (ce n'était pas vrai).
Quand donc a eu lieu cet accident? Tout cela est un peu brouillé dans
ma tête. » «Mais à mon sens, il a eu lieu juste à point, car un jour
plus tard, la location de la villa était commencée et la grand'mère
d'Andrée aurait été obligée de payer un mois inutile. Il s'est
cassé la jambe le 14 septembre, elle a eu le temps de télégraphier à
Albertine le 15 au matin qu'elle ne viendrait pas et Albertine de
prévenir l'agence. Un jour plus tard, cela courait jusqu'au 15
octobre. » Ainsi sans doute quand Albertine changeant d'avis, m'avait
dit: «Partons ce soir», ce qu'elle voyait c'était un appartement,
celui de la grand'mère d'Andrée, où, dès notre retour, elle allait
pouvoir retrouver l'amie que, sans que je m'en doutasse, elle avait cru
revoir bientôt à Balbec. Les paroles si gentilles, pour revenir avec
moi, qu'elle avait eues, en contraste avec son opiniâtre refus d'un peu
avant, j'avais cherché à les attribuer à un revirement de son bon
cœur. Elles étaient tout simplement le reflet d'un changement
intervenu dans une situation que nous ne connaissons pas, et qui est
tout le secret de la variation de la conduite des femmes qui ne nous
aiment pas. Elles nous refusent obstinément un rendez-vous pour le
lendemain, parce qu'elles sont fatiguées, parce que leur grand-père
exige qu'elles dînent chez lui: «Mais venez après», insistons-nous.
«Il me retient très tard. II pourra me raccompagner. » Simplement
elles ont un rendez-vous avec quelqu'un qui leur plaît. Soudain
celui-ci n'est plus libre. Et elles viennent nous dire le regret de nous
avoir fait de la peine, qu'envoyant promener leur grand-père, elles
resteront auprès de nous, ne tenant à rien d'autre. J'aurais dû
reconnaître ces phrases dans le langage que m'avait tenu Albertine, le
jour de mon départ de Balbec, mais pour interpréter ce langage
j'aurais dû me souvenir alors de deux traits particuliers du caractère
d'Albertine qui me revenaient maintenant à l'esprit, l'un pour me
consoler, l'autre pour me désoler, car nous trouvons de tout dans notre
mémoire; elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie,
où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt
sur un poison dangereux. Le premier trait, le consolant, fut cette
habitude de faire servir une même action au plaisir de plusieurs
personnes, cette utilisation multiple de ce qu'elle faisait, qui était
caractéristique chez Albertine. C'était bien dans son caractère,
revenant à Paris (le fait qu'Andrée ne revenait pas pouvait lui rendre
incommode de rester à Balbec sans que cela signifiât qu'elle ne
pouvait pas se passer d'Andrée), de tirer de ce seul voyage une
occasion de toucher deux personnes qu'elle aimait sincèrement, moi, en
me faisant croire que c'était pour ne pas me laisser seul, pour que je
ne souffrisse pas, par dévouement pour moi, Andrée, en la persuadant
que, du moment qu'elle ne venait pas à Balbec, elle ne voulait pas y
rester un instant de plus, qu'elle n'avait prolongé son séjour que
pour la voir et qu'elle accourait dans l'instant vers elle. Or, le
départ d'Albertine avec moi succédait en effet d'une façon si
immédiate d'une part à mon chagrin, à mon désir de revenir à Paris,
d'autre part à la dépêche d'Andrée, qu'il était tout naturel
qu'Andrée et moi, ignorant respectivement elle mon chagrin, moi sa
dépêche, nous eussions pu croire que le départ d'Albertine était
l'effet de la seule cause que chacun de nous connût et qu'il suivait en
effet à si peu d'heures de distance et si inopinément. Et dans ce cas,
je pouvais encore croire que m'accompagner avait été le but réel
d'Albertine, qui n'avait pas voulu négliger pourtant une occasion de
s'en faire un titre à la gratitude d'Andrée. Mais malheureusement je
me rappelai presque aussitôt un autre trait de caractère d'Albertine,
et qui était la vivacité avec laquelle la saisissait la tentation
irrésistible d'un plaisir. Or je me rappelais, quand elle eut décidé
de partir, quelle impatience elle avait d'arriver au tram, comme elle
avait bousculé le Directeur qui, en cherchant à nous retenir, aurait
pu nous faire manquer l'omnibus, les haussements d'épaule de connivence
qu'elle me faisait et dont j'avais été si touché, quand, dans le
tortillard, M. de Cambremer nous avait demandé si nous ne pouvions pas
«remettre à huitaine». Oui, ce qu'elle voyait devant ses yeux à ce
moment-là, ce qui la rendait si fiévreuse de partir, ce qu'elle était
impatiente de retrouver, c'était cet appartement inhabité que j'avais
vu une fois, appartenant à la grand'mère d'Andrée, laissé à la
garde d'un vieux valet de chambre, appartement luxueux, en plein midi,
mais si vide, si silencieux que le soleil avait l'air de mettre des
housses sur le canapé, sur les fauteuils de la chambre où Albertine et
Andrée demanderaient au gardien respectueux, peut-être naïf,
peut-être complice, de les laisser se reposer. Je la voyais tout le
temps maintenant, vide, avec un lit ou un canapé, cette chambre, où,
chaque fois qu'Albertine avait l'air pressé et sérieux, elle partait
pour retrouver son amie, sans doute arrivée avant elle parce qu'elle
était plus libre. Je n'avais jamais pensé jusque-là à cet
appartement qui maintenant avait pour moi une horrible beauté.
L'inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, que chaque
découverte scientifique ne fait que reculer mais n'annule pas. Un
jaloux exaspère celle qu'il aime en la privant de mille plaisirs sans
importance, mais ceux qui sont le fond de la vie de celle-ci, elle les
abrite là où, dans les moments où son intelligence croit montrer le
plus de perspicacité et où les tiers le renseignent le mieux, il n'a
pas idée de chercher. Enfin du moins Andrée allait partir. Mais je ne
voulais pas qu'Albertine pût me mépriser, comme ayant été dupe
d'elle et d'Andrée. Un jour ou l'autre, je le lui dirais. Et ainsi je
la forcerais peut-être à me parler plus franchement, en lui montrant
que j'étais informé, tout de même, des choses qu'elle me cachait.
Mais je ne voulais pas lui parler de cela encore, d'abord parce que, si
près de sa visite de sa tante, elle eût compris d'où me venait mon
information, eût tari cette source et n'en eût pas redouté
d'inconnues. Ensuite parce que je ne voulais pas risquer, tant que je ne
serais pas absolument certain de garder Albertine aussi longtemps que je
voudrais, de causer en elle trop de colères qui auraient pu avoir pour
effet de lui faire désirer me quitter. Il est vrai que si je
raisonnais, cherchais la vérité, pronostiquais l'avenir d'après ses
paroles, lesquelles approuvaient toujours tous mes projets, exprimant
combien elle aimait cette vie, combien sa claustration la privait peu,
je ne doutais pas qu'elle restât toujours auprès de moi. J'en étais
même fort ennuyé, je sentais m'échapper la vie, l'univers, auxquels
je n'avais jamais goûté, échangés contre une femme dans laquelle je
ne pouvais plus rien trouver de nouveau. Je ne pouvais même pas aller
à Venise, où, pendant que je serais couché, je serais trop torturé
par la crainte des avances que pourraient lui faire le gondolier, les
gens de l'hôtel, les Vénitiennes. Mais si je raisonnais au contraire
d'après l'autre hypothèse, celle qui s'appuyait non sur les paroles
d'Albertine, mais sur des silences, des regards, des rougeurs, des
bouderies, et même des colères, dont il m'eût été bien facile de
lui montrer qu'elles étaient sans cause et dont j'aimais mieux avoir
l'air de ne pas m'apercevoir, alors je me disais que cette vie lui
était insupportable, que tout le temps elle se trouvait privée de ce
qu'elle aimait, et que fatalement elle me quitterait un jour. Tout ce
que je voulais, si elle le faisait, c'était que je pusse choisir le
moment où cela ne me serait pas trop pénible, et puis dans une saison
où elle ne pourrait aller dans aucun des endroits où je me
représentais ses débauches, ni à Amsterdam, ni chez Andrée qu'elle
retrouverait, il est vrai, quelques mois plus tard. Mais d'ici là je me
serais calmé et cela me serait devenu indifférent. En tous cas, il
fallait attendre pour y songer que fût guérie la petite rechute
qu'avait causée la découverte des raisons pour lesquelles Albertine,
à quelques-heures de distance, avait voulu ne pas quitter, puis quitter
immédiatement Balbec. Il fallait laisser le temps de disparaître aux
symptômes qui ne pouvaient aller qu'en s'atténuant si je n'apprenais
rien de nouveau, mais qui étaient encore trop aigus pour ne pas rendre
plus douloureuse, plus difficile, une opération de rupture, reconnue
maintenant inévitable, mais nullement urgente et qu'il valait mieux
pratiquer «à froid». Ce choix du moment, j'en étais le maître, car
si elle voulait partir avant que je l'eusse décidé, au moment où elle
m'annoncerait qu'elle avait assez de cette vie, il serait toujours temps
d'aviser à combattre ses raisons, de lui laisser plus de liberté, de
lui promettre quelque grand plaisir prochain qu'elle souhaiterait
elle-même d'attendre, voire, si je ne trouvais de recours qu'on son
cœur, de lui assurer mon chagrin. J'étais donc bien tranquille à ce
point de vue, n'étant pas d'ailleurs en cela très logique avec
moi-même. Car, dans les hypothèses où je ne tenais précisément pas
compte des choses qu'elle disait et qu'elle annonçait, je supposais
que, quand il s'agirait de son départ, elle me donnerait d'avance ses
raisons, me laisserait les combattre et les vaincre. Je sentais que ma
vie avec Albertine n'était pour ma part, quand je n'étais pas jaloux,
qu'ennui, pour l'autre part, quand j'étais jaloux, que souffrance. À
supposer qu'il y eût du bonheur, il ne pouvait durer. J'étais dans le
même esprit de sagesse qui m'inspirait à Balbec, quand, le soir où
nous avions été heureux après la visite de Mme de Cambremer, je
voulais la quitter, parce que je savais qu'à prolonger, je ne gagnerais
rien. Seulement, maintenant encore, je m'imaginais que le souvenir que
je garderais d'elle serait comme une sorte de vibration prolongée par
une pédale de la dernière minute de notre séparation. Aussi je tenais
à choisir une minute douce, afin que ce fût elle qui continuât à
vibrer en moi. Il ne fallait pas être trop difficile, attendre trop, il
fallait être sage. Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de
ne pas attendre quelques jours de plus, jusqu'à ce qu'une minute
acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir avec
cette même révolte que j'avais autrefois quand maman s'éloignait de
mon lit sans me dire bonsoir, ou quand elle me disait adieu à la gare.
À tout hasard je multipliais les gentillesses que je pouvais lui faire.
Pour les robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une
bleue et or doublée de rose qui venait d'être terminée. Et j'avais
commandé tout de même les cinq auxquelles elle avait renoncé avec
regret, par préférence pour celle-là. Pourtant à la venue du
printemps, deux mois ayant passé depuis ce que m'avait dit sa tante, je
me laissai emporter par la colère un soir. C'était justement celui où
Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu
et or de Fortuny qui, en m'évoquant Venise, me faisait plus sentir
encore ce que je sacrifiais pour elle, qui ne m'en savait aucun gré. Si
je n'avais jamais vu Venise, j'en rêvais sans cesse depuis ces vacances
de Pâques qu'encore enfant j'avais dû y passer, et plus anciennement
encore, depuis les gravures du Titien et les photographies de Giotto que
Swann m'avais jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait
ce soir-là Albertine me semblait comme l'ombre tentatrice de cette
invisible Venise. Elle était envahie d'ornementation arabe, comme les
palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un
voile ajouré de pierre, comme les reliures de la Bibliothèque
Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui
signifient alternativement la mort et la vie se répétaient dans le
miroitement de l'étoffe, d'un bleu profond qui, au fur et à mesure que
mon regard s'y avançait, se changeait en or malléable, par ces mêmes
transmutations qui, devant les gondoles qui s'avancent, changent en
métal flamboyant l'azur du grand canal. Et les manches étaient
doublées d'un rose cerise, qui est si particulièrement vénitien qu'on
l'appelle rose Tiepolo.
Dans la journée, Françoise avait laissé échapper devant moi
qu'Albertine n'était contente de rien, que, quand je lui faisais dire
que je sortirais avec elle, ou que je ne sortirais pas, que l'automobile
viendrait la prendre, ou ne viendrait pas, elle haussait presque les
épaules et répondait à peine poliment. Ce soir où je la sentais de
mauvaise humeur et où la première grande chaleur m'avait énervé, je
ne pus retenir ma colère et lui reprochai son ingratitude: «Oui, vous
pouvez demander à tout le monde, criai-je de toutes mes forces, hors de
moi, vous pouvez demander à Françoise, ce n'est qu'un cri. » Mais
aussitôt je me rappelai qu'Albertine m'avait dit une fois combien elle
me trouvait l'air terrible quand j'étais en colère, et m'avait
appliqué les vers d'Esther:
_Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans mon âme troublée a dû jeter d'émoi.
Hélas sans frissonner quel cœur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partent de ses yeux. _
J'eus honte de ma violence. Et pour revenir sur ce que j'avais fait,
sans cependant que ce fût une défaite, de manière que ma paix fût
une paix armée et redoutable, en même temps qu'il me semblait utile de
montrer à nouveau que je ne craignais pas une rupture pour qu'elle n'en
eût pas l'idée: «Pardonnez-moi, ma petite Albertine, j'ai honte de ma
violence, j'en suis désespéré. Si nous ne pouvons plus nous entendre,
si nous devons nous quitter, il ne faut pas que ce soit ainsi, ce ne
serait pas digne de nous. Nous nous quitterons, s'il le faut, mais avant
tout je tiens à vous demander pardon bien humblement de tout mon
cœur. » Je pensais que, pour réparer cela et m'assurer de ses projets
de rester pour le temps qui allait suivre, au moins jusqu'à ce
qu'Andrée fût partie, ce qui était dans trois semaines, il serait bon
dès le lendemain de chercher quelque plaisir plus grand que ceux
qu'elle avait encore eus et à assez longue échéance; aussi, puisque
j'allais effacer l'ennui que je lui avais causé, peut-être ferais-je
bien de profiter de ce moment pour lui montrer que je connaissais mieux
sa vie qu'elle ne croyait. La mauvaise humeur qu'elle ressentirait
serait effacée demain par mes gentillesses, mais l'avertissement
resterait dans son esprit. «Oui, ma petite Albertine, pardonnez-moi si
j'ai été violent. Je ne suis pas tout à fait aussi coupable que vous
croyez. Il y a des gens méchants qui cherchent à nous brouiller, je
n'avais jamais voulu vous en parler pour ne pas vous tourmenter. Mais je
finis par être affolé quelquefois de certaines dénonciations. «Ainsi
tenez, lui dis-je, maintenant on me tourmente, on me persécute à me
parler de vos relations, mais avec Andrée. » «Avec Andrée? »
s'écria-t-elle, la mauvaise humeur enflammant son visage. Et
l'étonnement ou le désir de paraître étonnée écarquillait ses
yeux. «C'est charmant! Et peut-on savoir qui vous a dit ces belles
choses, est-ce que je pourrais leur parler à ces personnes, savoir sur
quoi elles appuient leurs infamies? » «Ma petite Albertine, je ne sais
pas, ce sont des lettres anonymes, mais de personnes que vous trouveriez
peut-être assez facilement (pour lui montrer que je ne croyais pas
qu'elle cherchait), car elles doivent bien vous connaître. La
dernière, je vous l'avoue (et je vous cite celle-là justement parce
qu'il s'agit d'un rien et qu'elle n'a rien de pénible à citer) m'a
pourtant exaspéré. Elle me disait que si, le jour où nous avons
quitté Balbec, vous aviez d'abord voulu rester et partir ensuite, c'est
que dans l'intervalle vous aviez reçu une lettre d'Andrée vous disant
qu'elle ne viendrait pas. » «Je sais très bien qu'Andrée m'a écrit
qu'elle ne viendrait pas, elle m'a même télégraphié, je ne peux pas
vous montrer la dépêche parce que je ne l'ai pas gardée, mais ce
n'était pas ce jour-là, qu'est-ce que vous vouliez que cela me fasse
qu'Andrée vînt à Balbec ou non? » «Qu'est-ce que vous vouliez que
cela me fasse» était une preuve de colère et que «cela lui faisait»
quelque chose, mais pas forcément une preuve qu'Albertine était
revenue uniquement par désir de voir Andrée. Chaque fois qu'Albertine
voyait un des motifs réels, ou allégués, d'un de ses actes,
découvert par une personne à qui elle avait donné un autre motif,
Albertine était en colère, la personne fût-elle celle pour laquelle
elle avait fait réellement l'acte. Albertine croyait-elle que ces
renseignements sur ce qu'elle faisait, ce n'était pas des anonymes qui
me les envoyaient malgré moi, mais moi qui les sollicitais avidement,
on n'aurait pu nullement le déduire des paroles qu'elle me dit ensuite,
où elle avait l'air d'accepter ma version des lettres anonymes, mais de
son air de colère contre moi, colère qui n'avait l'air que d'être
l'explosion de ses mauvaises humeurs antérieures, tout comme
l'espionnage auquel elle eût, dans cette hypothèse, cru que je
m'étais livré, n'eût été que l'aboutissant d'une surveillance de
tous ses actes dont elle n'eût plus douté depuis longtemps. Sa colère
s'étendit même jusqu'à Andrée et se disant sans doute que,
maintenant, je ne serais plus tranquille même quand elle sortirait avec
Andrée: «D'ailleurs Andrée m'exaspère. Elle est assommante. Je ne
veux plus sortir avec elle. Vous pouvez l'annoncer aux gens qui vous ont
dit que j'étais revenue à Paris pour elle. Si je vous disais que
depuis tant d'années que je connais Andrée, je ne saurais pas vous
dire comment est sa figure tant je l'ai peu regardée! » Or à Balbec,
la première année, elle m'avait dit: «Andrée est ravissante. » Il
est vrai que cela ne voulait pas dire qu'elle eût des relations
amoureuses avec elle, et même je ne l'avais jamais entendu parler alors
qu'avec indignation de toutes les relations de ce genre. Mais ne
pouvait-elle avoir changé même sans se rendre compte qu'elle avait
changé, en ne croyant pas que ses jeux avec une amie fussent la même
chose que les relations immorales, assez peu précises dans son esprit,
qu'elle flétrissait chez les autres? N'était-ce pas aussi possible que
ce même changement, et cette même inconscience de changement qui
s'étaient produits dans ses relations avec moi, dont elle avait
repoussé à Balbec avec tant d'indignation les baisers qu'elle devait
me donner elle-même ensuite chaque jour, et que, je l'espérais du
moins, elle me donnerait encore bien longtemps, et qu'elle allait me
donner dans un instant? «Mais, ma chérie, comment voulez-vous que je
le leur annonce puisque je ne les connais pas? » Cette réponse était
si forte qu'elle aurait dû dissoudre les objections et les doutes que
je voyais cristallisés dans les prunelles d'Albertine. Mais elle les
laissa intacts. Je m'étais tu et pourtant elle continuait à me
regarder avec cette attention persistante qu'on prête à quelqu'un qui
n'a pas fini de parler. Je lui demandai de nouveau pardon. Elle me
répondit qu'elle n'avait rien à me pardonner. Elle était redevenue
très douce. Mais sous son visage triste et défait, il me semblait
qu'un secret s'était formé. Je savais bien qu'elle ne pouvait me
quitter sans me prévenir, d'ailleurs elle ne pouvait ni le désirer
(c'était dans huit jours qu'elle devait essayer les nouvelles robes de
Fortuny), ni décemment le faire, ma mère revenant à la fin de la
semaine et sa tante également. Pourquoi, puisque c'était impossible
qu'elle partît, lui redis-je à plusieurs reprises que nous sortirions
ensemble le lendemain pour aller voir des verreries de Venise que je
voulais lui donner et fus-je soulagé de l'entendre me dire que c'était
convenu. Quand elle put me dire bonsoir et que je l'embrassai, elle ne
fit pas comme d'habitude, se détourna--c'était quelques instants à
peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu'elle
me donnât tous les soirs ce qu'elle m'avait refusé à Balbec — elle
ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouillée avec moi,
elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard
pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille. On aurait
dit qu'elle accordait ses actes avec cette brouille et cependant avec
mesure, soit pour ne pas l'annoncer, soit parce que, rompant avec moi
des rapports charnels, elle voulait cependant rester mon amie. Je
l'embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon cœur l'azur
miroitant et doré du grand canal et les oiseaux accouplés, symboles de
mort et de résurrection. Mais une seconde fois elle s'écarta et, au
lieu de me rendre mon baiser, s'écarta avec l'espèce d'entêtement
instinctif et fatidique des animaux qui sentent la mort.
Ce
pressentiment qu'elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit
d'une crainte si anxieuse que quand elle fut arrivée à la porte, je
n'eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai. «Albertine,
lui dis-je, je n'ai aucun sommeil. Si vous même n'avez pas envie de
dormir, vous auriez pu rester encore un peu, si vous voulez, mais je n'y
tiens pas, et surtout je ne veux pas vous fatiguer. » Il me semblait que
si j'avais pu la faire déshabiller et l'avoir dans sa chemise de nuit
blanche, dans laquelle elle semblait plus rose, plus chaude, où elle
irritait plus mes sens, la réconciliation eût été plus complète.
Mais j'hésitais un instant, car le bord bleu de la robe ajoutait à son
visage une beauté, une illumination, un ciel sans lesquels elle m'eût
semblé plus dure. Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de
douceur et toujours le même visage abattu et triste: «Je peux rester
tant que vous voudrez, je n'ai pas sommeil. » Sa réponse me calma, car
tant qu'elle était là, je sentais que je pouvais aviser à l'avenir et
elle recélait aussi de l'amitié, de l'obéissance, mais d'une certaine
nature, et qui me semblait avoir pour limite ce secret que je sentais
derrière son regard triste, ses manières changées, moitié malgré
elle, moitié sans doute pour les mettre d'avance en harmonie avec
quelque chose que je ne savais pas. Il me sembla que tout de même, il
n'y aurait que de l'avoir tout en blanc, avec son cou nu, devant moi,
comme je l'avais vue à Balbec dans son lit, qui me donnerait assez
d'audace pour qu'elle fût obligée de céder. «Puisque vous êtes si
gentille de rester un peu à me consoler, vous devriez enlever votre
robe, c'est trop chaud, trop raide, je n'ose pas vous approcher pour ne
pas froisser cette belle étoffe et il y a entre nous ces oiseaux
symboliques. Déshabillez-vous, mon chéri. » «Non, ce ne serait pas
commode de défaire ici cette robe. Je me déshabillerai dans ma chambre
tout à l'heure. » «Alors vous ne voulez même pas vous asseoir sur mon
lit? » «Mais si. » Elle resta toutefois un peu loin, près de mes
pieds. Nous causâmes. Je sais que je prononçai alors le mot mort comme
si Albertine allait mourir. Il semble que les événements soient plus
vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout
entiers. Certes ils débordent sur l'avenir par la mémoire que nous en
gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède.
On peut dire que nous ne les voyons pas alors tels qu'ils seront, mais
dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés?
Quand je vis que d'elle-même, elle ne m'embrassait pas, comprenant que
tout ceci était du temps perdu, que ce ne serait qu'à partir du baiser
que commenceraient les minutes calmantes, et véritables, je lui dis:
«Bonsoir, il est trop tard», parce que cela ferait qu'elle
m'embrasserait, et nous continuerions ensuite. Mais après m'avoir dit:
«Bonsoir, tâchez de bien dormir», exactement comme les deux
premières fois, elle se contenta d'un baiser sur la joue. Cette fois je
n'osai pas la rappeler, mais mon cœur battait si fort que je ne pus me
recoucher. Comme un oiseau qui va d'une extrémité de sa cage à
l'autre, sans arrêter je passais de l'inquiétude qu'Albertine pût
partir à un calme relatif. Ce calme était produit par le raisonnement
que je recommençais plusieurs fois par minute: «Elle ne peut pas
partir en tout cas sans me prévenir, elle ne m'a nullement dit qu'elle
partirait», et j'étais à peu près calmé. Mais aussitôt je me
redisais: «Pourtant si demain j'allais la trouver partie. Mon
inquiétude elle-même a bien sa cause en quelque chose; pourquoi ne
m'a-t-elle pas embrassé? » Alors je souffrais horriblement du cœur.
Puis il était un peu apaisé par le raisonnement que je recommençais,
mais je finissais par avoir mal à la tête, tant ce mouvement de ma
pensée était incessant et monotone. Il y a ainsi certains états
moraux, et notamment l'inquiétude qui, ne nous présentant que deux
alternatives, ont quelque chose d'aussi atrocement limité qu'une simple
souffrance physique. Je refaisais perpétuellement le raisonnement qui
donnait raison à mon inquiétude et celui qui lui donnait tort et me
rassurait, sur un espace aussi exigu que le malade qui palpe sans
s'arrêter, d'un mouvement interne, l'organe qui le fait souffrir,
s'éloigne un instant du point douloureux, pour y revenir l'instant
d'après. Tout à coup dans le silence de la nuit, je fus frappé par un
bruit en apparence insignifiant, mais qui me remplit de terreur, le
bruit de la fenêtre d'Albertine qui s'ouvrait violemment. Quand je
n'entendis plus rien, je me demandai pourquoi ce bruit m'avait fait si
peur. En lui-même il n'avait rien de si extraordinaire; mais je lui
donnais probablement deux significations qui m'épouvantaient
également. D'abord c'était une convention de notre vie commune, comme
je craignais les courants d'air, qu'on n'ouvrît jamais de fenêtre la
nuit. On l'avait expliqué à Albertine quand elle était venue habiter
à la maison et bien qu'elle fût persuadée que c'était de ma part une
manie et malsaine, elle m'avait promis de ne jamais enfreindre cette
défense. Et elle était si craintive pour toutes ces choses qu'elle
savait que je voulais, les blâmât-elle, que je savais qu'elle eût
plutôt dormi dans l'odeur d'un feu de cheminée que d'ouvrir sa
fenêtre, de même, que, pour l'événement le plus important, elle ne
m'eût pas fait réveiller le matin. Ce n'était qu'une des petites
conventions de notre vie, mais du moment qu'elle violait celle-là sans
m'en avoir parlé, cela ne voulait-il pas dire qu'elle n'avait plus rien
à ménager, qu'elle les violerait aussi bien toutes. Puis ce bruit
avait été violent, presque mal élevé, comme si elle avait ouvert
rouge de colère et disant: «Cette vie m'étouffe, tant pis, il me faut
de l'air! » Je ne me dis pas exactement tout cela, mais je continuai à
penser, comme à un présage plus mystérieux et plus funèbre qu'un cri
de chouette, à ce bruit de la fenêtre qu'Albertine avait ouverte.
Plein d'une agitation comme je n'en avais peut-être pas eue depuis le
soir de Combray où Swann avait dîné à la maison, je marchai
longtemps dans le couloir, espérant, par le bruit que je faisais,
attirer l'attention d'Albertine, qu'elle aurait pitié de moi et
m'appellerait, mais je n'entendais aucun bruit venir de sa chambre. Peu
à peu je sentis qu'il était trop tard. Elle devait dormir depuis
longtemps. Je retournai me coucher. Le lendemain, dès que je
m'éveillai, comme on ne venait jamais chez moi quoiqu'il arrivât sans
que j'eusse appelé, je sonnai Françoise. Et en même temps je pensai:
«Je vais parler à Albertine d'un yacht que je veux lui faire faire. »
En prenant mes lettres, je dis à Françoise sans la regarder: «Tout à
l'heure j'aurai quelque chose à dire à Mlle Albertine; est-ce qu'elle
est levée? » «Oui, elle s'est levée de bonne heure. » Je sentis se
soulever en moi, comme dans un coup de vent, mille inquiétudes, que je
ne savais pas tenir en suspens dans ma poitrine. Le tumulte y était si
grand que j'étais à bout de souffle comme dans une tempête. «Ah!
mais où est-elle en ce moment? » «Elle doit être dans sa chambre. »
«Ah! bien; eh! bien, je la verrai tout à l'heure. » Je respirai, elle
était là, mon agitation retomba, Albertine était ici, il m'était
presque indifférent qu'elle y fût. D'ailleurs n'avais-je pas été
absurde de supposer qu'elle aurait pu ne pas y être. Je m'endormis,
mais, malgré ma certitude qu'elle ne me quitterait pas, d'un sommeil
léger et d'une légèreté relative à elle seulement. Car les bruits
qui ne pouvaient se rapporter qu'à des travaux dans la cour, tout en
les entendant vaguement en dormant, je restais tranquille, tandis que le
plus léger frémissement qui venait de sa chambre, quand elle sortait,
ou rentrait sans bruit, en appuyant si doucement sur le timbre, me
faisait tressauter, me parcourait tout entier, me laissait le cœur
battant, bien que je l'eusse entendu dans un assoupissement profond, de
même que ma grand'mère dans les derniers jours qui précédèrent sa
mort et où elle était plongée dans une immobilité que rien ne
troublait et que les médecins appelaient le coma, se mettait, m'a-t-on
dit, à trembler un instant comme une feuille quand elle entendait les
trois coups de sonnette par lesquels j'avais l'habitude d'appeler
Françoise, et que, même en les faisant plus légers, cette
semaine-là, pour ne pas troubler le silence de la chambre mortuaire,
personne, assurait Françoise, ne pouvait confondre, à cause d'une
manière que j'avais et ignorais moi-même d'appuyer sur le timbre, avec
les coups de sonnette de quelqu'un d'autre. Étais-je donc entré moi
aussi en agonie, était-ce l'approche de la mort?
Ce jour-là et le lendemain nous sortîmes ensemble, puisqu'Albertine ne
voulait plus sortir avec Andrée. Je ne lui parlai même pas du yacht.
Ces promenades m'avaient calmé tout à fait. Mais elle avait continué
le soir à m'embrasser de la même manière nouvelle, de sorte que
j'étais furieux. Je ne pouvais plus y voir qu'une manière de me
montrer qu'elle me boudait, et qui me paraissait trop ridicule après
les gentillesses qui je ne cessais de lui faire. Aussi, n'ayant plus
d'elle même les satisfactions charnelles auxquelles je tenais, la
trouvant laide dans la mauvaise humeur, sentis-je plus vivement la
privation de toutes les femmes et des voyages dont ces premiers beaux
jours réveillaient en moi le désir. Grâce sans doute au souvenir
épars des rendez-vous oubliés que j'avais eus, collégien encore, avec
des femmes, sous la verdure déjà épaisse, cette région du printemps
où le voyage de notre demeure errante à travers les saisons venait
depuis trois jours de s'arrêter, sous un ciel clément, et dont toutes
les routes fuyaient vers des déjeuners à la campagne, des parties de
canotage, des parties de plaisir, me semblait le pays des femmes aussi
bien qu'il était celui des arbres, et le pays où le plaisir partout
offert devenait permis à mes forces convalescentes. La résignation à
la paresse, la résignation à la chasteté, à ne connaître le plaisir
qu'avec une femme que je n'aimais pas, la résignation à rester dans ma
chambre, à ne pas voyager, tout cela était possible dans l'Ancien
Monde où nous étions la veille encore, dans le monde vide de l'hiver,
mais non plus dans cet univers nouveau, feuillu, où je m'étais
éveillé comme un jeune Adam pour qui se pose pour la première fois le
problème de l'existence, du bonheur, et sur qui ne pèse pas
l'accumulation des solutions négatives antérieures. La présence
d'Albertine me pesait, et, maussade, je la regardais donc, en sentant
que c'était un malheur que nous, n'eussions pas rompu. Je voulais aller
à Venise, je voulais en attendant aller au Louvre voir des tableaux
vénitiens et au Luxembourg les deux Elstir, qu'à ce qu'on venait de
m'apprendre, la princesse de Guermantes venait de vendre à ce musée,
ceux que j'avais tant admirés, les «Plaisirs de la Danse» et le
«Portrait de la famille X. ». Mais j'avais peur que, dans le premier,
certaines poses lascives ne donnassent à Albertine un désir, une
nostalgie de réjouissances populaires, la faisant se dire que
peut-être une certaine vie qu'elle n'avait pas menée, une vie de feux
d'artifice et de guinguettes, avait du bon. Déjà d'avance, je
craignais que, le 14 juillet, elle me demandât d'aller à un bal
populaire et je rêvais d'un événement impossible qui eût supprimé
cette fête. Et puis il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, des
nudités de femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaient faire
penser Albertine à certains plaisirs, bien qu'Elstir, lui (mais ne
rabaisserait-elle pas l'œuvre? ) n'y eût vu que la beauté sculpturale,
pour mieux dire la beauté de blancs monuments, que prennent des corps
de femmes assis dans la verdure. Aussi je me résignai à renoncer à
cela et je voulus partir pour aller à Versailles. Albertine était
restée dans sa chambre, à lire, dans son peignoir de Fortuny. Je lui
demandai si elle voulait venir à Versailles. Elle avait cela de
charmant qu'elle était toujours prête à tout, peut-être par cette
habitude qu'elle avait autrefois de vivre la moitié du temps chez les
autres, et comme elle s'était décidée à venir à Paris, en deux
minutes, elle me dit: «Je peux venir comme cela, nous ne descendrons
pas de voiture. » Elle hésita une seconde entre deux manteaux pour
cacher sa robe de chambre--comme elle eût fait entre deux amis
différents à emmener,--en prit un bleu sombre, admirable, piqua une
épingle dans un chapeau. En une minute, elle fut prête, avant que
j'eusse pris mon paletot, et nous allâmes à Versailles. Cette
rapidité même, cette docilité absolue me laissèrent plus rassuré,
comme si en effet j'eusse eu, sans avoir aucun motif précis
d'inquiétude, besoin de l'être. «Tout de même je n'ai rien à
craindre elle fait ce que je lui demande, malgré le bruit de la
fenêtre de l'autre nuit. Dès que j'ai parlé de sortir, elle a jeté
ce manteau bleu sur son peignoir et elle est venue, ce n'est pas ce que
ferait une révoltée, une personne qui ne serait plus bien avec moi»,
me disais-je tandis que nous allions à Versailles. Nous y restâmes
longtemps. Le ciel tout entier était fait de ce bleu radieux et un peu
pâle comme le promeneur couché dans un champ le voit parfois au-dessus
de sa tête, mais tellement uni, tellement profond, qu'on sent que le
bleu dont il est fait a été employé sans aucun alliage et avec une si
inépuisable richesse qu'on pourrait approfondir de plus en plus sa
substance, sans rencontrer un atome d'autre chose que de ce même bleu.
Je pensais à ma grand'mère qui aimait dans l'art humain, dans la
nature, la grandeur, et qui se plaisait à regarder monter dans ce même
bleu le clocher de Saint-Hilaire. Soudain j'éprouvai de nouveau la
nostalgie de ma liberté perdue en entendant un bruit que je ne reconnus
pas d'abord et que ma grand'mère eût, lui aussi, tant aimé. C'était
comme le bourdonnement d'une guêpe. «Tiens, me dit Albertine, il y a
un aéroplane, il est très haut, très haut. » Je regardais tout autour
de moi, mais je ne voyais, sans aucune tache noire, que la pâleur
intacte du bleu sans mélange. J'entendais pourtant toujours le
bourdonnement des ailes qui tout d'un coup entrèrent dans le champ de
ma vision. Là-haut de minuscules ailes brunes et brillantes fronçaient
le bleu uni du ciel inaltérable. J'avais pu enfin attacher le
bourdonnement à sa cause, à ce petit insecte qui trépidait là-haut,
sans doute à bien deux mille mètres de hauteur; je le voyais bruire.
Peut-être quand les distances sur terre n'étaient pas encore depuis
longtemps abrégées par la vitesse comme elles le sont aujourd'hui, le
sifflet d'un train passant à deux kilomètres était-il pourvu de cette
beauté qui maintenant pour quelque temps encore nous émeut dans le
bourdonnement d'un aéroplane à deux mille mètres, à l'idée que les
distances parcourues dans ce voyage vertical sont les mêmes que sur le
sol et que dans cette autre direction, où les mesures nous paraissent
autres parce que l'abord nous en semblait inaccessible, un aéroplane à
deux mille mètres n'est pas plus loin qu'un train à deux kilomètres,
est plus près même, le trajet identique s'effectuant dans un milieu
plus pur, sans séparation entre le voyageur et son point de départ, de
même que sur mer ou dans les plaines, par un temps calme, le remous
d'un navire déjà loin ou le souffle d'un seul zéphyr rayent l'océan
des eaux ou des blés.
«Au fond nous n'avons faim ni l'un ni l'autre, on aurait pu passer chez
les Verdurin, me dit Albertine, c'est leur heure et leur jour. » «Mais
si vous êtes fâchée contre eux? » «Oh! il y a beaucoup de cancans
contre eux, mais dans le fond ils ne sont pas si mauvais que ça. Madame
Verdurin a toujours été très gentille pour moi. Et puis on ne peut
pas être toujours brouillé avec tout le monde. Ils ont des défauts,
mais qu'est-ce qui n'en a pas? » «Vous n'êtes pas habillée, il
faudrait rentrer vous habiller, il serait bien tard. » J'ajoutai que
j'avais envie de goûter. «Oui, vous avez raison, goûtons tout
simplement», répondit Albertine avec cette admirable docilité qui me
stupéfiait toujours. Nous nous arrêtâmes dans une grande pâtisserie
située presque en dehors de la ville et qui jouissait à ce moment-là
d'une certaine vogue. Une dame allait sortir, qui demanda ses affaires
à la pâtissière. Et une fois que cette dame fut partie, Albertine
regarda à plusieurs reprises la pâtissière comme si elle voulait
attirer son attention pendant que celle-ci rangeait des tasses, des
assiettes, des petits foins, car il était déjà tard. Elle
s'approchait de moi seulement si je demandais quelque chose. Et il
arrivait alors que, comme la pâtissière, d'ailleurs extrêmement
grande, était debout pour nous servir et Albertine assise à côté de
moi, chaque fois, Albertine, pour tâcher d'attirer son attention,
levait verticalement vers elle un regard blond qui était obligé de
faire monter d'autant plus haut la prunelle que, la pâtissière étant
juste contre nous, Albertine n'avait pas la ressource d'adoucir la pente
par l'obliquité du regard. Elle était obligée, sans trop lever la
tête, de faire monter ses regards jusqu'à cette hauteur démesurée
où étaient les yeux de la pâtissière. Par gentillesse pour moi,
Albertine rabaissait vivement ses regards, et la pâtissière n'ayant
fait aucune attention à elle, recommençait. Cela faisait une série de
vaines élévations implorantes vers une inaccessible divinité. Puis la
pâtissière n'eut plus qu'à ranger à une grande table voisine. Là le
regard d'Albertine n'avait qu'à être naturel. Mais pas une fois celui
de la pâtissière ne se posa sur mon amie. Cela ne m'étonnait pas, car
je savais que cette femme, que je connaissais un petit peu, avait des
amants, quoique mariée, mais cachait parfaitement ses intrigues, ce qui
m'étonnait énormément à cause de sa prodigieuse stupidité. Je
regardai cette femme pendant que nous finissions de goûter. Plongée
dans ses rangements, elle était presque impolie pour Albertine à force
de n'avoir pas un regard pour elle, dont l'attitude n'avait d'ailleurs
rien d'inconvenant. L'autre rangeait, rangeait sans fin, sans une
distraction. La remise en place des petites cuillers, des couteaux à
fruits, eût été confiée, non à cette grande belle femme, mais par
économie de travail humain à une simple machine, qu'on n'eût pas pu
voir isolement aussi complet de l'attention d'Albertine, et pourtant
elle ne baissait pas les yeux, ne s'absorbait pas, laissait briller ses
yeux, ses charmes, en une attention à son seul travail. Il est vrai que
si cette pâtissière n'eût pas été une femme particulièrement sotte
(non seulement c'était sa réputation, mais je le savais par
expérience), ce détachement eût pu être un comble d'habileté. Et je
sais bien que l'être le plus sot, si son désir ou son intérêt est en
jeu, peut, dans ce cas unique, au milieu de la nullité de sa vie
stupide, s'adapter immédiatement aux rouages de l'engrenage le plus
compliqué; malgré tout ç'eût été une supposition trop subtile pour
une femme aussi niaise que la pâtissière. Cette niaiserie prenait
même un tour invraisemblable d'impolitesse! Pas une seule fois, elle ne
regarda Albertine que pourtant elle ne pouvait pas ne pas voir. C'était
peu aimable pour mon amie, mais, dans le fond, je fus enchanté
qu'Albertine reçût cette petite leçon et vît que souvent les femmes
ne faisaient pas attention à elle. Nous quittâmes la pâtisserie, nous
remontâmes en voiture et nous avions déjà repris le chemin de la
maison, quand j'eus tout à coup regret d'avoir oublié de prendre à
part cette pâtissière et de la prier, à tout hasard, de ne pas dire
à la dame qui était partie quand nous étions arrivés, mon nom et mon
adresse, que la pâtissière, à cause de commandes que j'avais souvent
faites, devait savoir parfaitement. Il était en effet inutile que la
dame pût par là apprendre indirectement l'adresse d'Albertine. Mais je
trouvai trop long de revenir sur nos pas pour si peu de chose, et que
cela aurait l'air d'y donner trop d'importance aux yeux de l'imbécile
et menteuse pâtissière. Je songeais seulement qu'il faudrait revenir
goûter là, d'ici une huitaine, pour faire cette recommandation et que
c'est bien ennuyeux, comme on oublie toujours la moitié de ce qu'on a
à dire, de faire les choses les plus simples en plusieurs fois. À ce
propos, je ne peux pas dire combien, quand j'y pense, la vie
d'Albertine était recouverte de désirs alternés, fugitifs, souvent
contradictoires. Sans doute le mensonge la compliquait encore, car, ne
se rappelant plus au juste nos conversations, quand elle m'avait dit:
«Ah! voilà une jolie fille et qui jouait bien au golf», et que lui
ayant demandé le nom de cette jeune fille, elle m'avait répondu de cet
air détaché, universel, supérieur, qui a sans doute toujours des
parties libres, car chaque menteur de cette catégorie l'emprunte chaque
fois pour un instant dès qu'il ne veut pas répondre à une question,
et il ne lui fait jamais défaut: «Ah! je ne sais pas (avec regret de
ne pouvoir me renseigner) je n'ai jamais su son nom, je la voyais au
golf, mais je ne savais pas comment elle s'appelait»; — si, un mois
après, je lui disais: «Albertine, tu sais cette jolie fille dont tu
m'as parlé, qui jouait si bien au golf. » «Ah! oui, me répondait-elle
sans réflexion, Émilie Daltier, je ne sais pas ce qu'elle est
devenue. » Et le mensonge, comme une fortification de campagne, était
reporté de la défense du nom, prise maintenant, sur les possibilités
de la retrouver. «Ah! je ne sais pas, je n'ai jamais su son adresse. Je
ne vois personne qui pourrait vous dire cela. Oh! non, Andrée ne l'a
pas connue. Elle n'était pas de notre petite bande, aujourd'hui si
divisée. » D'autres fois le mensonge était comme un vilain aveu: «Ah!
si j'avais trois cent mille francs de rente. . . » Elle se mordait les
lèvres. «Hé bien que ferais-tu? » «Je te demanderais, disait-elle en
m'embrassant, la permission de rester chez toi. Où pourrais-je être
plus heureuse? » Mais, même en tenant compte des mensonges, il était
incroyable à quel point de vue sa vie était successive, et fugitifs
ses plus grands désirs. Elle était folle d'une personne et au bout de
trois jours n'eût pas voulu recevoir sa visite. Elle ne pouvait pas
attendre une heure que je lui eusse fait acheter des toiles et des
couleurs, car elle voulait se remettre à la peinture. Pendant deux
jours elle s'impatientait, avait presque des larmes, vite séchées,
d'enfant à qui on a ôté sa nourrice. Et cette instabilité de ses
sentiments à l'égard des êtres, des choses, des occupations, des
arts, des pays, était en vérité si universelle, que, si elle a aimé
l'argent, ce que je ne crois pas, elle n'a pas pu l'aimer plus longtemps
que le reste. Quand elle disait: «Ah! si j'avais trois cent mille
francs de rente! » même si elle exprimait une pensée mauvaise mais
bien peu durable, elle n'eût pu s'y rattacher plus longtemps qu'au
désir d'aller aux Rochers, dont l'édition de Mme de Sévigné de ma
grand'mère lui avait montré l'image, de retrouver une amie de golf, de
monter en aéroplane, d'aller passer la Noël avec sa tante, ou de se
remettre à la peinture.
Nous revînmes très tard dans une nuit où, çà et là, au bord du
chemin, un pantalon rouge à côté d'un jupon révélait des couples
amoureux. Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Aux
monuments de Paris s'était substitué, pur, linéaire, sans épaisseur,
le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pour une ville
détruite dont on eût voulu relever l'image. Mais, au bord de celle-ci,
s'élevait avec une telle douceur la bordure bleu-pâle sur laquelle
elle se détachait que les yeux altérés cherchaient partout encore un
peu de cette nuance délicieuse qui leur était trop avarement mesurée:
il y avait clair de lune. Albertine l'admira. Je n'osai lui dire que
j'en aurais mieux joui si j'avais été seul ou à la recherche d'une
inconnue. Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair
de lune, lui montrant comment d'argenté qu'il était autrefois, il
était devenu bleu avec Chateaubriand, avec le Victor Hugo
d'_Evircidnus_ et de la _Fête chez Thérèse_, pour redevenir jaune et
métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle. Puis lui rappelant
l'image qui figure le croissant de la lune à la fin de _Booz endormi_,
je lui récitai toute la pièce. Nous rentrâmes. Le beau temps cette
nuit-là fit un bond en avant comme un thermomètre monte à la chaleur.
Par les matins tôt levés de printemps qui suivirent, j'entendais les
tramways cheminer, à travers les parfums, dans l'air auquel la chaleur
se mélangeait de plus en plus jusqu'à ce qu'il arrivât à la
solidification et à la densité de midi. Quand l'air onctueux avait
achevé d'y vernir et d'y isoler l'odeur du lavabo, l'odeur de
l'armoire, l'odeur du canapé, rien qu'à la netteté avec laquelle,
verticales et debout, elles se tenaient en tranches juxtaposées et
distinctes, dans un clair-obscur nacré qui ajoutait un glacé plus doux
au reflet des rideaux et des fauteuils de satin bleu, je me voyais, non
par un simple caprice de mon imagination, mais parce que c'était
effectivement possible, suivant dans quelque quartier neuf de la
banlieue, pareil à celui où à Balbec habitait Bloch, les rues
aveuglées de soleil et y trouvant non les fades boucheries et la
blanche pierre de taille, mais la salle à manger de campagne où je
pourrais arriver tout à l'heure, et les odeurs que j'y trouverais en
arrivant, l'odeur du compotier de cerises et d'abricots, du cidre, du
fromage de gruyère, tenues en suspens dans la lumineuse congélation de
l'ombre qu'elles veinent délicatement comme l'intérieur d'une agate,
tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des
arcs-en-ciel, ou piquent çà et là sur la toile cirée des ocellures
de paon. Comme un vent qui s'enfle avec une progression régulière,
j'entendais avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentais son
odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont
toujours des matérialistes) et à qui elle gâte la campagne, et à
certains penseurs, (matérialistes à leur manière aussi), qui, croyant
à l'importance du fait, s'imaginent que l'homme serait plus heureux,
capable d'une poésie plus haute, si ses yeux étaient susceptibles de
voir plus de couleurs, ses narines de connaître plus de parfums,
travestissement philosophique de l'idée naïve de ceux qui croient que
la vie était plus belle quand on portait, au lieu de l'habit noir, de
somptueux costumes. Mais pour moi (de même qu'un arôme, déplaisant en
soi peut-être, de naphtaline et de vétiver, m'eût exalté en me
rendant la pureté bleue de la mer le jour de mon arrivée à Balbec),
cette odeur de pétrole qui, avec la fumée s'échappant de la machine,
s'était tant de fois évanouie dans le pâle azur, par ces jours
brûlants où j'allais de Saint-Jean de la Haise à Gourville, comme
elle m'avait suivi dans mes promenades pendant ces après-midis d'été
où Albertine était à peindre, faisait fleurir maintenant, de chaque
côté de moi, bien que je fusse dans ma chambre obscure, les bleuets,
les coquelicots et les trèfles incarnat, m'enivrait comme une odeur de
campagne, non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est apposée
devant les aubépines et qui, retenue par ses éléments onctueux et
denses, flotte avec une certaine stabilité devant la haie, mais comme
une odeur devant quoi fuyaient les routes, changeait l'aspect du sol,
accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se décuplaient les
forces, une odeur qui était comme un symbole de bondissement et de
puissance et qui renouvelait le désir que j'avais eu à Balbec de
monter dans la cage de cristal et d'acier, mais cette fois pour aller
non plus faire des visites dans des demeures familières avec une femme
que je connaissais trop, mais faire l'amour dans des lieux nouveaux avec
une femme inconnue. Odeur qu'accompagnait à tout moment l'appel des
trompes d'automobile qui passaient, sur lequel j'adaptais des paroles
comme une sonnerie militaire: «Parisien lève-toi, lève-toi, viens
déjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à l'ombre
sous les arbres, avec une belle fille; lève-toi, lève-toi. » Et toutes
ces rêveries m'étaient si agréables que je me félicitais de la
«sévère loi» qui faisait que tant que je n'aurais pas appelé, aucun
«timide mortel», fût-ce Françoise, fût-ce Albertine, ne s'aviserait
de venir me troubler «au fond de ce palais» où «une majesté
terrible affecte à mes sujets de me rendre invisible». Mais tout à
coup le décor changea; ce ne fut plus le souvenir d'anciennes
impressions, mais d'un ancien désir, tout récemment réveillé encore
par la robe bleue et or de Fortuny, qui étendit devant moi, un autre
printemps, un printemps non plus du tout feuillu mais subitement
dépouillé au contraire de ses arbres et de ses fleurs par ce nom que
je venais de me dire: Venise, un printemps décanté, qui est réduit à
son essence, et traduit l'allongement, réchauffement, l'épanouissement
graduel de ses jours par la fermentation progressive, non plus d'une
terre impure, mais d'une eau vierge et bleue, printanière sans porter
de corolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par des
reflets, travaillée par lui, s'accordant exactement à lui dans la
nudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. Aussi bien, pas plus
que les saisons à ses bras de mer infleurissables, les modernes années
n'apportent de changement à la cité gothique; je le savais, je ne
pouvais l'imaginer, mais, voilà ce que je voulais contempler de ce
même désir qui jadis, quand j'étais enfant, dans l'ardeur même du
départ, avait brisé en moi la force de partir; je voulais me trouver
face à face avec mes imaginations vénitiennes, voir comment cette mer
divisée enserrait de ses méandres, comme les replis du fleuve Océan,
une civilisation urbaine et raffinée, mais qui, isolée par leur
ceinture azurée, s'était développée à part, avait eu à part ses
écoles de peinture et d'architecture, admirer ce jardin fabuleux de
fruits et d'oiseaux de pierre de couleur, fleuri au milieu de la mer qui
venait le rafraîchir, frappait de son flux le fût des colonnes et, sur
le puissant relief des chapiteaux, comme un regard de sombre azur qui
veille dans l'ombre, posait par taches et faisait remuer
perpétuellement la lumière. Oui, il fallait partir, c'était le
moment. Depuis qu'Albertine n'avait plus l'air d'être fâchée contre
moi, sa possession ne me semblait plus un bien en échange duquel on est
prêt à donner tous les autres. Car nous ne l'aurions fait que pour
nous débarrasser d'un chagrin, d'une anxiété, qui étaient apaisés
maintenant. Nous avons réussi à traverser le cerceau de toile, à
travers lequel nous avons cru un moment que nous ne pourrions jamais
passer. Nous avons éclairci l'orage, ramené la sérénité du sourire.
Le mystère angoissant d'une haine sans cause connue et peut-être sans
fin est dissipé. Dès lors nous nous retrouvons face à face avec le
problème, momentanément écarté, d'un bonheur que nous savons
impossible. Maintenant que la vie avec Albertine était redevenue
possible, je sentais que je ne pourrais en tirer que des malheurs,
puisqu'elle ne m'aimait pas; mieux valait la quitter sur la douceur de
son consentement que je prolongerais par le souvenir. Oui, c'était le
moment; il fallait m'informer bien exactement de la date où Andrée
allait quitter Paris, agir énergiquement auprès de Madame Bontemps de
manière à être bien certain qu'à ce moment-là Albertine ne pourrait
aller ni en Hollande, ni à Montjouvain. Il arriverait, si nous savions
mieux analyser nos amours, de voir que souvent les femmes ne nous
plaisent qu'à cause du contrepoids d'hommes à qui nous avons à les
disputer, bien que nous souffrions jusqu'à mourir d'avoir à les leur
disputer; le contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en a
un exemple douloureux et préventif dans cette prédilection des hommes
pour les femmes qui, avant de les connaître, ont commis des fautes,
pour ces femmes qu'ils sentent enlisées dans le danger et qu'il leur
faut, pendant toute la durée de leur amour, reconquérir; un exemple
postérieur au contraire, et nullement dramatique celui-là, dans
l'homme qui, sentant s'affaiblir son goût pour la femme qu'il aime,
applique spontanément les règles qu'il a dégagées, et pour être
sûr qu'il ne cesse pas d'aimer la femme, la met dans un milieu
dangereux où il lui faut la protéger chaque jour. (Le contraire des
hommes qui exigent qu'une femme renonce au théâtre, bien que
d'ailleurs ce soit parce qu'elle avait été au théâtre qu'ils l'ont
aimée).
Quand ainsi le départ d'Albertine n'aurait plus d'inconvénients, il
faudrait choisir un jour de beau temps comme celui-ci--il allait y en
avoir beaucoup--où elle me serait indifférente, où je serais tenté
de mille désirs, il faudrait la laisser sortir sans la voir, puis me
levant, me préparant vite, lui laisser un mot, en profitant de ce que,
comme elle ne pourrait à cette époque aller en nul lieu qui m'agitât,
je pourrais réussir, en voyage, à ne pas me représenter les actions
mauvaises qu'elle pourrait faire,--et qui me semblaient en ce moment
bien indifférentes du reste,--et sans l'avoir revue, partir pour
Venise.
Je sonnai Françoise pour lui demander de m'acheter un guide et un
indicateur, comme j'avais fait enfant, quand j'avais voulu déjà
préparer un voyage à Venise, réalisation d'un désir aussi violent
que celui que j'avais en ce moment; j'oubliais que, depuis, il en était
un que j'avais atteint, sans aucun plaisir, le désir de Balbec, et que
Venise, étant aussi un phénomène visible, ne pourrait probablement
pas plus que Balbec réaliser un rêve ineffable, celui du temps
gothique, actualisé d'une mer printanière, et qui venait d'instant en
instant frôler mon esprit d'une image enchantée, caressante,
insaisissable, mystérieuse et confuse. Françoise ayant entendu mon
coup de sonnette entra, assez inquiète de la façon dont je prendrais
ses paroles et sa conduite. «J'étais bien ennuyée, me dit-elle, que
Monsieur sonne si tard aujourd'hui. Je ne savais pas ce que je devais
faire. Ce matin à huit heures mademoiselle Albertine m'a demandé ses
malles, j'osais pas y refuser, j'avais peur que Monsieur me dispute si
je venais l'éveiller. J'ai eu beau la catéchismer, lui dire d'attendre
une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner; elle
n'a pas voulu, elle m'a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf
heures elle est partie. » Alors--tant on peut ignorer ce qu'on a en soi,
puisque j'étais persuadé de mon indifférence pour Albertine--mon
souffle fut coupé, je tins mon cœur de mes deux mains brusquement
mouillées par une certaine sueur que je n'avais jamais connue depuis la
révélation que mon amie m'avait faite dans le petit tram relativement
à l'amie de Mademoiselle Vinteuil, sans que je pusse dire autre chose
que: «Ah! très bien, vous avez bien fait naturellement de ne pas
m'éveiller, laissez-moi un instant, je vais vous sonner tout à
l'heure.
