Les anciens
n'auraient jamais fait ainsi de leur a^me un sujet de fiction; il leur
restait un sanctuaire ou` me^me leur propre regard aurait craint
de pe?
n'auraient jamais fait ainsi de leur a^me un sujet de fiction; il leur
restait un sanctuaire ou` me^me leur propre regard aurait craint
de pe?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
dies du genre e?
tran-
ger. Les spectateurs ne voient pas l'ombre du pe`re d'Hamlet
sur la sce`ne franc? aise, l'apparition se passe en entier dans la
physionomie de Talma, et certes elle n'en est pas ainsi moins
effrayante. Quand, au milieu d'un entretien calme et me? lanco-
lique, tout a` coup il aperc? oit le spectre, on suit tousses mouve-
ments dans les yeux qui le contemplent, et l'on ne peut douter
de la pre? sence du fanto^me quand un tel regard l'atteste.
Lorsque, au troisie`me acte, Hamlet arrive seul sur la sce`ne,
et qu'il dit en beaux vers franc? ais le fameux monologue : To be
or not to be.
La mort, c'est le sommeil, c'est un re? veil peut-e^tre.
Peut-e^tre! -- Ah! c'est le mot qui glace, e? pouvante? ,
L'homme, au bord du cercueil, par le doute arre^te? ;
Devant ce vaste abi^me, il se jette en arrie`re,
Ressaisit l'existence, et s'attache a` la terre.
Talma ne faisait pas un geste, quelquefois seulement il re-
muait la te^te, pour questionner la terre et le ciel sur ce que c'est
que la mort. Immobile, la dignite? de la me? ditation absorbait
tout son e^tre. L'on voyait un homme, au milieu de deux mille
hommes en silence, interroger la pense? e sur le sort des mortels!
Dans peu d'anne? es tout ce qui e? tait la` n'existera plus, mais d'au-
tres hommes assisteront a` leur tour aux me^mes incertitudes, et
se plongeront de me^me dans l'abi^me, sans en connai^tre la pro-
fondeur. Lorsque Hamlet veut faire jurer a` sa me`re, sur l'urne qui
renferme les cendres de son e? poux, qu'elle n'a point eu de part
au crime qui l'a fait pe? rir, elle he? site, se trouble, et finit par
avouer le forfait dont elle est coupable. Alors Hamlet tire le
poignard que son pe`re lui commande d'enfoncer dans le sein
maternel; mais au moment de frapper, la tendresse et la pitie?
l'emportent, et, se retournant vers l'ombre de son pe`re, il s'e? -
crie: Gra^ce, gra^ce mon pe`re! avec un accent ou` toutes les e? mo-
tions de la nature semblent a` la fois s'e? chapper du coeur, et, se
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 330 DR LA DE? CLAMATION.
jetant aux pieds de sa me`re e? vanouie, il lui dit ces deux vers qui
renferment une ine? puisable pitie? :
Votre crime est horrible, exe? crable, odieux;
Mais il n'est pas plus grand que la bonte? des cieux.
Enfm on ne peut penser a` Talma sans se rappeler Manlius.
Cette pie`ce faisait peu d'effet au the? a^tre: c'est le sujet de la
Venise sauve? e, d'Otway, transporte? dans un e? ve? nement de
l'histoire romaine. Manlius conspire contre le se? nat de Rome,
il confie son secret a` Servilius, qu'il aime depuis quinze ans: il
le lui confie malgre? les soupc? ons de ses autres amis, qui se de? -
fient de la faiblesse de Servilius et de son amour pour sa femme,
fille du consul. Ce que les conjure? s ont craint arrive. Servilius
ne peut cacher a` sa femme le danger de la vie de son pe`re; elle
court aussito^t le lui re? ve? ler. Manlius est arre^te? , ses projets sont
de? couverts, et le se? nat le condamne a` e^tre pre? cipite? du haut de
la roche Tarpe? ienne.
Avant Talma, l'on n'avait gue`re aperc? u dans cette pie`ce, fai-
blement e? crite, la passion d'amitie? que Manlius ressent pour
Servilius. Quand un billet du conjure? Rutile apprend que le
secret est trahi, et l'est par Servilius, Manlius arrive, ce billet
a` la main; il s'approche de son coupable ami-, que de? ja` le repen-
tir de? vore, et, lui montrant les lignes qui l'accusent, il prononce
ces mots: Qu'en dis-tu? Je le demandea` tous ceux qui les ont
entendus, la physionomie et le son de la voix peuvent-ils jamais
exprimer a` la fois plus d'impressions diffe? rentes; cette fureur
qu'amollit un sentiment inte? rieur de pitie? , cette indignation que
l'amitie? rend tour a` tour plus vive et plus faible, comment les
faire comprendre, si ce n'est par cet accent qui va de l'a^me a`
l'a^me, sans l'interme? diaire me^me des paroles! Manlius tire son
poignard pour en frapper Servilius ; sa main cherche son coeur
et tremble de le trouver: le souvenir de tant d'anne? es pendant
lesquelles Servilius lui fut cher, e? le`ve comme un nuage de pleurs
entre sa vengeance et son ami. '
On a moins parle? du cinquie`me acte, et peut-e^tre Talma y
est-il plus admirable encore que dans le quatrie`me. Servilius a
tout brave? pour expier sa faute et sauver Manlius; dans le fond
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA DECLAMATION. 337
de son coeur il a re? solu, si son ami pe? rit, de partager son sort.
La douleur de Manlius est adoucie par les regrets de Servilius;
ne? anmoins il n'ose lui dire qu'il lui pardonne sa trahison effroya-
ble; mais il prend a` la de? robe? e la main de Servilius, et l'appro-
che de son coeur; ses mouvements involontaires cherchent l'ami
coupable qu'il veut embrasser encore, avant de le quitter pour
jamais. Rien, ou presque rien, dans la pie`ce, n'indiquait cette
admirable beaute? de l'a^me sensible, respectant une longue affec-
tion, malgre? la trahison quil'a brise? e. Les ro^les de Pierre et de
Jaffier, dans la pie`ce anglaise, indiquent cette situation avec
une grande force. Talma sait donner a` la trage? die de Manlius
l'e? nergie qui lui manque, et rien n'honore plus son talent que la
ve? rite? avec laquelle il exprime ce qu'il y a d'invincible dans l'a-
mitie? . La passion peut hai? r l'objet de son amour; mais quand le
lien s'est forme? par les rapports sacre? s de l'a^me, il semble que le
crime me^me ne saurait l'ane? antir, et qu'on attend le remords
comme apre`s une longue absence on attendrait le retour.
En parlant avec quelque de? tail de Talma, je ne crois point
m'e^tre arre^te? e sur un sujet e? tranger a` mon ouvrage. Cet artiste
donne autant qu'il est possible a` la trage? die franc? aise ce qu'a`
tort ou a` raison les Allemands lui reprochent de n'avoir pas:
l'originalite? et le naturel. Il sait caracte? riser les moeurs e? trange`-
res dans les diffe? rents personnages qu'il repre? sente, et nul acteur
ne hasarde davantage de grands effets par des moyens simples.
Il y a, dans sa manie`re de de? clamer, Shakespeare et Racine artis-
tement combine? s. Pourquoi les e? crivains dramatiques n'essaye-
raient-ils pas aussi de re? unir dans leurs compositions ce que l'ac-
teur a su si bien amalgamer par sou jeu?
CHAPITRE XXVIII. Des romans.
? De toutes les fictions les romans e? tant la plus facile, il n'est
point de carrie`re dans laquelle les e? crivains des nations moder-
nes se soient plus essaye? s. Le roman fait, pour ainsi dire, la
transition entre la vie re? elle et la vie imaginaire. L'histoire de 2'j
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 338 DES ROMANS.
chacun est, a` quelques modifications pre`s, un roman assez sem-
blable a` ceux qu'on imprime, et les souvenirs personnels tien-
nent souvent a` cet e? gard lieu d'invention. On a voulu donner plus
d'importance a` ce genre en y me^lant la poe? sie, l'histoire et la
philosophie; il me semble que c'est le de? naturer. Les re? flexions
morales et l'e? loquence passionne? e peuvent trouver place dans les
romans; mais l'inte? re^t des situations doit e^tre toujours le pre-
mier mobile de cette sorte d'e? crits, et jamais rien ne peut en te-
nir lieu. Si l'effet the? a^tral est la condition indispensable de toute
pie`ce repre? sente? e, ilest e? galement vrai qu'un roman ne serait ni
un bon ouvrage, ni une fiction heureuse, s'il n'inspirait pas une
curiosite? vive ; c'est en vain que l'on voudrait y supple? er par des
digressions spirituelles. , l'attente de l'amusement trompe? e cau-
serait une fatigue insurmontable. La foule des romans d'amour publie? s en Allemagne a fait
tourner un peu en plaisanterie les clairs de lune, les harpes qui
retentissent le soir dans la valle? e, enGn tous les moyens connus
de bercer doucement l'a^me; mais ne? anmoins il y a en nous une
disposition naturelle qui se plai^t a` ces faciles lectures; c'est au
ge? nie a` s'emparer de cette disposition qu'on voudrait encore com-
battre. Il est si beau d'aimer et d'e^tre aime? , que cet hymne de
la vie peut se moduler a` l'infini, sans que le coeur en e? prouve
de lassitude; ainsi l'on revient avec joie au motif d'un chant embelli par des notes brillantes. Je ne dissimulerai pas cepen-
dant que les romans, me^me les plus purs, font du mal; ils nous
ont trop appris ce qu'il y a de plus secret dans les sentiments.
On ne peut plus rien e? prouver sans se souvenir presque de l'a-
voir lu, et tous les voiles du coeur ont e? te? de? chire? s.
Les anciens
n'auraient jamais fait ainsi de leur a^me un sujet de fiction; il leur
restait un sanctuaire ou` me^me leur propre regard aurait craint
de pe? ne? trer; mais enfin, le genre des romans admis, il y faut
de l'inte? re^t, et c'est, comme le disait Cice? ron de l'action dans
l'orateur, la condition trois fois ne? cessaire. Les Allemands comme les Anglais, sont tre`s-fe? conds en ro-
mans qui peignent la vie domestique. La peinture des moeurs est
plus e? le? gante dans les romans anglais; elle a plus de diversite?
dans les romans allemands. Il y a en Angleterre, malgre? l'inde? -
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DES ROMANS. 339
pendance des caracte`res, une manie`re d'e^tre ge? ne? rale donne? e par
la bonne compagnie; en Allemagne rien a` cet e? gard n'est con-
venu. Plusieurs de ces romans fonde? s sur nos sentiments et nos
moeurs, et qui tiennent parmi les livres le rang des drames au
the? a^tre, me? ritent d'e^tre cite? s; mais ce qui est sans e? gal et sans
pareil, c'est Werther: on voit la` tout ce que le ge? nie de Goethe
pouvait produire quand il e? tait passionne? . L'on dit qu'il attache
maintenant peu de prix a` cet ouvrage de sa jeunesse; l'efferves-
cence d'imagination qui lui inspira presque de l'enthousiasme pour
le suicide, doitlui parai^tre maintenant bla^mable. Quand on est
tre`s-jeune, la de? gradation de l'e^tre n'ayant en rien commence? , le tombeau ne semble qu'une image poe? tique, qu'un sommeil
environne? de figures a` genoux qui nous pleurent; il n'en est
plus ainsi me^me de`s le milieu de la vie, et l'on apprend alors
pourquoi la religion, cette science de l'a^me, a me^le? l'horreur du
meurtre a` l'attentat contre soi-me^me.
Goethe ne? anmoins aurait grand tort de de? daigner l'admirable talent qui se manifeste dans Werther; ce ne sont pas seulement
les souffrances de l'amour, mais les maladies de l'imagination
dans notre sie`cle, dont il a su faire le tableau; ces pense? es qui
se pre? sentent dans l'esprit sans qu'on puisse les changer en acte
dela volonte? ; lecontraste singulier d'une vie beaucoup plus mo-
notone que celle des anciens, et d'une existence inte? rieure beau-
coup plus agite? e, causent une sorte d'e? tourdissement semblable a`
celui qu'on prend sur le bord de l'abi^me, et la fatigue me^me
qu'on e? prouve, apre`s l'avoir longtemps contemple? , peut entrai^ner
a` s'y pre? cipiter. Goethe a su joindre a` cette peinture des inquie? -
tudes de l'a^me, si philosophique dans ses re? sultats, une fiction
simple, mais d'un inte? re^t prodigieux. Si l'on a cru ne? cessaire,
dans toutes les sciences, de frapper les yeux par les signes ex-
te? rieurs, n'est-il pas naturel d'inte? resser le coeur pour y graver
de grandes pense? es?
Les romans par lettres supposent toujours plus de sentiments
que de faits ; jamais les anciens n'auraient imagine? de donnercettj;
lorme a leurs fictions; et CP n'pst me^me, qnp fippilis HPHY sipclpg que la philosophie s'est assez introduite en nous-me^mes pour
que l'analyse de ce qu'on e? prouve tienne une si grande place dans
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 340 DES ROMANS.
les livres. Cette manie`re de concevoir les romans n'est pas aussi
poe? tique, sans doute, que celle qui consiste tout entie`re dans
des re? cits; mais l'esprit humain est maintenant bien moins avide
des e? ve? nements me^me les mieux combine? s, que des observations
sur ce qui se passe dans le coeur. Cette disposition tient aux
grands changements intellectuels qui ont eu lieu dans l'homme;
il tend toujours plus en ge? ne? ral a` se replier sur lui-me^me', et
cherche la religion, l'amour et la pense? e dans le plus intime de
son e^tre. ^
Plusieurs e? crivains allemands ont compose? des contes de revenants et de sorcie`res, et pensent qu'il y a plus de talent dans
ces inventions que dans un roman fonde? sur une circonstance
de la vie commune : tout est bien si l'on y est porte? par des dis-
positions naturelles; mais en ge? ne? ral il faut des vers pour les
choses merveilleuses, la prose n'y si'flJLlI^-L: (j"-'""1 lps fictions
repre? sentent des sie`cles et des pays tre`s-diffe? rents de ceux ou`
nous vivons, il faut que le charme de la poe? sie supple? e au plai-
sir que la ressemblance avec nous-me^mes nous ferait gou^ter. La
poe? sie est le me? diateur aile? qui transporte les temps passe? s et
les nations e? trange`res dans une re? gion sublime ou` l'admiration
tient lieu de sympathie.
Les romans de chevalerie abondent en Allemagne: mais on
aurait du^ les rattacher plus scrupuleusement aux traditions an-
ciennes : a` pre? sent on recherche ces sources pre? cieuses; et,
dans un livre appele? le Livre des He? ros, on a trouve? une foule
d'aventures raconte? es avec force et nai? vete? ; il importe de con-
server la couleur de ce style et de ces moeurs anciennes, et de
ne pas prolonger, par l'analyse des sentiments, les re? cits de ce
tempsou` l'honneur etl'amour agissaient sur le coeur de l'homme,
comme la fatalite? chez les anciens, sans qu'on re? fle? chit aux mo-
tifs des actions, ni que l'incertitude y fu^t admise.
Les romans philosophiques ont pris depuis quelque temps,
en Allemagne, le pas sur ions 1^ piitras ? il? ne ressemblent
point a` ceux des Franc? ais: ce n'est pas, comme dans Voltaire,
une ide? e ge? ne? rale qu'on exprime par un fait. enJbrme d'apolo-
gue, mais c'est un tableau de la viehumaine tout a` fait impar-
tial , un tableau dans lequel aucun inte? re^t passionne? ne do-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DES ROMANS, 341
mine; des situations diverses se succe`dent dans tous les rangs,
dans tous les e? tats, dans toutes les circonstances, et l'e? crivain
est la` pour les raconter; c'est ainsi que Goethe a conc? u Wil-
Iii lin Meister, ouvrage tre`s-admire? en Allemagne,mais ailleurs
peu connu.
Wilhelm Meister est plein de discussions inge? nieuses et spi-
rituelles; on en ferait un ouvrage philosophique du premier
ordre, s'il ne s'y me^lait pas une intrigue de roman , dont' l'in-
te? re^t ne vaut pas ce qu'elle fait perdre; on y trouve des peintu-
res tre`s-fines et tre`s de? taille? es d'une certaine classe de la so-
cie? te? , plus nombreuse en Allemagne que dans les autres pays;
classe dans laquelle les artistes, les come? diens et les aventu-
riers se me^lent avec les bourgeois qui aiment la vie inde? pen-
dante, et avec les grands seigneurs qui croient prote? ger les
arts : chacun de ces tableaux pris a` part est charmant; mais il
n'y a d'autre inte? re^t dans l'ensemble de l'ouvrage que celui
qu'on doit mettre a` savoir l'opinion de Goethe sur chaque su-
jet: le he? ros de son roman est un tiers importun, qu'il a mis,
on ne sait pourquoi, entre son lecteur et lui.
Au milieu deces personnages de IVilhelm Meister, plus spi-
rituels que signifiants, et de ces situations plus naturelles que
saillantes, un e? pisode charmant se retrouve dans plusieurs en-
droits de l'ouvrage, et re? unit tout ce que la chaleur et l'origi-
nalite? du talent de Goethe peuvent faire e? prouver de plus anime? .
Une jeune fille italienne est l'enfant de l'amour, et d'un amour
criminel et terrible, qui a entrai^ne? un homme consacre? par
serment au culte de la Divinite? ; les deux e? poux, de? ja` si coupa-
bles, de? couvrent apre`s leur hymen qu'ils e? taient fre`re et soeur,
et que l'inceste est pour eux la punition du parjure. La me`re perd
la raison, et le pe`re parcourt le monde comme un malheureux
errant qui ne veut d'asile nulle part. Le fruit infortune? de cet
amour si funeste, sans appui de`s sa naissance, est enleve? par des
danseurs de corde; ils l'exercent jusqu'a` l'a^ge de dix ans dans
les mise? rables jeux dont ils tirent leur subsistance : les cruels
traitements qu'on lui fait e? prouver inte? ressent Wilhelm, et il
prend a` son service cette jeune fille, sous l'habit de garc? on,
qu'elle a porte? depuis qu'elle est au monde.
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 342 DES HOMANS.
Alors se de? veloppe dans cette cre? ature extraordinaire un me? -
lange singulier d'enfance et de profondeur, de se? rieux et d'ima-
gination; ardente comme les Italiennes, silencieuse et perse? ve? -
rante comme une personne re? fle? chie, la parole ne semble pas
son langage. Le peu de mots qu'elle dit cependant est solennel,
et re? pond a` des sentiments bien plus forts que son a^ge, et dont
elle-me^me n'a pas le secret. Elle s'attache a` Wilhelm avec
amour et respect; elle le sert comme un domestique fide`le, elle
l'aime comme une femme passionne? e: sa vie ayant toujours e? te?
malheureuse, on dirait qu'elle n'a point connu l'enfance, et
que, souffrant dans l'a^ge auquel la nature n'a destine? que des
jouissances, elle n'existe que pour une seule affection, avec la-
quelle les battements de son coeur commencent et finissent.
Le personnage de Mignon (c'est le nom de la jeune fille )
est myste?
ger. Les spectateurs ne voient pas l'ombre du pe`re d'Hamlet
sur la sce`ne franc? aise, l'apparition se passe en entier dans la
physionomie de Talma, et certes elle n'en est pas ainsi moins
effrayante. Quand, au milieu d'un entretien calme et me? lanco-
lique, tout a` coup il aperc? oit le spectre, on suit tousses mouve-
ments dans les yeux qui le contemplent, et l'on ne peut douter
de la pre? sence du fanto^me quand un tel regard l'atteste.
Lorsque, au troisie`me acte, Hamlet arrive seul sur la sce`ne,
et qu'il dit en beaux vers franc? ais le fameux monologue : To be
or not to be.
La mort, c'est le sommeil, c'est un re? veil peut-e^tre.
Peut-e^tre! -- Ah! c'est le mot qui glace, e? pouvante? ,
L'homme, au bord du cercueil, par le doute arre^te? ;
Devant ce vaste abi^me, il se jette en arrie`re,
Ressaisit l'existence, et s'attache a` la terre.
Talma ne faisait pas un geste, quelquefois seulement il re-
muait la te^te, pour questionner la terre et le ciel sur ce que c'est
que la mort. Immobile, la dignite? de la me? ditation absorbait
tout son e^tre. L'on voyait un homme, au milieu de deux mille
hommes en silence, interroger la pense? e sur le sort des mortels!
Dans peu d'anne? es tout ce qui e? tait la` n'existera plus, mais d'au-
tres hommes assisteront a` leur tour aux me^mes incertitudes, et
se plongeront de me^me dans l'abi^me, sans en connai^tre la pro-
fondeur. Lorsque Hamlet veut faire jurer a` sa me`re, sur l'urne qui
renferme les cendres de son e? poux, qu'elle n'a point eu de part
au crime qui l'a fait pe? rir, elle he? site, se trouble, et finit par
avouer le forfait dont elle est coupable. Alors Hamlet tire le
poignard que son pe`re lui commande d'enfoncer dans le sein
maternel; mais au moment de frapper, la tendresse et la pitie?
l'emportent, et, se retournant vers l'ombre de son pe`re, il s'e? -
crie: Gra^ce, gra^ce mon pe`re! avec un accent ou` toutes les e? mo-
tions de la nature semblent a` la fois s'e? chapper du coeur, et, se
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 330 DR LA DE? CLAMATION.
jetant aux pieds de sa me`re e? vanouie, il lui dit ces deux vers qui
renferment une ine? puisable pitie? :
Votre crime est horrible, exe? crable, odieux;
Mais il n'est pas plus grand que la bonte? des cieux.
Enfm on ne peut penser a` Talma sans se rappeler Manlius.
Cette pie`ce faisait peu d'effet au the? a^tre: c'est le sujet de la
Venise sauve? e, d'Otway, transporte? dans un e? ve? nement de
l'histoire romaine. Manlius conspire contre le se? nat de Rome,
il confie son secret a` Servilius, qu'il aime depuis quinze ans: il
le lui confie malgre? les soupc? ons de ses autres amis, qui se de? -
fient de la faiblesse de Servilius et de son amour pour sa femme,
fille du consul. Ce que les conjure? s ont craint arrive. Servilius
ne peut cacher a` sa femme le danger de la vie de son pe`re; elle
court aussito^t le lui re? ve? ler. Manlius est arre^te? , ses projets sont
de? couverts, et le se? nat le condamne a` e^tre pre? cipite? du haut de
la roche Tarpe? ienne.
Avant Talma, l'on n'avait gue`re aperc? u dans cette pie`ce, fai-
blement e? crite, la passion d'amitie? que Manlius ressent pour
Servilius. Quand un billet du conjure? Rutile apprend que le
secret est trahi, et l'est par Servilius, Manlius arrive, ce billet
a` la main; il s'approche de son coupable ami-, que de? ja` le repen-
tir de? vore, et, lui montrant les lignes qui l'accusent, il prononce
ces mots: Qu'en dis-tu? Je le demandea` tous ceux qui les ont
entendus, la physionomie et le son de la voix peuvent-ils jamais
exprimer a` la fois plus d'impressions diffe? rentes; cette fureur
qu'amollit un sentiment inte? rieur de pitie? , cette indignation que
l'amitie? rend tour a` tour plus vive et plus faible, comment les
faire comprendre, si ce n'est par cet accent qui va de l'a^me a`
l'a^me, sans l'interme? diaire me^me des paroles! Manlius tire son
poignard pour en frapper Servilius ; sa main cherche son coeur
et tremble de le trouver: le souvenir de tant d'anne? es pendant
lesquelles Servilius lui fut cher, e? le`ve comme un nuage de pleurs
entre sa vengeance et son ami. '
On a moins parle? du cinquie`me acte, et peut-e^tre Talma y
est-il plus admirable encore que dans le quatrie`me. Servilius a
tout brave? pour expier sa faute et sauver Manlius; dans le fond
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE LA DECLAMATION. 337
de son coeur il a re? solu, si son ami pe? rit, de partager son sort.
La douleur de Manlius est adoucie par les regrets de Servilius;
ne? anmoins il n'ose lui dire qu'il lui pardonne sa trahison effroya-
ble; mais il prend a` la de? robe? e la main de Servilius, et l'appro-
che de son coeur; ses mouvements involontaires cherchent l'ami
coupable qu'il veut embrasser encore, avant de le quitter pour
jamais. Rien, ou presque rien, dans la pie`ce, n'indiquait cette
admirable beaute? de l'a^me sensible, respectant une longue affec-
tion, malgre? la trahison quil'a brise? e. Les ro^les de Pierre et de
Jaffier, dans la pie`ce anglaise, indiquent cette situation avec
une grande force. Talma sait donner a` la trage? die de Manlius
l'e? nergie qui lui manque, et rien n'honore plus son talent que la
ve? rite? avec laquelle il exprime ce qu'il y a d'invincible dans l'a-
mitie? . La passion peut hai? r l'objet de son amour; mais quand le
lien s'est forme? par les rapports sacre? s de l'a^me, il semble que le
crime me^me ne saurait l'ane? antir, et qu'on attend le remords
comme apre`s une longue absence on attendrait le retour.
En parlant avec quelque de? tail de Talma, je ne crois point
m'e^tre arre^te? e sur un sujet e? tranger a` mon ouvrage. Cet artiste
donne autant qu'il est possible a` la trage? die franc? aise ce qu'a`
tort ou a` raison les Allemands lui reprochent de n'avoir pas:
l'originalite? et le naturel. Il sait caracte? riser les moeurs e? trange`-
res dans les diffe? rents personnages qu'il repre? sente, et nul acteur
ne hasarde davantage de grands effets par des moyens simples.
Il y a, dans sa manie`re de de? clamer, Shakespeare et Racine artis-
tement combine? s. Pourquoi les e? crivains dramatiques n'essaye-
raient-ils pas aussi de re? unir dans leurs compositions ce que l'ac-
teur a su si bien amalgamer par sou jeu?
CHAPITRE XXVIII. Des romans.
? De toutes les fictions les romans e? tant la plus facile, il n'est
point de carrie`re dans laquelle les e? crivains des nations moder-
nes se soient plus essaye? s. Le roman fait, pour ainsi dire, la
transition entre la vie re? elle et la vie imaginaire. L'histoire de 2'j
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 338 DES ROMANS.
chacun est, a` quelques modifications pre`s, un roman assez sem-
blable a` ceux qu'on imprime, et les souvenirs personnels tien-
nent souvent a` cet e? gard lieu d'invention. On a voulu donner plus
d'importance a` ce genre en y me^lant la poe? sie, l'histoire et la
philosophie; il me semble que c'est le de? naturer. Les re? flexions
morales et l'e? loquence passionne? e peuvent trouver place dans les
romans; mais l'inte? re^t des situations doit e^tre toujours le pre-
mier mobile de cette sorte d'e? crits, et jamais rien ne peut en te-
nir lieu. Si l'effet the? a^tral est la condition indispensable de toute
pie`ce repre? sente? e, ilest e? galement vrai qu'un roman ne serait ni
un bon ouvrage, ni une fiction heureuse, s'il n'inspirait pas une
curiosite? vive ; c'est en vain que l'on voudrait y supple? er par des
digressions spirituelles. , l'attente de l'amusement trompe? e cau-
serait une fatigue insurmontable. La foule des romans d'amour publie? s en Allemagne a fait
tourner un peu en plaisanterie les clairs de lune, les harpes qui
retentissent le soir dans la valle? e, enGn tous les moyens connus
de bercer doucement l'a^me; mais ne? anmoins il y a en nous une
disposition naturelle qui se plai^t a` ces faciles lectures; c'est au
ge? nie a` s'emparer de cette disposition qu'on voudrait encore com-
battre. Il est si beau d'aimer et d'e^tre aime? , que cet hymne de
la vie peut se moduler a` l'infini, sans que le coeur en e? prouve
de lassitude; ainsi l'on revient avec joie au motif d'un chant embelli par des notes brillantes. Je ne dissimulerai pas cepen-
dant que les romans, me^me les plus purs, font du mal; ils nous
ont trop appris ce qu'il y a de plus secret dans les sentiments.
On ne peut plus rien e? prouver sans se souvenir presque de l'a-
voir lu, et tous les voiles du coeur ont e? te? de? chire? s.
Les anciens
n'auraient jamais fait ainsi de leur a^me un sujet de fiction; il leur
restait un sanctuaire ou` me^me leur propre regard aurait craint
de pe? ne? trer; mais enfin, le genre des romans admis, il y faut
de l'inte? re^t, et c'est, comme le disait Cice? ron de l'action dans
l'orateur, la condition trois fois ne? cessaire. Les Allemands comme les Anglais, sont tre`s-fe? conds en ro-
mans qui peignent la vie domestique. La peinture des moeurs est
plus e? le? gante dans les romans anglais; elle a plus de diversite?
dans les romans allemands. Il y a en Angleterre, malgre? l'inde? -
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DES ROMANS. 339
pendance des caracte`res, une manie`re d'e^tre ge? ne? rale donne? e par
la bonne compagnie; en Allemagne rien a` cet e? gard n'est con-
venu. Plusieurs de ces romans fonde? s sur nos sentiments et nos
moeurs, et qui tiennent parmi les livres le rang des drames au
the? a^tre, me? ritent d'e^tre cite? s; mais ce qui est sans e? gal et sans
pareil, c'est Werther: on voit la` tout ce que le ge? nie de Goethe
pouvait produire quand il e? tait passionne? . L'on dit qu'il attache
maintenant peu de prix a` cet ouvrage de sa jeunesse; l'efferves-
cence d'imagination qui lui inspira presque de l'enthousiasme pour
le suicide, doitlui parai^tre maintenant bla^mable. Quand on est
tre`s-jeune, la de? gradation de l'e^tre n'ayant en rien commence? , le tombeau ne semble qu'une image poe? tique, qu'un sommeil
environne? de figures a` genoux qui nous pleurent; il n'en est
plus ainsi me^me de`s le milieu de la vie, et l'on apprend alors
pourquoi la religion, cette science de l'a^me, a me^le? l'horreur du
meurtre a` l'attentat contre soi-me^me.
Goethe ne? anmoins aurait grand tort de de? daigner l'admirable talent qui se manifeste dans Werther; ce ne sont pas seulement
les souffrances de l'amour, mais les maladies de l'imagination
dans notre sie`cle, dont il a su faire le tableau; ces pense? es qui
se pre? sentent dans l'esprit sans qu'on puisse les changer en acte
dela volonte? ; lecontraste singulier d'une vie beaucoup plus mo-
notone que celle des anciens, et d'une existence inte? rieure beau-
coup plus agite? e, causent une sorte d'e? tourdissement semblable a`
celui qu'on prend sur le bord de l'abi^me, et la fatigue me^me
qu'on e? prouve, apre`s l'avoir longtemps contemple? , peut entrai^ner
a` s'y pre? cipiter. Goethe a su joindre a` cette peinture des inquie? -
tudes de l'a^me, si philosophique dans ses re? sultats, une fiction
simple, mais d'un inte? re^t prodigieux. Si l'on a cru ne? cessaire,
dans toutes les sciences, de frapper les yeux par les signes ex-
te? rieurs, n'est-il pas naturel d'inte? resser le coeur pour y graver
de grandes pense? es?
Les romans par lettres supposent toujours plus de sentiments
que de faits ; jamais les anciens n'auraient imagine? de donnercettj;
lorme a leurs fictions; et CP n'pst me^me, qnp fippilis HPHY sipclpg que la philosophie s'est assez introduite en nous-me^mes pour
que l'analyse de ce qu'on e? prouve tienne une si grande place dans
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 340 DES ROMANS.
les livres. Cette manie`re de concevoir les romans n'est pas aussi
poe? tique, sans doute, que celle qui consiste tout entie`re dans
des re? cits; mais l'esprit humain est maintenant bien moins avide
des e? ve? nements me^me les mieux combine? s, que des observations
sur ce qui se passe dans le coeur. Cette disposition tient aux
grands changements intellectuels qui ont eu lieu dans l'homme;
il tend toujours plus en ge? ne? ral a` se replier sur lui-me^me', et
cherche la religion, l'amour et la pense? e dans le plus intime de
son e^tre. ^
Plusieurs e? crivains allemands ont compose? des contes de revenants et de sorcie`res, et pensent qu'il y a plus de talent dans
ces inventions que dans un roman fonde? sur une circonstance
de la vie commune : tout est bien si l'on y est porte? par des dis-
positions naturelles; mais en ge? ne? ral il faut des vers pour les
choses merveilleuses, la prose n'y si'flJLlI^-L: (j"-'""1 lps fictions
repre? sentent des sie`cles et des pays tre`s-diffe? rents de ceux ou`
nous vivons, il faut que le charme de la poe? sie supple? e au plai-
sir que la ressemblance avec nous-me^mes nous ferait gou^ter. La
poe? sie est le me? diateur aile? qui transporte les temps passe? s et
les nations e? trange`res dans une re? gion sublime ou` l'admiration
tient lieu de sympathie.
Les romans de chevalerie abondent en Allemagne: mais on
aurait du^ les rattacher plus scrupuleusement aux traditions an-
ciennes : a` pre? sent on recherche ces sources pre? cieuses; et,
dans un livre appele? le Livre des He? ros, on a trouve? une foule
d'aventures raconte? es avec force et nai? vete? ; il importe de con-
server la couleur de ce style et de ces moeurs anciennes, et de
ne pas prolonger, par l'analyse des sentiments, les re? cits de ce
tempsou` l'honneur etl'amour agissaient sur le coeur de l'homme,
comme la fatalite? chez les anciens, sans qu'on re? fle? chit aux mo-
tifs des actions, ni que l'incertitude y fu^t admise.
Les romans philosophiques ont pris depuis quelque temps,
en Allemagne, le pas sur ions 1^ piitras ? il? ne ressemblent
point a` ceux des Franc? ais: ce n'est pas, comme dans Voltaire,
une ide? e ge? ne? rale qu'on exprime par un fait. enJbrme d'apolo-
gue, mais c'est un tableau de la viehumaine tout a` fait impar-
tial , un tableau dans lequel aucun inte? re^t passionne? ne do-
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DES ROMANS, 341
mine; des situations diverses se succe`dent dans tous les rangs,
dans tous les e? tats, dans toutes les circonstances, et l'e? crivain
est la` pour les raconter; c'est ainsi que Goethe a conc? u Wil-
Iii lin Meister, ouvrage tre`s-admire? en Allemagne,mais ailleurs
peu connu.
Wilhelm Meister est plein de discussions inge? nieuses et spi-
rituelles; on en ferait un ouvrage philosophique du premier
ordre, s'il ne s'y me^lait pas une intrigue de roman , dont' l'in-
te? re^t ne vaut pas ce qu'elle fait perdre; on y trouve des peintu-
res tre`s-fines et tre`s de? taille? es d'une certaine classe de la so-
cie? te? , plus nombreuse en Allemagne que dans les autres pays;
classe dans laquelle les artistes, les come? diens et les aventu-
riers se me^lent avec les bourgeois qui aiment la vie inde? pen-
dante, et avec les grands seigneurs qui croient prote? ger les
arts : chacun de ces tableaux pris a` part est charmant; mais il
n'y a d'autre inte? re^t dans l'ensemble de l'ouvrage que celui
qu'on doit mettre a` savoir l'opinion de Goethe sur chaque su-
jet: le he? ros de son roman est un tiers importun, qu'il a mis,
on ne sait pourquoi, entre son lecteur et lui.
Au milieu deces personnages de IVilhelm Meister, plus spi-
rituels que signifiants, et de ces situations plus naturelles que
saillantes, un e? pisode charmant se retrouve dans plusieurs en-
droits de l'ouvrage, et re? unit tout ce que la chaleur et l'origi-
nalite? du talent de Goethe peuvent faire e? prouver de plus anime? .
Une jeune fille italienne est l'enfant de l'amour, et d'un amour
criminel et terrible, qui a entrai^ne? un homme consacre? par
serment au culte de la Divinite? ; les deux e? poux, de? ja` si coupa-
bles, de? couvrent apre`s leur hymen qu'ils e? taient fre`re et soeur,
et que l'inceste est pour eux la punition du parjure. La me`re perd
la raison, et le pe`re parcourt le monde comme un malheureux
errant qui ne veut d'asile nulle part. Le fruit infortune? de cet
amour si funeste, sans appui de`s sa naissance, est enleve? par des
danseurs de corde; ils l'exercent jusqu'a` l'a^ge de dix ans dans
les mise? rables jeux dont ils tirent leur subsistance : les cruels
traitements qu'on lui fait e? prouver inte? ressent Wilhelm, et il
prend a` son service cette jeune fille, sous l'habit de garc? on,
qu'elle a porte? depuis qu'elle est au monde.
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 342 DES HOMANS.
Alors se de? veloppe dans cette cre? ature extraordinaire un me? -
lange singulier d'enfance et de profondeur, de se? rieux et d'ima-
gination; ardente comme les Italiennes, silencieuse et perse? ve? -
rante comme une personne re? fle? chie, la parole ne semble pas
son langage. Le peu de mots qu'elle dit cependant est solennel,
et re? pond a` des sentiments bien plus forts que son a^ge, et dont
elle-me^me n'a pas le secret. Elle s'attache a` Wilhelm avec
amour et respect; elle le sert comme un domestique fide`le, elle
l'aime comme une femme passionne? e: sa vie ayant toujours e? te?
malheureuse, on dirait qu'elle n'a point connu l'enfance, et
que, souffrant dans l'a^ge auquel la nature n'a destine? que des
jouissances, elle n'existe que pour une seule affection, avec la-
quelle les battements de son coeur commencent et finissent.
Le personnage de Mignon (c'est le nom de la jeune fille )
est myste?
