Mme de
Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à
sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les
goûtait maintenant.
Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à
sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les
goûtait maintenant.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - a
Je fais comme ceux-là,
je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article
le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans
chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que
chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement les images
que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue
par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans
son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la
parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des
fils du téléphone; au moment même où je veux être un lecteur, mon
esprit refait en auteur le tour de ceux qui liront mon article. Si M. de
Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en
revanche, il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch
dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent
semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de
l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait ainsi
à ma propre défiance de moi-même qui n'avait plus besoin de le
détruire. C'est qu'en réalité, il en est de la valeur d'un article,
si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes
rendus de la Chambre où les mots «Nous verrons bien» prononcés par
le ministre ne prennent toute leur importance qu'encadrés ainsi: LE
PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES: «Nous
verrons bien» (_Vives exclamations à l'extrême-gauche. Très bien!
sur quelques bancs à gauche et au centre_)--la plus grande partie de
leur beauté réside dans l'esprit des lecteurs. Et c'est la tare
originelle de ce genre de littérature dont ne sont pas exceptés les
célèbres _Lundis_ que leur valeur réside dans l'impression qu'elle
produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un
membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne
se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle
s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste,
ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un
peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de
Boigne dans son lit à huit colonnes lisant son article du
_Constitutionnel_, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il
s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de
lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le
coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier le lisant de son
côté en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait
un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de
Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la
société, si un mot de Mme d'Herbouville ne le lui avait déjà appris.
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou
même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre
la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma
personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de
force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps
se montrait rose à toutes les fenêtres.
Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour
de chaque phrase les images qu'il y enferme; au moment même où
j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en
auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être,
réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si
je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que
peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu
y exprimer. Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis,
étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques
auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes
que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi
une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de
mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant,
en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du
devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table
rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je
lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un
autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes
épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec
qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur
éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais une
défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur
quelconque émerveillé, je me disais: «Bah! comment un lecteur peut-il
s'apercevoir de cela, il manque quelque chose là, c'est possible. Mais,
sapristi, s'ils ne sont pas contents! Il y a assez de jolies choses
comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. » Et m'appuyant sur ces dix
mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de
ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais à ce
moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne
s'adressait qu'à moi.
À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais
pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la
recommencer immédiatement, car il n'y a rien comme un vieil article de
soi dont on puisse mieux dire que «quand on l'a lu on peut le relire».
Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise,
pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du
doigt le miracle de la multiplication de ma pensée et lire, comme si
j'étais un autre Monsieur qui vient d'ouvrir le _Figaro_, dans un autre
numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je
n'avais vu les Guermantes, je devais leur faire le lendemain, cette
visite que j'avais projetée avec tant d'agitation afin de rencontrer
Mlle d'Éporcheville, lorsque je télégraphiais à St-Loup. Je me
rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je
pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé
pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne
pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais
les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchantent pas plus le
cœur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer
n'atteignent l'esprit. Pour d'autres amis, je me disais que si l'état
de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir,
il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là
accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire
penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me
disais cela parce que les relations mondaines ayant eu jusqu'ici une
place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus
m'effrayait et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi
l'attention de mes amis, peut-être d'exciter leur admiration, jusqu'au
jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me
consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas
vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon
plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime,
qu'eux ne pouvaient me donner, et que je pouvais trouver non en causant
avec eux, mais en écrivant loin d'eux, et que, si je commençais à
écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure
idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde,
peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et que la situation
que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais
plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde,
mais dans la littérature.
Après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, ce fut moins
pour Mlle d'Éporcheville qui avait perdu, du fait de la dépêche de
Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité que pour voir en la duchesse
elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me
permettre d'imaginer ce qu'avait pu penser le public,--abonnés et
acheteurs,--du _Figaro_. Ce n'est pas du reste sans plaisir que j'allais
chez Mme de Guermantes. J'avais beau me dire que ce qui différenciait
pour moi ce salon des autres, c'était le long stage qu'il avait fait
dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence, je
ne l'abolissais pas. Il existait d'ailleurs pour moi plusieurs noms de
Guermantes. Si celui que ma mémoire n'avait inscrit que comme dans un
livre d'adresses ne s'accompagnait d'aucune poésie, de plus anciens,
ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de
Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand
il y avait longtemps que je ne l'avais vue et que la clarté crue de la
personne au visage humain n'éteignait pas les rayons mystérieux du
nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de
Guermantes comme à quelque chose qui eût été au delà du réel, de
la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes
premiers rêves, et comme si depuis je n'avais pas fait ce voyage, au
train de une heure cinquante comme si je ne l'avais pas pris. J'oubliais
un instant la connaissance que j'avais que tout cela n'existait pas,
comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un
instant qu'il est mort. Puis l'idée de la réalité revint en entrant
dans l'antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant
qu'elle était malgré tout pour moi le véritable point d'intersection
entre la réalité et le rêve.
En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue
pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé.
Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me «représenter» à
elle. Et en effet, depuis que j'étais entré, j'avais une impression de
très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant:
«Ah! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or, au
contraire, j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune
jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il
était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit
rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En soi ma
double erreur de nom, de m'être rappelé de l'Orgeville comme étant
d'Éporcheville et d'avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était
en réalité Forcheville n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est
de croire que les choses se présentent habituellement telles qu'elles
sont en réalité, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que
la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. En
fait ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous
voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous
répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que
l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours.
Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de
Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette
volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui
était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction
et était tout ce qu'elle avait ajouté chez elle à la France de
Saint-André-des-Champs (des principes égalitaires de 1789, elle ne
réclamait qu'un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous
et de maintenir qu'hôtel, été et air étaient du genre féminin),
mais parce qu'en réalité elle continua toujours d'entendre Sazerin.
Cette perpétuelle erreur qui est précisément la «vie», ne donne pas
ses mille formes seulement à l'univers visible et à l'univers audible,
mais à l'univers social, à l'univers sentimental, à l'univers
historique, etc. La Princesse de Luxembourg n'a qu'une situation de
cocotte pour la femme du Premier Président, ce qui du reste est de peu
de conséquence; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile
pour Swann, d'où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus
douloureux quand il comprend son erreur; ce qui en a encore davantage,
les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous
n'avons de l'univers que des visions informes, fragmentées et que nous
complétons par des associations d'idées arbitraires, créatrices de
dangereuses suggestions. Je n'aurais donc pas eu lieu d'être étonné
en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si
c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler) si
la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de
prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables:
«Vous ne vous souvenez pas que vous m'avez beaucoup connue
autrefois,. . . vous veniez à la maison,. . . votre amie Gilberte. J'ai
bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu
tout de suite. » (Elle dit cela comme si elle m'avait reconnu tout de
suite dans le salon, mais la vérité est qu'elle m'avait reconnu dans
la rue et m'avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit
qu'elle lui avait raconté comme une chose très drôle et
extraordinaire que je l'avais suivie et frôlée, la prenant pour une
cocotte). Je ne sus qu'après son départ pourquoi elle s'appelait Mlle
de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette qui étonna tout le
monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait
être une veuve très riche. Forcheville l'épousa, après avoir
entrepris une longue tournée de châteaux et s'être assuré que sa
famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés,
mais céda devant l'intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses
d'un parent besogneux qui allait passer d'une quasi-misère à
l'opulence. ) Peu après un oncle de Swann, sur la tête duquel la
disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme
héritage, mourut, laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait
ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c'était le
moment où des suites de l'affaire Dreyfus était né un mouvement
antisémite parallèle à un mouvement plus abondant de pénétration du
monde par les Israélites. Les politiciens n'avaient pas eu tort en
pensant que la découverte de l'erreur judiciaire porterait un coup à
l'antisémitisme. Mais provisoirement au moins un antisémitisme mondain
s'en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville qui, comme
le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la
certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld,
considérait qu'en épousant la veuve d'un juif, il avait accompli le
même acte de charité qu'un millionnaire qui ramasse une prostituée
dans la rue et la tire de la misère et de la fange; il était prêt à
étendre sa bonté jusqu'à la personne de Gilberte dont tant de
millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le
mariage. Il déclara qu'il l'adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à
l'étonnement--qu'elle avait d'ailleurs le goût et l'habitude de
provoquer--de sa société s'était, quand Swann s'était marié,
refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait
été en apparence d'autant plus cruel que ce qu'avait pendant longtemps
représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c'était la
présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût
dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu'on se
fait ne se réalisent jamais pour différentes raisons. Parmi celles-là
il en est une qui fit qu'il pensa peu à regretter cette présentation.
Cette raison est que, quelle que soit l'image, depuis la truite à
manger au coucher du soleil qui décide un homme sédentaire à prendre
le train, jusqu'au désir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse
caissière en s'arrêtant devant elle en somptueux équipage qui décide
un homme sans scrupules à commettre un assassinat, ou à souhaiter la
mort et l'héritage des siens, selon qu'il est plus brave ou plus
paresseux, qu'il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à en
caresser le premier chaînon, l'acte qui est destiné à nous permettre
d'atteindre l'image, que cet acte soit le voyage, le mariage, le
crime,. . . cet acte nous modifie assez profondément pour que nous
n'attachions plus d'importance à la raison qui nous a fait l'accomplir.
Il se peut même que ne vienne plus une seule fois à son esprit l'image
que se formait celui qui n'était pas encore un voyageur, ou un mari, ou
un criminel, ou un isolé (qui s'est mis au travail pour la gloire et
s'est du même coup détaché du désir de la gloire). D'ailleurs
missions-nous de l'obstination à ne pas avoir voulu agir en vain, il
est probable que l'effet de soleil ne se retrouverait pas, qu'ayant
froid à ce moment-là, nous souhaiterions un potage au coin du feu et
non une truite en plein air, que notre équipage laisserait
indifférente la caissière qui peut-être avait pour des raisons tout
autres une grande considération pour nous et dont cette brusque
richesse exciterait la méfiance. Bref nous avons vu Swann marié
attacher surtout de l'importance aux relations de sa femme et de sa
fille avec Mme Bontemps.
À toutes les raisons, tirées de la façon Guermantes de comprendre la
vie mondaine, qui avaient décidé la Duchesse à ne jamais se laisser
présenter Mme et Mlle Swann, on peut ajouter aussi cette assurance
heureuse avec laquelle les gens qui n'aiment pas se tiennent à l'écart
de ce qu'ils blâment chez les amoureux et que l'amour de ceux-ci
explique. «Oh! je ne me mêle pas à tout ça, si ça amuse le pauvre
Swann de faire des bêtises et de ruiner son existence, c'est son
affaire, mais on ne sait pas avec ces choses-là, tout ça peut très
mal finir, je les laisse se débrouiller. » C'est le _Suave mari magno_
que Swann lui-même me conseillait à l'égard des Verdurin, quand il
avait depuis longtemps cessé d'être amoureux d'Odette et ne tenait
plus au petit clan. C'est tout ce qui rend si sages les jugements des
tiers sur les passions qu'ils n'éprouvent pas et les complications de
conduite qu'elles entraînent.
Mme de Guermantes avait même mis à exclure Mme et Mlle Swann une
persévérance qui avait étonné. Quand Mme Molé, Mme de Marsantes
avaient commencé de se lier avec Mme Swann et de mener chez elle un
grand nombre de femmes du monde, non seulement Mme de Guermantes était
restée intraitable, mais elle s'était arrangée pour couper les ponts
et que sa cousine la Princesse de Guermantes l'imitât. Un des jours les
plus graves de la crise où pendant le ministère Rouvier on crut qu'il
allait y avoir la guerre entre la France et l'Allemagne, comme je
dînais seul chez Mme de Guermantes avec M. de Bréauté, j'avais
trouvé à la Duchesse l'air soucieux. J'avais cru, comme elle se
mêlait volontiers de politique, qu'elle voulait montrer par là sa
crainte de la guerre, comme un jour où elle était venue à table si
soucieuse, répondant à peine par monosyllabes, à quelqu'un qui
l'interrogeait timidement sur l'objet de son souci, elle avait répondu
d'un air grave: «La Chine m'inquiète». Or au bout d'un moment, Mme de
Guermantes, expliquant elle-même l'air soucieux que j'avais attribué
à la crainte d'une déclaration de guerre, avait dit à M. de
Bréauté: «On dit que Mme Aynard veut faire une position aux Swann. Il
faut absolument que j'aille demain matin voir Marie-Gilbert pour qu'elle
m'aide à empêcher ça. Sans cela il n'y a plus de société. C'est
très joli l'affaire Dreyfus. Mais alors l'épicière du coin n'a qu'à
se dire nationaliste et à vouloir en échange être reçue chez nous. »
Et j'avais eu de ce propos, si frivole auprès de celui que j'attendais,
l'étonnement du lecteur qui, cherchant dans le _Figaro_ à la place
habituelle les dernières nouvelles de la guerre russo-japonaise, tombe
au lieu de cela sur la liste des personnes qui ont fait des cadeaux de
noce à Mlle de Mortemart, l'importance d'un mariage aristocratique
ayant fait reculer à la fin du journal les batailles sur terre et sur
mer. La Duchesse finissait d'ailleurs par éprouver de sa persévérance
poursuivie au delà de toute mesure, une satisfaction d'orgueil qu'elle
ne manquait pas une occasion d'exprimer. «Bébel, disait-elle, prétend
que nous sommes les deux personnes les plus élégantes de Paris, parce
qu'il n'y a que moi et lui qui ne nous laissions pas saluer par Mme et
Mlle Swann. Or il assure que l'élégance est de ne pas connaître Mme
Swann. » Et la Duchesse riait de tout son cœur.
Cependant, quand Swann fut mort, il arriva que la décision de ne pas
recevoir sa fille avait fini de donner à Mme de Guermantes toutes les
satisfactions d'orgueil, d'indépendance, de self-government, de
persécution qu'elle était susceptible d'en tirer et auxquelles avait
mis fin la disparition de l'être qui lui donnait la sensation
délicieuse qu'elle lui résistait, qu'il ne parvenait pas à lui faire
rapporter ses décrets.
Alors la Duchesse avait passé à la promulgation d'autres décrets qui,
s'appliquant à des vivants, pussent lui faire sentir qu'elle était
maîtresse de faire ce qui bon lui semblait. Elle ne parlait pas à la
petite Swann, mais quand on lui parlait d'elle, la Duchesse ressentait
une curiosité, comme d'un endroit nouveau, que ne venait pas lui
masquer à elle-même le désir de résister à la prétention de Swann.
D'ailleurs tant de sentiments différents peuvent contribuer à en
former un seul qu'on ne saurait pas dire s'il n'y avait pas quelque
chose d'affectueux pour Swann dans cet intérêt. Sans doute--car à
tous les étages de la société une vie mondaine et frivole paralyse la
sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciter les morts--la Duchesse
était de celles qui ont besoin de la présence--de cette présence
qu'en vraie Guermantes elle excellait à prolonger--pour aimer vraiment,
mais aussi, chose plus rare, pour détester un peu. De sorte que souvent
ses bons sentiments pour les gens, suspendus de leur vivant par
l'irritation que tels ou tels de leurs actes lui causaient, renaissaient
après leur mort. Elle avait presque alors un désir de réparation,
parce qu'elle ne les imaginait plus--très vaguement d'ailleurs--qu'avec
leurs qualités, et dépourvus des petites satisfactions, des petites
prétentions qui l'agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnait
parfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes, quelque chose
d'assez noble--mêlé à beaucoup de bassesse--à sa conduite. Tandis
que les trois quarts des humains flattent les vivants et ne tiennent
plus aucun compte des morts, elle faisait souvent après leur mort ce
qu'auraient désiré ceux qu'elle avait maltraités, vivants.
Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l'aimaient et avaient un peu
d'amour-propre pour elle, n'eussent pu se réjouir du changement de
dispositions de la Duchesse à son égard qu'en pensant que Gilberte, en
repoussant dédaigneusement des avances qui venaient après vingt-cinq
ans d'outrages, dût enfin venger ceux-ci. Malheureusement les réflexes
moraux ne sont pas toujours identiques à ce que le bon sens imagine.
Tel qui par une injure mal à propos a cru perdre à tout jamais ses
ambitions auprès d'une personne à qui il tient les sauve au contraire
par là. Gilberte assez indifférente aux personnes qui étaient
aimables pour elle, ne cessait de penser avec admiration à l'insolente
Mme de Guermantes, à se demander les raisons de cette insolence; même
une fois, ce qui eût fait mourir de honte pour elle tous les gens qui
lui témoignaient un peu d'amitié, elle avait voulu écrire à la
Duchesse pour lui demander ce qu'elle avait contre une jeune fille qui
ne lui avait rien fait. Les Guermantes avaient pris à ses yeux des
proportions que leur noblesse eût été impuissante à leur donner.
Elle les mettait au-dessus non seulement de toute la noblesse, mais
même de toutes les familles royales.
D'anciennes amies de Swann s'occupaient beaucoup de Gilberte. Quand on
apprit dans l'aristocratie le dernier héritage qu'elle venait de faire,
on commença à remarquer combien elle était bien élevée et quelle
femme charmante elle ferait. On prétendait qu'une cousine de Mme de
Guermantes, la princesse de Nièvre, pensait à Gilberte pour son fils.
Mme de Guermantes détestait Mme de Nièvre. Elle dit qu'un tel mariage
serait un scandale. Mme de Nièvre effrayée assura qu'elle n'y avait
jamais pensé. Un jour, après déjeuner, comme il faisait beau, et que
M. de Guermantes devait sortir avec sa femme, Mme de Guermantes
arrangeait son chapeau dans la glace, ses yeux bleus se regardaient
eux-mêmes, et regardaient ses cheveux encore blonds, la femme de
chambre tenait à la main diverses ombrelles entre lesquelles sa
maîtresse choisirait. Le soleil entrait à flots par la fenêtre et ils
avaient décidé de profiter de la belle journée pour aller faire une
visite à Saint-Cloud, et M. de Guermantes tout prêt, en gants gris
perle et le tube sur la tête se disait: «Oriane est vraiment encore
étonnante. Je la trouve délicieuse», et voyant que sa femme avait
l'air bien disposée: «À propos, dit-il, j'avais une commission à
vous faire de Mme de Virelef. Elle voulait vous demander de venir lundi
à l'Opéra, mais comme elle a la petite Swann, elle n'osait pas et m'a
prié de tâter le terrain. Je n'émets aucun avis, je vous transmets
tout simplement. Mon Dieu, il me semble que nous pourrions. . . »
ajouta-t-il évasivement, car leur disposition à l'égard d'une
personne étant une disposition collective et naissant identique en
chacun d'eux, il savait par lui-même que l'hostilité de sa femme à
l'égard de Mlle Swann était tombée et qu'elle était curieuse de la
connaître. Mme de Guermantes acheva d'arranger son voile et choisit une
ombrelle. «Mais comme vous voudrez, que voulez-vous que ça me fasse,
je ne vois aucun inconvénient à ce que nous connaissions cette petite.
Vous savez bien que je n'ai jamais rien eu _contre_ elle. Simplement je
ne voulais pas que nous ayons l'air de recevoir les faux-ménages de nos
amis. Voilà tout. » «Et vous aviez parfaitement raison, répondit le
Duc. Vous êtes la sagesse même, Madame, et vous êtes de plus
ravissante avec ce chapeau. » «Vous êtes fort aimable», dit Mme de
Guermantes en souriant à son mari et en se dirigeant vers la porte.
Mais avant de monter en voiture, elle tint à lui donner encore quelques
explications: «Maintenant il y a beaucoup de gens qui voient la mère,
d'ailleurs elle a le bon esprit d'être malade les trois quarts de
l'année. . . Il paraît que la petite est très gentille. Tout le monde
sait que nous aimions beaucoup Swann. On trouvera cela tout naturel» et
ils partirent ensemble pour Saint-Cloud.
Un mois après, la petite Swann, qui ne s'appelait pas encore
Forcheville, déjeunait chez les Guermantes. On parla de mille choses;
à la fin du déjeuner, Gilberte dit timidement: «Je crois que vous
avez très bien connu mon père. » «Mais je crois bien, dit Mme de
Guermantes sur un ton mélancolique qui prouvait qu'elle comprenait le
chagrin de la fille et avec un excès d'intensité voulu qui lui donnait
l'air de dissimuler qu'elle n'était pas sûre de se rappeler très
exactement le père. Nous l'avons très bien connu, je me le rappelle
_très bien_. » (Et elle pouvait se le rappeler en effet, il était venu
la voir presque tous les jours pendant vingt-cinq ans. ) «Je sais très
bien qui c'était, je vais vous dire, ajouta-t-elle, comme si elle avait
voulu expliquer à la fille qui elle avait eu pour père et donner à
cette jeune fille des renseignements sur lui, c'était un grand ami à
ma belle-mère et aussi il était très lié avec mon beau-frère
Palamède. » «Il venait aussi ici, il déjeunait même ici, ajouta M.
de Guermantes par ostentation de modestie et scrupule d'exactitude. Vous
vous rappelez, Oriane. Quel brave homme que votre père. Comme on
sentait qu'il devait être d'une famille honnête, du reste j'ai aperçu
autrefois son père et sa mère. Eux et lui, quelles bonnes gens! »
On sentait que s'ils avaient été, les parents et le fils, encore en
vie, le duc de Guermantes n'eût pas eu d'hésitation à les recommander
pour une place de jardiniers! Et voilà comment le faubourg
Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois, soit pour le
flatter de l'exception faite--le temps qu'on cause--en faveur de
l'interlocuteur ou de l'interlocutrice, soit plutôt et en même temps
pour l'humilier. C'est ainsi qu'un antisémite dit à un Juif, dans le
moment même où il le couvre de son affabilité, du mal des Juifs,
d'une façon générale qui permette d'être blessant sans être
grossier.
Mais sachant vraiment vous combler, quand elle vous voyait, ne pouvant
alors se résoudre à vous laisser partir, Mme de Guermantes était
aussi l'esclave de ce besoin de la présence. Swann avait pu parfois
dans l'ivresse de la conversation donner à la Duchesse l'illusion
qu'elle avait de l'amitié pour lui, il ne le pouvait plus. «Il était
charmant», dit la Duchesse avec un sourire triste en posant sur
Gilberte un regard très doux qui, à tout hasard, pour le cas où cette
jeune fille serait sensible, lui montrerait qu'elle était comprise et
que Mme de Guermantes, si elle se fût trouvée seule avec elle et si
les circonstances l'eussent permis, eût aimé lui dévoiler toute la
profondeur de sa sensibilité. Mais M. de Guermantes, soit qu'il pensât
précisément que les circonstances s'opposaient à de telles effusions,
soit qu'il considérât que toute exagération de sentiment était
l'affaire des femmes et que les hommes n'avaient pas plus à y voir que
dans leurs autres attributions, sauf la cuisine et les vins qu'il
s'était réservés y ayant plus de lumières que la Duchesse, crut bien
faire de ne pas alimenter, en s'y mêlant, cette conversation qu'il
écoutait avec une visible impatience.
Du reste Mme de Guermantes, cet accès de sensibilité passé, ajouta
avec une frivolité mondaine en s'adressant à Gilberte: «Tenez,
c'était non seulement un grand ami à mon beau-frère Charlus mais
aussi il était très ami avec Voisenon (le château du prince de
Guermantes)» comme si le fait de connaître M. de Charlus et le Prince
avait été pour Swann un hasard, comme si le beau-frère et le cousin
de la Duchesse avaient été deux hommes avec qui Swann se fût trouvé
lié dans une certaine circonstance, alors que Swann était lié avec
tous les gens de cette même société, et comme si Mme de Guermantes
avait voulu faire comprendre à Gilberte qui était à peu près son
père, le lui «situer» par un de ces traits caractéristiques à
l'aide desquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en
relations avec quelqu'un qu'on n'aurait pas à connaître, ou pour
singulariser son récit, on invoque le parrainage particulier d'une
certaine personne.
Quant à Gilberte, elle fut d'autant plus heureuse de voir tomber la
conversation qu'elle ne cherchait précisément qu'à en changer, ayant
hérité de Swann son tact exquis avec un charme d'intelligence que
reconnurent et goûtèrent le duc et la duchesse qui demandèrent à
Gilberte de revenir bientôt. D'ailleurs avec la minutie des gens dont
la vie est sans but, tour à tour ils s'apercevaient, chez les gens avec
qui ils se liaient, des qualités les plus simples, s'exclamant devant
elles avec l'émerveillement naïf d'un citadin qui fait à la campagne
la découverte d'un brin d'herbe, ou au contraire grossissant comme avec
un microscope, commentant sans fin, prenant en grippe les moindres
défauts, et souvent tour à tour chez une même personne. Pour Gilberte
ce furent d'abord ces agréments sur lesquels s'exerça la perspicacité
oisive de M. et de Mme de Guermantes: «Avez-vous remarqué la manière
dont elle dit certains mots, dit après son départ la duchesse à son
mari, c'était bien du Swann, je croyais l'entendre. » «J'allais faire
la même remarque que vous, Oriane. » «Elle est spirituelle, c'est tout
à fait le tour de son père. » «Je trouve qu'elle lui est même très
supérieure. Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de
bains de mer, elle a un brio que Swann n'avait pas. » «Oh! il était
pourtant bien spirituel. » «Mais je ne dis pas qu'il n'était pas
spirituel. Je dis qu'il n'avait pas de brio», dit M. de Guermantes d'un
ton gémissant, car sa goutte le rendait nerveux et, quand il n'avait
personne d'autre à qui témoigner son agacement, c'est à la duchesse
qu'il le manifestait. Mais incapable d'en bien comprendre les causes, il
préférait prendre un air incompris.
Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que dorénavant
on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un «votre pauvre père»
qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette
époque adopté la jeune fille. Elle disait: «mon père» à
Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa
distinction, et on reconnaissait que, si Forcheville s'était
admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et
savait l'en récompenser. Sans doute parce qu'elle pouvait parfois et
désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître
par moi et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais
c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom
de Swann.
Justement je venais de remarquer dans le salon deux dessins d'Elstir qui
autrefois étaient relégués dans un cabinet d'en haut où je ne les
avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode.
Mme de
Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à
sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les
goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l'engouement d'un
ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne
pouvait songer à acheter d'autres tableaux de lui, car ils étaient
montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle
voulait au moins avoir quelque chose d'Elstir dans son salon et y avait
fait descendre ces deux dessins qu'elle déclarait «préférer à sa
peinture».
Gilberte reconnut cette facture. «On dirait des Elstir, dit-elle. »
«Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément
vot. . . ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est
admirable. À mon avis, c'est supérieur à sa peinture. » Moi qui
n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. «Tiens,
c'est l'Elstir que. . . » Je vis les signes désespérés de Mme de
Guermantes. «Ah! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien
mieux que dans ce couloir. À propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans
un article du _Figaro_. Est-ce que vous l'avez lu? » «Vous avez écrit
un article dans le _Figaro_? s'écria M. de Guermantes avec la même
violence que s'il s'était écrié: «Mais c'est ma cousine. » «Oui,
hier. » «Dans le _Figaro_, vous êtes sûr? Cela m'étonnerait bien.
Car nous avons chacun notre _Figaro_ et, s'il avait échappé à l'un de
nous, l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien. » Le
duc fit chercher le _Figaro_ et se rendit à l'évidence, comme si,
jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le
journal où j'avais écrit. «Quoi, je ne comprends pas, alors vous avez
fait un article dans le _Figaro_? » me dit la duchesse, faisant effort
pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. «Mais voyons, Basin,
vous lirez cela plus tard. » Mais non, le duc est très bien comme cela
avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela
tout de suite en rentrant. » «Oui, il porte la barbe maintenant que
tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme
personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la
barbe, mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne
croyaient pas qu'il était Français. Il s'appelait à ce moment le
prince des Laumes. » «Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes? »
demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des
gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps.
«Mais non», répondit avec un regard mélancolique et caressant la
duchesse. » «Un si joli titre! Un des plus beaux titres français! »
dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement,
comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes
intelligentes. «Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le
fils de sa sœur le relevât, mais ce n'est pas la même chose, au fond
ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné,
cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était
alors tout rasé; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon
petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon
beau-frère Charlus qui aime assez causer avec les paysans, disait à
l'un, à l'autre: «D'où es-tu, toi? » et comme il est très
généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car
personne n'est à la fois plus simple et plus haut que Mémé. Vous le
verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez
duchesse et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin:
«Voyons, Basin, parlez-leur un peu aussi. » Mon mari qui n'est pas
toujours très inventif--«Merci, Oriane», dit le duc sans
s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé--avisa
un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère: «Et
toi, d'où es-tu? » «Je suis des Laumes. » «Tu es des Laumes. Hé bien
je suis ton prince. » Alors le paysan regarda la figure toute glabre de
Basin et lui répondit: «Pas vrai. Vous, vous êtes un _english_[1]. »
On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres
éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir à leur place vraie,
dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains
livres d'heures, on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la
flèche de Bourges.
On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. «Je ne
sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C'est à vous que je
dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de
relations, mon pauvre ami», et se tournant vers Gilberte: «Je ne
saurais même pas vous expliquer qui c'est, vous ne la connaissez
certainement pas, elle s'appelle Lady Rufus Israël. »
Gilberte rougit vivement: «Je ne la connais pas, dit-elle (ce qui
était d'autant plus faux que Lady Israël s'était deux ans avant la
mort de Swann réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par
son prénom), mais je sais très bien, par d'autres, qui est la personne
que vous voulez dire. » C'est que Gilberte était devenue très snob.
C'est ainsi qu'une jeune fille ayant un jour, soit méchamment, soit
maladroitement, demandé quel était le nom de son père non pas
adoptif, mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce
qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann,
changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque
cela faisait de ce nom d'origine anglaise, un nom allemand. Et même
elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser: «on a raconté
beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi, je dois
tout ignorer. »
Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à
ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une
bonne mère) d'une pareille façon d'envisager la vie, il faut
malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute
empruntés à ses parents, car nous ne nous faisons pas de toutes
pièces nous-même. Mais à une certaine somme d'égoïsme qui existe
chez la mère, un égoïsme différent, inhérent à la famille du
père, vient s'ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s'additionner,
ni même justement servir de multiple, mais créer un égoïsme nouveau
infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde
dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s'allient
à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée
une variété particulièrement complexe et détestable chez l'enfant,
les égoïsmes accumulés (pour ne parler ici que de l'égoïsme)
prendraient une puissance telle que l'humanité entière serait
détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de
justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui
empêchent la prolifération infinie des infusoires d'anéantir notre
planète, la fécondation unisexuée des plantes d'amener l'extinction
du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer
avec cet égoïsme une puissance nouvelle et désintéressée.
Les combinaisons par lesquelles, au cours des générations, la chimie
morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop
redoutables, sont infinies et donneraient une passionnante variété à
l'histoire des familles. D'ailleurs avec ces égoïsmes accumulés comme
il devait y en avoir en Gilberte coexiste telle vertu charmante des
parents; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son
rôle touchant avec une sincérité complète.
Sans doute Gilberte n'allait pas toujours aussi loin que quand elle
insinuait qu'elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand
personnage, mais elle dissimulait le plus souvent ses origines.
Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser,
et préférait-elle qu'on les apprît par d'autres. Peut-être
croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine, qui
n'est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu'on
souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l'Espoir en
Dieu. «Je ne la connais pas personnellement», reprit Gilberte.
Avait-elle pourtant en se faisant appeler Mlle de Forcheville l'espoir
qu'on ignorât qu'elle était la fille de Swann. Peut-être pour
certaines personnes qu'elle espérait devenir, avec le temps, presque
tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur
nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient
chuchoter: «C'est la fille de Swann? » Mais elle ne le savait que de
cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant
que nous allons au bal, c'est-à-dire une science lointaine et vague à
laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus
précise, due à une impression directe. Gilberte appartenait ou du
moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus
répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans
l'espoir non de ne pas être vues, ce qu'elles croient peu
vraisemblable, mais de ne pas voir qu'on les voit, ce qui leur paraît
déjà beaucoup et leur permet de s'en remettre à la chance pour le
reste. Comme l'éloignement rend les choses plus petites, plus
incertaines, moins dangereuses, Gilberte préférait ne pas être près
des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu'elle
était née Swann.
Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut
se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que
les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les
écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle
ménagea quelque temps la transition en signant G. S. Forcheville. La
véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la
suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles
du nom de Gilberte. En effet, en réduisant le prénom innocent à un
simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même
amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des
motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière
à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G,
mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle
qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.
Malgré cela, dans son snobisme, il y avait de l'intelligente curiosité
de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de
Guermantes si elle ne pouvait pas connaître M. du Lau et la duchesse
ayant répondu qu'il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte
demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant
légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau
avait été en effet un des amis les plus intimes de Swann avant le
mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l'avait-elle entrevu,
mais à un moment où elle ne s'intéressait pas à cette société. )
«Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d'Agrigente peuvent m'en
donner une idée? demanda-t-elle. » «Oh! pas du tout,» s'écria Mme de
Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales
et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et
rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. «Non, pas
du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord[2], charmant, avec
toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À
Guermantes, quand il y avait le Roi d'Angleterre avec qui du Lau était
très ami, il y avait après la chasse un goûter. . . C'était l'heure
où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros
chaussons de laine. Hé bien, la présence du Roi Édouard et de tous
les grands-ducs ne le gênait en rien, il descendait dans le grand salon
de Guermantes avec ses chaussons de laine, il trouvait qu'il était le
marquis du Lau d'Ollemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le
Roi d'Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c'étaient
les deux que j'aimais le plus. C'étaient du reste des grands amis à. . .
(elle allait dire à votre père et s'arrêta net). Non, ça n'a aucun
rapport, ni avec Gri-gri ni avec Bréauté. C'est le vrai grand seigneur
du Périgord. Du reste Mémé cite une page de Saint-Simon sur un
marquis d'Ollemans, c'est tout à fait ça. » Je citai les premiers mots
du portrait: «M. d'Ollemans qui était un homme fort distingué parmi
la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite et y était
considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui
chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses
manières, et comme un coq de province. » «Oui, il y a de cela, dit Mme
de Guermantes, d'autant que du Lau a toujours été rouge comme un
coq. » «Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait», dit
Gilberte, sans ajouter que c'était par son père, lequel était en
effet grand admirateur de Saint-Simon.
Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté,
pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de
la maison d'Aragon, mais sa seigneurie était poitevine. Quant à son
château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château
de sa famille, mais de la famille d'un premier mari de sa mère et il
était situé à peu près à égale distance de Martinville et de
Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté
comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province.
Matériellement, il y avait une part de mensonge dans ces paroles,
puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu
M. de Bréauté d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de
parler des environs de Tansonville il pouvait être sincère. Le
snobisme est pour certaines personnes analogue à ces breuvages
agréables auxquels elles mêlent des substances utiles. Gilberte
s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes
livres et des Nattiers que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été
voir à la Bibliothèque Nationale et au Louvre, et je me figure que
malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de
Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme
Goupil que sur M. d'Agrigente.
«Oh! pauvre Babel et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont
bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas pour
longtemps, ni l'un ni l'autre. »
Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il
m'adressa des compliments d'ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un
peu poncive de ce style où il y avait «de l'emphase, des métaphores
comme dans la prose démodée de Chateaubriand»; par contre il me
félicita sans réserve de «m'occuper»: «J'aime qu'on fasse quelque
chose de ses dix doigts. Je n'aime pas les inutiles qui sont toujours
des importants ou des agités. Sotte engeance! »
Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les manières du
monde, déclara combien elle allait être fière de dire qu'elle était
l'amie d'un auteur. «Vous pensez si je vais dire que j'ai le plaisir,
l'honneur de vous connaître. »
«Vous ne voulez pas venir avec nous, demain, à l'Opéra-Comique? » me
dit la duchesse, et je pensai que c'était sans doute dans cette même
baignoire où je l'avais vue la première fois et qui m'avait semblé
alors inaccessible comme le royaume sous-marin des Néréides. Mais je
répondis d'une voix triste: «Non, je ne vais pas au théâtre, j'ai
perdu une amie que j'aimais beaucoup. » J'avais presque les larmes aux
yeux en le disant, mais pourtant, pour la première fois, cela me
faisait un certain plaisir d'en parler. C'est à partir de ce moment-là
que je commençai à écrire à tout le monde que je venais d'avoir un
grand chagrin, et à cesser de le ressentir.
Quand Gilberte fut partie, Mme de Guermantes me dit: «Vous n'avez pas
compris mes signes, c'était pour que vous ne parliez pas de Swann». Et
comme je m'excusais: «Mais je vous comprends très bien. Moi-même,
j'ai failli le nommer, je n'ai eu que le temps de me rattraper, c'est
épouvantable, heureusement que je me suis arrêtée à temps. Vous
savez que c'est très gênant», dit-elle à son mari pour diminuer un
peu ma faute en ayant l'air de croire que j'avais obéi à une
propension commune à tous et à laquelle il était difficile de
résister. » «Que voulez-vous que j'y fasse, répondit le duc. Vous
n'avez qu'à dire qu'on remette ces dessins en haut, puisqu'ils vous
font penser à Swann. Si vous ne pensez pas à Swann, vous ne parlerez
pas de lui. »
Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation qui m'étonnèrent
beaucoup, l'une de Mme Goupil que je n'avais pas revue depuis tant
d'années et à qui, même à Combray, je n'avais pas trois fois
adressé la parole. Un cabinet de lecture lui avait communiqué le
_Figaro_. Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui
retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si
loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces
personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens
de la profondeur. Une amitié de collège oubliée, et qui avait vingt
occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans
compensation d'ailleurs. C'est ainsi que Bloch dont j'eusse tant aimé
savoir ce qu'il pensait de mon article ne m'écrivit pas. Il est vrai
qu'il avait lu cet article et devait me l'avouer plus tard, mais par un
choc en retour. En effet, il écrivit lui-même quelques années après
un article dans le _Figaro_ et désira me signaler immédiatement cet
événement. Comme il cessait d'être jaloux de ce qu'il considérait
comme un privilège, puisqu'il lui était aussi échu, l'envie qui lui
avait fait feindre d'ignorer mon article cessait, comme un compresseur
se soulève; il m'en parla, mais tout autrement qu'il ne désirait
m'entendre parler du sien: «J'ai su que toi aussi, me dit-il, avais
fait un article. Mais je n'avais pas cru devoir t'en parler, craignant
de t'être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des
choses humiliantes qui leur arrivent. Et c'en est une évidemment que
d'écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des _five o'clock_,
sans oublier le bénitier. » Son caractère restait le même, mais son
style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains qui
quittent le maniérisme, quand ne faisant plus de poèmes symbolistes,
ils écrivent des romans-feuilletons.
Pour me consoler de son silence, je relus la lettre de Mme Goupil; mais
elle était sans chaleur, car si l'aristocratie a certaines formules qui
font palissades entre elles, entre le Monsieur du début et les
sentiments distingués de la fin, des cris de joie, d'admiration,
peuvent jaillir comme des fleurs, et des gerbes pencher par-dessus la
palissade leur parfum odorant. Mais le conventionnalisme bourgeois
enserre l'intérieur même des lettres dans un réseau de «votre
succès si légitime», au maximum «votre beau succès». Des
belles-sœurs fidèles à l'éducation reçue et réservées dans leur
corsage comme il faut, croient s'être épanchées dans le malheur et
l'enthousiasme si elles ont écrit «mes meilleures pensées». «Mère
se joint à moi» est un superlatif dont on est rarement gâté.
Je reçus une autre lettre que celle de Mme Goupil, mais le nom du
signataire m'était inconnu. C'était une écriture populaire, un
langage charmant. Je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m'avait
écrit.
Comme je me demandais si Bergotte eût aimé cet article, Mme de
Forcheville m'avait répondu qu'il l'aurait infiniment admiré et
n'aurait pu le lire sans envie. Mais elle me l'avait dit pendant que je
dormais: c'était un rêve.
Presque tous nos rêves répondent ainsi aux questions que nous nous
posons par des affirmations complexes, des mises en scène à plusieurs
personnages, mais qui n'ont pas de lendemain.
Quant à Mlle de Forcheville, je ne pouvais m'empêcher de penser à
elle avec désolation. Quoi? fille de Swann qui eût tant aimé la voir
chez les Guermantes, que ceux-ci avaient refusé à leur grand ami de
recevoir, ils l'avaient ensuite spontanément recherchée, le temps
ayant passé qui renouvelle tout pour nous, insuffle une autre
personnalité, d'après ce qu'on dit d'eux, aux êtres que nous n'avons
pas vus depuis longtemps, depuis que nous avons fait nous-même peau
neuve et pris d'autres goûts. Je pensais qu'à cette fille, Swann
disait parfois en la serrant contre lui et en l'embrassant: «C'est bon,
ma chérie, d'avoir une fille comme toi, un jour quand je ne serai plus
là, si on parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi
et à cause de toi. » Swann en mettant ainsi pour après sa mort un
craintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille se trompait
autant que le vieux banquier qui ayant fait un testament pour une petite
danseuse qu'il entretient et qui a très bonne tenue, se dit qu'il n'est
pour elle qu'un grand ami, mais qu'elle restera fidèle à son souvenir.
Elle avait très bonne tenue tout en faisant du pied sous la table aux
amis du vieux banquier qui lui plaisaient, mais tout cela très caché,
avec d'excellents dehors. Elle portera le deuil de l'excellent homme,
s'en sentira débarrassée, profitera non seulement de l'argent liquide,
mais des propriétés, des automobiles qu'il lui a laissées, fera
partout effacer le chiffre de l'ancien propriétaire qui lui cause un
peu de honte et à la jouissance du don n'associera jamais le regret du
donateur. Les illusions de l'amour paternel ne sont peut-être pas
moindres que celles de l'autre; bien des filles ne considèrent leur
père que comme le vieillard qui leur laissera sa fortune. La présence
de Gilberte dans un salon au lieu d'être une occasion qu'on parlât
encore quelquefois de son père était un obstacle à ce qu'on saisît
celles, de plus en plus rares, qu'on aurait pu avoir encore de le faire.
Même à propos des mots qu'il avait dits, des objets qu'il avait
donnés, on prit l'habitude de ne plus le nommer et celle qui aurait dû
rajeunir, sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter et consommer
l'œuvre de la mort et de l'oubli.
Et ce n'est pas seulement à l'égard de Swann que Gilberte consommait
peu à peu l'œuvre de l'oubli, elle avait hâté en moi cette œuvre de
l'oubli à l'égard d'Albertine.
Sous l'action du désir, par conséquent du désir de bonheur que
Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l'avais
crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations
douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma
pensée, s'étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un
bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et
précaires, relatifs à Albertine. Car si bien des souvenirs, qui
étaient reliés à elle, avaient d'abord contribué à maintenir
en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait
fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état
sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les
désagrégations continues de l'oubli, mais réalisée brusquement dans
son ensemble me donna cette impression que je me rappelle avoir
éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression
en moi de toute une portion de mes associations d'idées, qu'éprouve un
homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s'est rompue
et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.
La disparition de ma souffrance et de tout ce qu'elle emmenait avec
elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui
tenait dans notre vie une grande place. Sans doute c'est parce que les
souvenirs ne restent pas toujours vrais que l'amour n'est pas éternel,
et parce que la vie est faite du perpétuel renouvellement des cellules.
Mais ce renouvellement pour les souvenirs est tout de même retardé par
l'attention qui arrête, et fixe un moment qui doit changer. Et
puisqu'il en est du chagrin comme du désir des femmes qu'on grandit en
y pensant, avoir beaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que
la chasteté, l'oubli.
Par une autre réaction (bien que ce fût la distraction--le désir de
Mlle d'Éporcheville--qui m'eût rendu tout d'un coup l'oubli apparent
et sensible) s'il reste que c'est le temps qui amène progressivement
l'oubli, l'oubli n'est pas sans altérer profondément la notion du
temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans
l'espace. La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler,
de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer
de vivre me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune;
pourtant le souvenir de tous les événements qui s'étaient succédé
dans ma vie (et aussi de ceux qui s'étaient succédé dans mon cœur,
car, lorsqu'on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu'on a
plus longtemps vécu) au cours de ces derniers mois de l'existence
d'Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu'une
année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant, par des
espaces vides, d'événements tout récents qu'ils me faisaient
paraître anciens, puisque j'avais eu ce qu'on appelle «le temps» de
les oublier, par son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu
de ma mémoire--comme une brume épaisse sur l'océan qui supprime les
points de repère des choses--détraquait, disloquait mon sentiment des
distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait
me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des
choses que je ne l'étais en réalité. Et comme dans les nouveaux
espaces, encore non parcourus, qui s'étendaient devant moi, il n'y
aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu'il n'y en avait
eu, dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour
ma grand'mère, ma vie m'apparut--offrant une succession de périodes
dans lesquelles, après un certain intervalle rien de ce qui soutenait
la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait,--comme
quelque chose de si dépourvu du support d'un moi individuel identique
et permanent, quelque chose de si inutile dans l'avenir et de si long
dans le passé, que la mort pourrait aussi bien en terminer le cours ici
ou là, sans nullement le conclure, que ces cours d'histoire de France
qu'en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des
programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de
1848, ou à la fin du second Empire.
Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentais
vinrent-elles moins d'avoir aimé inutilement ce que déjà j'oubliais,
que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du
monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par
eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que
celle que j'avais aimée n'était plus au bout d'un certain temps qu'un
pâle souvenir, que de retrouver en moi cette vaine activité qui nous
fait perdre le temps à tapisser notre vie d'une végétation humaine
vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quand elle sera
morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avons connu et à
laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilité bavarde,
mélancolique et coquette. L'être nouveau qui supporterait aisément de
vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j'avais
pu parler d'elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans
souffrance profonde. Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom
que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence
à ce que j'aimais, m'avait toujours épouvanté, jadis à propos de
Gilberte quand son père me disait que si j'allais vivre en Océanie, je
ne voudrais plus revenir, tout récemment quand j'avais lu avec un tel
serrement de cœur le passage du roman de Bergotte où il est question de
ce personnage qui, séparé par la vie d'une femme qu'il avait adorée
jeune homme, vieillard la rencontre sans plaisir, sans envie de la
revoir. Or, au contraire, il m'apportait avec l'oubli une suppression
presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet
être si redouté, si bienfaisant et qui n'était autre qu'un de ces moi
de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans
plus écouter nos prières qu'un médecin clairvoyant et d'autant plus
autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention
opportune, au moi vraiment trop blessé. Ce rechange au reste, elle
l'accomplit de temps en temps, comme l'usure et la réfection des
tissus, mais nous n'y prenons garde que si l'ancien moi contenait une
grande douleur, un corps étranger et blessant, que nous nous étonnons
de ne plus retrouver, dans notre émerveillement d'être devenu un autre
pour qui la souffrance de son prédécesseur n'est plus que la
souffrance d'autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement parce
qu'on ne la ressent pas.
je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article
le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans
chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que
chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement les images
que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue
par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans
son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la
parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des
fils du téléphone; au moment même où je veux être un lecteur, mon
esprit refait en auteur le tour de ceux qui liront mon article. Si M. de
Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en
revanche, il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch
dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent
semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de
l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait ainsi
à ma propre défiance de moi-même qui n'avait plus besoin de le
détruire. C'est qu'en réalité, il en est de la valeur d'un article,
si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes
rendus de la Chambre où les mots «Nous verrons bien» prononcés par
le ministre ne prennent toute leur importance qu'encadrés ainsi: LE
PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES: «Nous
verrons bien» (_Vives exclamations à l'extrême-gauche. Très bien!
sur quelques bancs à gauche et au centre_)--la plus grande partie de
leur beauté réside dans l'esprit des lecteurs. Et c'est la tare
originelle de ce genre de littérature dont ne sont pas exceptés les
célèbres _Lundis_ que leur valeur réside dans l'impression qu'elle
produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un
membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne
se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle
s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste,
ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un
peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de
Boigne dans son lit à huit colonnes lisant son article du
_Constitutionnel_, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il
s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de
lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le
coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier le lisant de son
côté en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait
un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de
Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la
société, si un mot de Mme d'Herbouville ne le lui avait déjà appris.
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou
même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre
la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma
personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de
force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps
se montrait rose à toutes les fenêtres.
Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour
de chaque phrase les images qu'il y enferme; au moment même où
j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en
auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être,
réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si
je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que
peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu
y exprimer. Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis,
étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques
auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes
que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi
une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de
mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant,
en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du
devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table
rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je
lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un
autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes
épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec
qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur
éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais une
défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur
quelconque émerveillé, je me disais: «Bah! comment un lecteur peut-il
s'apercevoir de cela, il manque quelque chose là, c'est possible. Mais,
sapristi, s'ils ne sont pas contents! Il y a assez de jolies choses
comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. » Et m'appuyant sur ces dix
mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de
ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais à ce
moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne
s'adressait qu'à moi.
À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais
pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la
recommencer immédiatement, car il n'y a rien comme un vieil article de
soi dont on puisse mieux dire que «quand on l'a lu on peut le relire».
Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise,
pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du
doigt le miracle de la multiplication de ma pensée et lire, comme si
j'étais un autre Monsieur qui vient d'ouvrir le _Figaro_, dans un autre
numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je
n'avais vu les Guermantes, je devais leur faire le lendemain, cette
visite que j'avais projetée avec tant d'agitation afin de rencontrer
Mlle d'Éporcheville, lorsque je télégraphiais à St-Loup. Je me
rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je
pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé
pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne
pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais
les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchantent pas plus le
cœur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer
n'atteignent l'esprit. Pour d'autres amis, je me disais que si l'état
de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir,
il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là
accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire
penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me
disais cela parce que les relations mondaines ayant eu jusqu'ici une
place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus
m'effrayait et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi
l'attention de mes amis, peut-être d'exciter leur admiration, jusqu'au
jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me
consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas
vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon
plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime,
qu'eux ne pouvaient me donner, et que je pouvais trouver non en causant
avec eux, mais en écrivant loin d'eux, et que, si je commençais à
écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure
idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde,
peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et que la situation
que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais
plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde,
mais dans la littérature.
Après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, ce fut moins
pour Mlle d'Éporcheville qui avait perdu, du fait de la dépêche de
Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité que pour voir en la duchesse
elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me
permettre d'imaginer ce qu'avait pu penser le public,--abonnés et
acheteurs,--du _Figaro_. Ce n'est pas du reste sans plaisir que j'allais
chez Mme de Guermantes. J'avais beau me dire que ce qui différenciait
pour moi ce salon des autres, c'était le long stage qu'il avait fait
dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence, je
ne l'abolissais pas. Il existait d'ailleurs pour moi plusieurs noms de
Guermantes. Si celui que ma mémoire n'avait inscrit que comme dans un
livre d'adresses ne s'accompagnait d'aucune poésie, de plus anciens,
ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de
Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand
il y avait longtemps que je ne l'avais vue et que la clarté crue de la
personne au visage humain n'éteignait pas les rayons mystérieux du
nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de
Guermantes comme à quelque chose qui eût été au delà du réel, de
la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes
premiers rêves, et comme si depuis je n'avais pas fait ce voyage, au
train de une heure cinquante comme si je ne l'avais pas pris. J'oubliais
un instant la connaissance que j'avais que tout cela n'existait pas,
comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un
instant qu'il est mort. Puis l'idée de la réalité revint en entrant
dans l'antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant
qu'elle était malgré tout pour moi le véritable point d'intersection
entre la réalité et le rêve.
En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue
pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé.
Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me «représenter» à
elle. Et en effet, depuis que j'étais entré, j'avais une impression de
très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant:
«Ah! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or, au
contraire, j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune
jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il
était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit
rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En soi ma
double erreur de nom, de m'être rappelé de l'Orgeville comme étant
d'Éporcheville et d'avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était
en réalité Forcheville n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est
de croire que les choses se présentent habituellement telles qu'elles
sont en réalité, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que
la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. En
fait ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous
voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous
répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que
l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours.
Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de
Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette
volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui
était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction
et était tout ce qu'elle avait ajouté chez elle à la France de
Saint-André-des-Champs (des principes égalitaires de 1789, elle ne
réclamait qu'un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous
et de maintenir qu'hôtel, été et air étaient du genre féminin),
mais parce qu'en réalité elle continua toujours d'entendre Sazerin.
Cette perpétuelle erreur qui est précisément la «vie», ne donne pas
ses mille formes seulement à l'univers visible et à l'univers audible,
mais à l'univers social, à l'univers sentimental, à l'univers
historique, etc. La Princesse de Luxembourg n'a qu'une situation de
cocotte pour la femme du Premier Président, ce qui du reste est de peu
de conséquence; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile
pour Swann, d'où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus
douloureux quand il comprend son erreur; ce qui en a encore davantage,
les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous
n'avons de l'univers que des visions informes, fragmentées et que nous
complétons par des associations d'idées arbitraires, créatrices de
dangereuses suggestions. Je n'aurais donc pas eu lieu d'être étonné
en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si
c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler) si
la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de
prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables:
«Vous ne vous souvenez pas que vous m'avez beaucoup connue
autrefois,. . . vous veniez à la maison,. . . votre amie Gilberte. J'ai
bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu
tout de suite. » (Elle dit cela comme si elle m'avait reconnu tout de
suite dans le salon, mais la vérité est qu'elle m'avait reconnu dans
la rue et m'avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit
qu'elle lui avait raconté comme une chose très drôle et
extraordinaire que je l'avais suivie et frôlée, la prenant pour une
cocotte). Je ne sus qu'après son départ pourquoi elle s'appelait Mlle
de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette qui étonna tout le
monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait
être une veuve très riche. Forcheville l'épousa, après avoir
entrepris une longue tournée de châteaux et s'être assuré que sa
famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés,
mais céda devant l'intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses
d'un parent besogneux qui allait passer d'une quasi-misère à
l'opulence. ) Peu après un oncle de Swann, sur la tête duquel la
disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme
héritage, mourut, laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait
ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c'était le
moment où des suites de l'affaire Dreyfus était né un mouvement
antisémite parallèle à un mouvement plus abondant de pénétration du
monde par les Israélites. Les politiciens n'avaient pas eu tort en
pensant que la découverte de l'erreur judiciaire porterait un coup à
l'antisémitisme. Mais provisoirement au moins un antisémitisme mondain
s'en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville qui, comme
le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la
certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld,
considérait qu'en épousant la veuve d'un juif, il avait accompli le
même acte de charité qu'un millionnaire qui ramasse une prostituée
dans la rue et la tire de la misère et de la fange; il était prêt à
étendre sa bonté jusqu'à la personne de Gilberte dont tant de
millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le
mariage. Il déclara qu'il l'adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à
l'étonnement--qu'elle avait d'ailleurs le goût et l'habitude de
provoquer--de sa société s'était, quand Swann s'était marié,
refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait
été en apparence d'autant plus cruel que ce qu'avait pendant longtemps
représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c'était la
présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût
dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu'on se
fait ne se réalisent jamais pour différentes raisons. Parmi celles-là
il en est une qui fit qu'il pensa peu à regretter cette présentation.
Cette raison est que, quelle que soit l'image, depuis la truite à
manger au coucher du soleil qui décide un homme sédentaire à prendre
le train, jusqu'au désir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse
caissière en s'arrêtant devant elle en somptueux équipage qui décide
un homme sans scrupules à commettre un assassinat, ou à souhaiter la
mort et l'héritage des siens, selon qu'il est plus brave ou plus
paresseux, qu'il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à en
caresser le premier chaînon, l'acte qui est destiné à nous permettre
d'atteindre l'image, que cet acte soit le voyage, le mariage, le
crime,. . . cet acte nous modifie assez profondément pour que nous
n'attachions plus d'importance à la raison qui nous a fait l'accomplir.
Il se peut même que ne vienne plus une seule fois à son esprit l'image
que se formait celui qui n'était pas encore un voyageur, ou un mari, ou
un criminel, ou un isolé (qui s'est mis au travail pour la gloire et
s'est du même coup détaché du désir de la gloire). D'ailleurs
missions-nous de l'obstination à ne pas avoir voulu agir en vain, il
est probable que l'effet de soleil ne se retrouverait pas, qu'ayant
froid à ce moment-là, nous souhaiterions un potage au coin du feu et
non une truite en plein air, que notre équipage laisserait
indifférente la caissière qui peut-être avait pour des raisons tout
autres une grande considération pour nous et dont cette brusque
richesse exciterait la méfiance. Bref nous avons vu Swann marié
attacher surtout de l'importance aux relations de sa femme et de sa
fille avec Mme Bontemps.
À toutes les raisons, tirées de la façon Guermantes de comprendre la
vie mondaine, qui avaient décidé la Duchesse à ne jamais se laisser
présenter Mme et Mlle Swann, on peut ajouter aussi cette assurance
heureuse avec laquelle les gens qui n'aiment pas se tiennent à l'écart
de ce qu'ils blâment chez les amoureux et que l'amour de ceux-ci
explique. «Oh! je ne me mêle pas à tout ça, si ça amuse le pauvre
Swann de faire des bêtises et de ruiner son existence, c'est son
affaire, mais on ne sait pas avec ces choses-là, tout ça peut très
mal finir, je les laisse se débrouiller. » C'est le _Suave mari magno_
que Swann lui-même me conseillait à l'égard des Verdurin, quand il
avait depuis longtemps cessé d'être amoureux d'Odette et ne tenait
plus au petit clan. C'est tout ce qui rend si sages les jugements des
tiers sur les passions qu'ils n'éprouvent pas et les complications de
conduite qu'elles entraînent.
Mme de Guermantes avait même mis à exclure Mme et Mlle Swann une
persévérance qui avait étonné. Quand Mme Molé, Mme de Marsantes
avaient commencé de se lier avec Mme Swann et de mener chez elle un
grand nombre de femmes du monde, non seulement Mme de Guermantes était
restée intraitable, mais elle s'était arrangée pour couper les ponts
et que sa cousine la Princesse de Guermantes l'imitât. Un des jours les
plus graves de la crise où pendant le ministère Rouvier on crut qu'il
allait y avoir la guerre entre la France et l'Allemagne, comme je
dînais seul chez Mme de Guermantes avec M. de Bréauté, j'avais
trouvé à la Duchesse l'air soucieux. J'avais cru, comme elle se
mêlait volontiers de politique, qu'elle voulait montrer par là sa
crainte de la guerre, comme un jour où elle était venue à table si
soucieuse, répondant à peine par monosyllabes, à quelqu'un qui
l'interrogeait timidement sur l'objet de son souci, elle avait répondu
d'un air grave: «La Chine m'inquiète». Or au bout d'un moment, Mme de
Guermantes, expliquant elle-même l'air soucieux que j'avais attribué
à la crainte d'une déclaration de guerre, avait dit à M. de
Bréauté: «On dit que Mme Aynard veut faire une position aux Swann. Il
faut absolument que j'aille demain matin voir Marie-Gilbert pour qu'elle
m'aide à empêcher ça. Sans cela il n'y a plus de société. C'est
très joli l'affaire Dreyfus. Mais alors l'épicière du coin n'a qu'à
se dire nationaliste et à vouloir en échange être reçue chez nous. »
Et j'avais eu de ce propos, si frivole auprès de celui que j'attendais,
l'étonnement du lecteur qui, cherchant dans le _Figaro_ à la place
habituelle les dernières nouvelles de la guerre russo-japonaise, tombe
au lieu de cela sur la liste des personnes qui ont fait des cadeaux de
noce à Mlle de Mortemart, l'importance d'un mariage aristocratique
ayant fait reculer à la fin du journal les batailles sur terre et sur
mer. La Duchesse finissait d'ailleurs par éprouver de sa persévérance
poursuivie au delà de toute mesure, une satisfaction d'orgueil qu'elle
ne manquait pas une occasion d'exprimer. «Bébel, disait-elle, prétend
que nous sommes les deux personnes les plus élégantes de Paris, parce
qu'il n'y a que moi et lui qui ne nous laissions pas saluer par Mme et
Mlle Swann. Or il assure que l'élégance est de ne pas connaître Mme
Swann. » Et la Duchesse riait de tout son cœur.
Cependant, quand Swann fut mort, il arriva que la décision de ne pas
recevoir sa fille avait fini de donner à Mme de Guermantes toutes les
satisfactions d'orgueil, d'indépendance, de self-government, de
persécution qu'elle était susceptible d'en tirer et auxquelles avait
mis fin la disparition de l'être qui lui donnait la sensation
délicieuse qu'elle lui résistait, qu'il ne parvenait pas à lui faire
rapporter ses décrets.
Alors la Duchesse avait passé à la promulgation d'autres décrets qui,
s'appliquant à des vivants, pussent lui faire sentir qu'elle était
maîtresse de faire ce qui bon lui semblait. Elle ne parlait pas à la
petite Swann, mais quand on lui parlait d'elle, la Duchesse ressentait
une curiosité, comme d'un endroit nouveau, que ne venait pas lui
masquer à elle-même le désir de résister à la prétention de Swann.
D'ailleurs tant de sentiments différents peuvent contribuer à en
former un seul qu'on ne saurait pas dire s'il n'y avait pas quelque
chose d'affectueux pour Swann dans cet intérêt. Sans doute--car à
tous les étages de la société une vie mondaine et frivole paralyse la
sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciter les morts--la Duchesse
était de celles qui ont besoin de la présence--de cette présence
qu'en vraie Guermantes elle excellait à prolonger--pour aimer vraiment,
mais aussi, chose plus rare, pour détester un peu. De sorte que souvent
ses bons sentiments pour les gens, suspendus de leur vivant par
l'irritation que tels ou tels de leurs actes lui causaient, renaissaient
après leur mort. Elle avait presque alors un désir de réparation,
parce qu'elle ne les imaginait plus--très vaguement d'ailleurs--qu'avec
leurs qualités, et dépourvus des petites satisfactions, des petites
prétentions qui l'agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnait
parfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes, quelque chose
d'assez noble--mêlé à beaucoup de bassesse--à sa conduite. Tandis
que les trois quarts des humains flattent les vivants et ne tiennent
plus aucun compte des morts, elle faisait souvent après leur mort ce
qu'auraient désiré ceux qu'elle avait maltraités, vivants.
Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l'aimaient et avaient un peu
d'amour-propre pour elle, n'eussent pu se réjouir du changement de
dispositions de la Duchesse à son égard qu'en pensant que Gilberte, en
repoussant dédaigneusement des avances qui venaient après vingt-cinq
ans d'outrages, dût enfin venger ceux-ci. Malheureusement les réflexes
moraux ne sont pas toujours identiques à ce que le bon sens imagine.
Tel qui par une injure mal à propos a cru perdre à tout jamais ses
ambitions auprès d'une personne à qui il tient les sauve au contraire
par là. Gilberte assez indifférente aux personnes qui étaient
aimables pour elle, ne cessait de penser avec admiration à l'insolente
Mme de Guermantes, à se demander les raisons de cette insolence; même
une fois, ce qui eût fait mourir de honte pour elle tous les gens qui
lui témoignaient un peu d'amitié, elle avait voulu écrire à la
Duchesse pour lui demander ce qu'elle avait contre une jeune fille qui
ne lui avait rien fait. Les Guermantes avaient pris à ses yeux des
proportions que leur noblesse eût été impuissante à leur donner.
Elle les mettait au-dessus non seulement de toute la noblesse, mais
même de toutes les familles royales.
D'anciennes amies de Swann s'occupaient beaucoup de Gilberte. Quand on
apprit dans l'aristocratie le dernier héritage qu'elle venait de faire,
on commença à remarquer combien elle était bien élevée et quelle
femme charmante elle ferait. On prétendait qu'une cousine de Mme de
Guermantes, la princesse de Nièvre, pensait à Gilberte pour son fils.
Mme de Guermantes détestait Mme de Nièvre. Elle dit qu'un tel mariage
serait un scandale. Mme de Nièvre effrayée assura qu'elle n'y avait
jamais pensé. Un jour, après déjeuner, comme il faisait beau, et que
M. de Guermantes devait sortir avec sa femme, Mme de Guermantes
arrangeait son chapeau dans la glace, ses yeux bleus se regardaient
eux-mêmes, et regardaient ses cheveux encore blonds, la femme de
chambre tenait à la main diverses ombrelles entre lesquelles sa
maîtresse choisirait. Le soleil entrait à flots par la fenêtre et ils
avaient décidé de profiter de la belle journée pour aller faire une
visite à Saint-Cloud, et M. de Guermantes tout prêt, en gants gris
perle et le tube sur la tête se disait: «Oriane est vraiment encore
étonnante. Je la trouve délicieuse», et voyant que sa femme avait
l'air bien disposée: «À propos, dit-il, j'avais une commission à
vous faire de Mme de Virelef. Elle voulait vous demander de venir lundi
à l'Opéra, mais comme elle a la petite Swann, elle n'osait pas et m'a
prié de tâter le terrain. Je n'émets aucun avis, je vous transmets
tout simplement. Mon Dieu, il me semble que nous pourrions. . . »
ajouta-t-il évasivement, car leur disposition à l'égard d'une
personne étant une disposition collective et naissant identique en
chacun d'eux, il savait par lui-même que l'hostilité de sa femme à
l'égard de Mlle Swann était tombée et qu'elle était curieuse de la
connaître. Mme de Guermantes acheva d'arranger son voile et choisit une
ombrelle. «Mais comme vous voudrez, que voulez-vous que ça me fasse,
je ne vois aucun inconvénient à ce que nous connaissions cette petite.
Vous savez bien que je n'ai jamais rien eu _contre_ elle. Simplement je
ne voulais pas que nous ayons l'air de recevoir les faux-ménages de nos
amis. Voilà tout. » «Et vous aviez parfaitement raison, répondit le
Duc. Vous êtes la sagesse même, Madame, et vous êtes de plus
ravissante avec ce chapeau. » «Vous êtes fort aimable», dit Mme de
Guermantes en souriant à son mari et en se dirigeant vers la porte.
Mais avant de monter en voiture, elle tint à lui donner encore quelques
explications: «Maintenant il y a beaucoup de gens qui voient la mère,
d'ailleurs elle a le bon esprit d'être malade les trois quarts de
l'année. . . Il paraît que la petite est très gentille. Tout le monde
sait que nous aimions beaucoup Swann. On trouvera cela tout naturel» et
ils partirent ensemble pour Saint-Cloud.
Un mois après, la petite Swann, qui ne s'appelait pas encore
Forcheville, déjeunait chez les Guermantes. On parla de mille choses;
à la fin du déjeuner, Gilberte dit timidement: «Je crois que vous
avez très bien connu mon père. » «Mais je crois bien, dit Mme de
Guermantes sur un ton mélancolique qui prouvait qu'elle comprenait le
chagrin de la fille et avec un excès d'intensité voulu qui lui donnait
l'air de dissimuler qu'elle n'était pas sûre de se rappeler très
exactement le père. Nous l'avons très bien connu, je me le rappelle
_très bien_. » (Et elle pouvait se le rappeler en effet, il était venu
la voir presque tous les jours pendant vingt-cinq ans. ) «Je sais très
bien qui c'était, je vais vous dire, ajouta-t-elle, comme si elle avait
voulu expliquer à la fille qui elle avait eu pour père et donner à
cette jeune fille des renseignements sur lui, c'était un grand ami à
ma belle-mère et aussi il était très lié avec mon beau-frère
Palamède. » «Il venait aussi ici, il déjeunait même ici, ajouta M.
de Guermantes par ostentation de modestie et scrupule d'exactitude. Vous
vous rappelez, Oriane. Quel brave homme que votre père. Comme on
sentait qu'il devait être d'une famille honnête, du reste j'ai aperçu
autrefois son père et sa mère. Eux et lui, quelles bonnes gens! »
On sentait que s'ils avaient été, les parents et le fils, encore en
vie, le duc de Guermantes n'eût pas eu d'hésitation à les recommander
pour une place de jardiniers! Et voilà comment le faubourg
Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois, soit pour le
flatter de l'exception faite--le temps qu'on cause--en faveur de
l'interlocuteur ou de l'interlocutrice, soit plutôt et en même temps
pour l'humilier. C'est ainsi qu'un antisémite dit à un Juif, dans le
moment même où il le couvre de son affabilité, du mal des Juifs,
d'une façon générale qui permette d'être blessant sans être
grossier.
Mais sachant vraiment vous combler, quand elle vous voyait, ne pouvant
alors se résoudre à vous laisser partir, Mme de Guermantes était
aussi l'esclave de ce besoin de la présence. Swann avait pu parfois
dans l'ivresse de la conversation donner à la Duchesse l'illusion
qu'elle avait de l'amitié pour lui, il ne le pouvait plus. «Il était
charmant», dit la Duchesse avec un sourire triste en posant sur
Gilberte un regard très doux qui, à tout hasard, pour le cas où cette
jeune fille serait sensible, lui montrerait qu'elle était comprise et
que Mme de Guermantes, si elle se fût trouvée seule avec elle et si
les circonstances l'eussent permis, eût aimé lui dévoiler toute la
profondeur de sa sensibilité. Mais M. de Guermantes, soit qu'il pensât
précisément que les circonstances s'opposaient à de telles effusions,
soit qu'il considérât que toute exagération de sentiment était
l'affaire des femmes et que les hommes n'avaient pas plus à y voir que
dans leurs autres attributions, sauf la cuisine et les vins qu'il
s'était réservés y ayant plus de lumières que la Duchesse, crut bien
faire de ne pas alimenter, en s'y mêlant, cette conversation qu'il
écoutait avec une visible impatience.
Du reste Mme de Guermantes, cet accès de sensibilité passé, ajouta
avec une frivolité mondaine en s'adressant à Gilberte: «Tenez,
c'était non seulement un grand ami à mon beau-frère Charlus mais
aussi il était très ami avec Voisenon (le château du prince de
Guermantes)» comme si le fait de connaître M. de Charlus et le Prince
avait été pour Swann un hasard, comme si le beau-frère et le cousin
de la Duchesse avaient été deux hommes avec qui Swann se fût trouvé
lié dans une certaine circonstance, alors que Swann était lié avec
tous les gens de cette même société, et comme si Mme de Guermantes
avait voulu faire comprendre à Gilberte qui était à peu près son
père, le lui «situer» par un de ces traits caractéristiques à
l'aide desquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en
relations avec quelqu'un qu'on n'aurait pas à connaître, ou pour
singulariser son récit, on invoque le parrainage particulier d'une
certaine personne.
Quant à Gilberte, elle fut d'autant plus heureuse de voir tomber la
conversation qu'elle ne cherchait précisément qu'à en changer, ayant
hérité de Swann son tact exquis avec un charme d'intelligence que
reconnurent et goûtèrent le duc et la duchesse qui demandèrent à
Gilberte de revenir bientôt. D'ailleurs avec la minutie des gens dont
la vie est sans but, tour à tour ils s'apercevaient, chez les gens avec
qui ils se liaient, des qualités les plus simples, s'exclamant devant
elles avec l'émerveillement naïf d'un citadin qui fait à la campagne
la découverte d'un brin d'herbe, ou au contraire grossissant comme avec
un microscope, commentant sans fin, prenant en grippe les moindres
défauts, et souvent tour à tour chez une même personne. Pour Gilberte
ce furent d'abord ces agréments sur lesquels s'exerça la perspicacité
oisive de M. et de Mme de Guermantes: «Avez-vous remarqué la manière
dont elle dit certains mots, dit après son départ la duchesse à son
mari, c'était bien du Swann, je croyais l'entendre. » «J'allais faire
la même remarque que vous, Oriane. » «Elle est spirituelle, c'est tout
à fait le tour de son père. » «Je trouve qu'elle lui est même très
supérieure. Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de
bains de mer, elle a un brio que Swann n'avait pas. » «Oh! il était
pourtant bien spirituel. » «Mais je ne dis pas qu'il n'était pas
spirituel. Je dis qu'il n'avait pas de brio», dit M. de Guermantes d'un
ton gémissant, car sa goutte le rendait nerveux et, quand il n'avait
personne d'autre à qui témoigner son agacement, c'est à la duchesse
qu'il le manifestait. Mais incapable d'en bien comprendre les causes, il
préférait prendre un air incompris.
Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que dorénavant
on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un «votre pauvre père»
qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette
époque adopté la jeune fille. Elle disait: «mon père» à
Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa
distinction, et on reconnaissait que, si Forcheville s'était
admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et
savait l'en récompenser. Sans doute parce qu'elle pouvait parfois et
désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître
par moi et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais
c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom
de Swann.
Justement je venais de remarquer dans le salon deux dessins d'Elstir qui
autrefois étaient relégués dans un cabinet d'en haut où je ne les
avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode.
Mme de
Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à
sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les
goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l'engouement d'un
ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne
pouvait songer à acheter d'autres tableaux de lui, car ils étaient
montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle
voulait au moins avoir quelque chose d'Elstir dans son salon et y avait
fait descendre ces deux dessins qu'elle déclarait «préférer à sa
peinture».
Gilberte reconnut cette facture. «On dirait des Elstir, dit-elle. »
«Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément
vot. . . ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est
admirable. À mon avis, c'est supérieur à sa peinture. » Moi qui
n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. «Tiens,
c'est l'Elstir que. . . » Je vis les signes désespérés de Mme de
Guermantes. «Ah! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien
mieux que dans ce couloir. À propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans
un article du _Figaro_. Est-ce que vous l'avez lu? » «Vous avez écrit
un article dans le _Figaro_? s'écria M. de Guermantes avec la même
violence que s'il s'était écrié: «Mais c'est ma cousine. » «Oui,
hier. » «Dans le _Figaro_, vous êtes sûr? Cela m'étonnerait bien.
Car nous avons chacun notre _Figaro_ et, s'il avait échappé à l'un de
nous, l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien. » Le
duc fit chercher le _Figaro_ et se rendit à l'évidence, comme si,
jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le
journal où j'avais écrit. «Quoi, je ne comprends pas, alors vous avez
fait un article dans le _Figaro_? » me dit la duchesse, faisant effort
pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. «Mais voyons, Basin,
vous lirez cela plus tard. » Mais non, le duc est très bien comme cela
avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela
tout de suite en rentrant. » «Oui, il porte la barbe maintenant que
tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme
personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la
barbe, mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne
croyaient pas qu'il était Français. Il s'appelait à ce moment le
prince des Laumes. » «Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes? »
demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des
gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps.
«Mais non», répondit avec un regard mélancolique et caressant la
duchesse. » «Un si joli titre! Un des plus beaux titres français! »
dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement,
comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes
intelligentes. «Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le
fils de sa sœur le relevât, mais ce n'est pas la même chose, au fond
ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné,
cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était
alors tout rasé; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon
petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon
beau-frère Charlus qui aime assez causer avec les paysans, disait à
l'un, à l'autre: «D'où es-tu, toi? » et comme il est très
généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car
personne n'est à la fois plus simple et plus haut que Mémé. Vous le
verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez
duchesse et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin:
«Voyons, Basin, parlez-leur un peu aussi. » Mon mari qui n'est pas
toujours très inventif--«Merci, Oriane», dit le duc sans
s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé--avisa
un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère: «Et
toi, d'où es-tu? » «Je suis des Laumes. » «Tu es des Laumes. Hé bien
je suis ton prince. » Alors le paysan regarda la figure toute glabre de
Basin et lui répondit: «Pas vrai. Vous, vous êtes un _english_[1]. »
On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres
éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir à leur place vraie,
dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains
livres d'heures, on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la
flèche de Bourges.
On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. «Je ne
sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C'est à vous que je
dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de
relations, mon pauvre ami», et se tournant vers Gilberte: «Je ne
saurais même pas vous expliquer qui c'est, vous ne la connaissez
certainement pas, elle s'appelle Lady Rufus Israël. »
Gilberte rougit vivement: «Je ne la connais pas, dit-elle (ce qui
était d'autant plus faux que Lady Israël s'était deux ans avant la
mort de Swann réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par
son prénom), mais je sais très bien, par d'autres, qui est la personne
que vous voulez dire. » C'est que Gilberte était devenue très snob.
C'est ainsi qu'une jeune fille ayant un jour, soit méchamment, soit
maladroitement, demandé quel était le nom de son père non pas
adoptif, mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce
qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann,
changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque
cela faisait de ce nom d'origine anglaise, un nom allemand. Et même
elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser: «on a raconté
beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi, je dois
tout ignorer. »
Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à
ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une
bonne mère) d'une pareille façon d'envisager la vie, il faut
malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute
empruntés à ses parents, car nous ne nous faisons pas de toutes
pièces nous-même. Mais à une certaine somme d'égoïsme qui existe
chez la mère, un égoïsme différent, inhérent à la famille du
père, vient s'ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s'additionner,
ni même justement servir de multiple, mais créer un égoïsme nouveau
infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde
dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s'allient
à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée
une variété particulièrement complexe et détestable chez l'enfant,
les égoïsmes accumulés (pour ne parler ici que de l'égoïsme)
prendraient une puissance telle que l'humanité entière serait
détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de
justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui
empêchent la prolifération infinie des infusoires d'anéantir notre
planète, la fécondation unisexuée des plantes d'amener l'extinction
du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer
avec cet égoïsme une puissance nouvelle et désintéressée.
Les combinaisons par lesquelles, au cours des générations, la chimie
morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop
redoutables, sont infinies et donneraient une passionnante variété à
l'histoire des familles. D'ailleurs avec ces égoïsmes accumulés comme
il devait y en avoir en Gilberte coexiste telle vertu charmante des
parents; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son
rôle touchant avec une sincérité complète.
Sans doute Gilberte n'allait pas toujours aussi loin que quand elle
insinuait qu'elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand
personnage, mais elle dissimulait le plus souvent ses origines.
Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser,
et préférait-elle qu'on les apprît par d'autres. Peut-être
croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine, qui
n'est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu'on
souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l'Espoir en
Dieu. «Je ne la connais pas personnellement», reprit Gilberte.
Avait-elle pourtant en se faisant appeler Mlle de Forcheville l'espoir
qu'on ignorât qu'elle était la fille de Swann. Peut-être pour
certaines personnes qu'elle espérait devenir, avec le temps, presque
tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur
nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient
chuchoter: «C'est la fille de Swann? » Mais elle ne le savait que de
cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant
que nous allons au bal, c'est-à-dire une science lointaine et vague à
laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus
précise, due à une impression directe. Gilberte appartenait ou du
moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus
répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans
l'espoir non de ne pas être vues, ce qu'elles croient peu
vraisemblable, mais de ne pas voir qu'on les voit, ce qui leur paraît
déjà beaucoup et leur permet de s'en remettre à la chance pour le
reste. Comme l'éloignement rend les choses plus petites, plus
incertaines, moins dangereuses, Gilberte préférait ne pas être près
des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu'elle
était née Swann.
Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut
se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que
les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les
écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle
ménagea quelque temps la transition en signant G. S. Forcheville. La
véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la
suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles
du nom de Gilberte. En effet, en réduisant le prénom innocent à un
simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même
amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des
motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière
à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G,
mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle
qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.
Malgré cela, dans son snobisme, il y avait de l'intelligente curiosité
de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de
Guermantes si elle ne pouvait pas connaître M. du Lau et la duchesse
ayant répondu qu'il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte
demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant
légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau
avait été en effet un des amis les plus intimes de Swann avant le
mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l'avait-elle entrevu,
mais à un moment où elle ne s'intéressait pas à cette société. )
«Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d'Agrigente peuvent m'en
donner une idée? demanda-t-elle. » «Oh! pas du tout,» s'écria Mme de
Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales
et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et
rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. «Non, pas
du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord[2], charmant, avec
toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À
Guermantes, quand il y avait le Roi d'Angleterre avec qui du Lau était
très ami, il y avait après la chasse un goûter. . . C'était l'heure
où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros
chaussons de laine. Hé bien, la présence du Roi Édouard et de tous
les grands-ducs ne le gênait en rien, il descendait dans le grand salon
de Guermantes avec ses chaussons de laine, il trouvait qu'il était le
marquis du Lau d'Ollemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le
Roi d'Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c'étaient
les deux que j'aimais le plus. C'étaient du reste des grands amis à. . .
(elle allait dire à votre père et s'arrêta net). Non, ça n'a aucun
rapport, ni avec Gri-gri ni avec Bréauté. C'est le vrai grand seigneur
du Périgord. Du reste Mémé cite une page de Saint-Simon sur un
marquis d'Ollemans, c'est tout à fait ça. » Je citai les premiers mots
du portrait: «M. d'Ollemans qui était un homme fort distingué parmi
la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite et y était
considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui
chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses
manières, et comme un coq de province. » «Oui, il y a de cela, dit Mme
de Guermantes, d'autant que du Lau a toujours été rouge comme un
coq. » «Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait», dit
Gilberte, sans ajouter que c'était par son père, lequel était en
effet grand admirateur de Saint-Simon.
Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté,
pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de
la maison d'Aragon, mais sa seigneurie était poitevine. Quant à son
château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château
de sa famille, mais de la famille d'un premier mari de sa mère et il
était situé à peu près à égale distance de Martinville et de
Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté
comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province.
Matériellement, il y avait une part de mensonge dans ces paroles,
puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu
M. de Bréauté d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de
parler des environs de Tansonville il pouvait être sincère. Le
snobisme est pour certaines personnes analogue à ces breuvages
agréables auxquels elles mêlent des substances utiles. Gilberte
s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes
livres et des Nattiers que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été
voir à la Bibliothèque Nationale et au Louvre, et je me figure que
malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de
Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme
Goupil que sur M. d'Agrigente.
«Oh! pauvre Babel et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont
bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas pour
longtemps, ni l'un ni l'autre. »
Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il
m'adressa des compliments d'ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un
peu poncive de ce style où il y avait «de l'emphase, des métaphores
comme dans la prose démodée de Chateaubriand»; par contre il me
félicita sans réserve de «m'occuper»: «J'aime qu'on fasse quelque
chose de ses dix doigts. Je n'aime pas les inutiles qui sont toujours
des importants ou des agités. Sotte engeance! »
Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les manières du
monde, déclara combien elle allait être fière de dire qu'elle était
l'amie d'un auteur. «Vous pensez si je vais dire que j'ai le plaisir,
l'honneur de vous connaître. »
«Vous ne voulez pas venir avec nous, demain, à l'Opéra-Comique? » me
dit la duchesse, et je pensai que c'était sans doute dans cette même
baignoire où je l'avais vue la première fois et qui m'avait semblé
alors inaccessible comme le royaume sous-marin des Néréides. Mais je
répondis d'une voix triste: «Non, je ne vais pas au théâtre, j'ai
perdu une amie que j'aimais beaucoup. » J'avais presque les larmes aux
yeux en le disant, mais pourtant, pour la première fois, cela me
faisait un certain plaisir d'en parler. C'est à partir de ce moment-là
que je commençai à écrire à tout le monde que je venais d'avoir un
grand chagrin, et à cesser de le ressentir.
Quand Gilberte fut partie, Mme de Guermantes me dit: «Vous n'avez pas
compris mes signes, c'était pour que vous ne parliez pas de Swann». Et
comme je m'excusais: «Mais je vous comprends très bien. Moi-même,
j'ai failli le nommer, je n'ai eu que le temps de me rattraper, c'est
épouvantable, heureusement que je me suis arrêtée à temps. Vous
savez que c'est très gênant», dit-elle à son mari pour diminuer un
peu ma faute en ayant l'air de croire que j'avais obéi à une
propension commune à tous et à laquelle il était difficile de
résister. » «Que voulez-vous que j'y fasse, répondit le duc. Vous
n'avez qu'à dire qu'on remette ces dessins en haut, puisqu'ils vous
font penser à Swann. Si vous ne pensez pas à Swann, vous ne parlerez
pas de lui. »
Le lendemain je reçus deux lettres de félicitation qui m'étonnèrent
beaucoup, l'une de Mme Goupil que je n'avais pas revue depuis tant
d'années et à qui, même à Combray, je n'avais pas trois fois
adressé la parole. Un cabinet de lecture lui avait communiqué le
_Figaro_. Ainsi, quand quelque chose vous arrive dans la vie qui
retentit un peu, des nouvelles nous viennent de personnes situées si
loin de nos relations et dont le souvenir est déjà si ancien que ces
personnes semblent situées à une grande distance, surtout dans le sens
de la profondeur. Une amitié de collège oubliée, et qui avait vingt
occasions de se rappeler à vous, vous donne signe de vie, non sans
compensation d'ailleurs. C'est ainsi que Bloch dont j'eusse tant aimé
savoir ce qu'il pensait de mon article ne m'écrivit pas. Il est vrai
qu'il avait lu cet article et devait me l'avouer plus tard, mais par un
choc en retour. En effet, il écrivit lui-même quelques années après
un article dans le _Figaro_ et désira me signaler immédiatement cet
événement. Comme il cessait d'être jaloux de ce qu'il considérait
comme un privilège, puisqu'il lui était aussi échu, l'envie qui lui
avait fait feindre d'ignorer mon article cessait, comme un compresseur
se soulève; il m'en parla, mais tout autrement qu'il ne désirait
m'entendre parler du sien: «J'ai su que toi aussi, me dit-il, avais
fait un article. Mais je n'avais pas cru devoir t'en parler, craignant
de t'être désagréable, car on ne doit pas parler à ses amis des
choses humiliantes qui leur arrivent. Et c'en est une évidemment que
d'écrire dans le journal du sabre et du goupillon, des _five o'clock_,
sans oublier le bénitier. » Son caractère restait le même, mais son
style était devenu moins précieux, comme il arrive à certains qui
quittent le maniérisme, quand ne faisant plus de poèmes symbolistes,
ils écrivent des romans-feuilletons.
Pour me consoler de son silence, je relus la lettre de Mme Goupil; mais
elle était sans chaleur, car si l'aristocratie a certaines formules qui
font palissades entre elles, entre le Monsieur du début et les
sentiments distingués de la fin, des cris de joie, d'admiration,
peuvent jaillir comme des fleurs, et des gerbes pencher par-dessus la
palissade leur parfum odorant. Mais le conventionnalisme bourgeois
enserre l'intérieur même des lettres dans un réseau de «votre
succès si légitime», au maximum «votre beau succès». Des
belles-sœurs fidèles à l'éducation reçue et réservées dans leur
corsage comme il faut, croient s'être épanchées dans le malheur et
l'enthousiasme si elles ont écrit «mes meilleures pensées». «Mère
se joint à moi» est un superlatif dont on est rarement gâté.
Je reçus une autre lettre que celle de Mme Goupil, mais le nom du
signataire m'était inconnu. C'était une écriture populaire, un
langage charmant. Je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m'avait
écrit.
Comme je me demandais si Bergotte eût aimé cet article, Mme de
Forcheville m'avait répondu qu'il l'aurait infiniment admiré et
n'aurait pu le lire sans envie. Mais elle me l'avait dit pendant que je
dormais: c'était un rêve.
Presque tous nos rêves répondent ainsi aux questions que nous nous
posons par des affirmations complexes, des mises en scène à plusieurs
personnages, mais qui n'ont pas de lendemain.
Quant à Mlle de Forcheville, je ne pouvais m'empêcher de penser à
elle avec désolation. Quoi? fille de Swann qui eût tant aimé la voir
chez les Guermantes, que ceux-ci avaient refusé à leur grand ami de
recevoir, ils l'avaient ensuite spontanément recherchée, le temps
ayant passé qui renouvelle tout pour nous, insuffle une autre
personnalité, d'après ce qu'on dit d'eux, aux êtres que nous n'avons
pas vus depuis longtemps, depuis que nous avons fait nous-même peau
neuve et pris d'autres goûts. Je pensais qu'à cette fille, Swann
disait parfois en la serrant contre lui et en l'embrassant: «C'est bon,
ma chérie, d'avoir une fille comme toi, un jour quand je ne serai plus
là, si on parle encore de ton pauvre papa, ce sera seulement avec toi
et à cause de toi. » Swann en mettant ainsi pour après sa mort un
craintif et anxieux espoir de survivance dans sa fille se trompait
autant que le vieux banquier qui ayant fait un testament pour une petite
danseuse qu'il entretient et qui a très bonne tenue, se dit qu'il n'est
pour elle qu'un grand ami, mais qu'elle restera fidèle à son souvenir.
Elle avait très bonne tenue tout en faisant du pied sous la table aux
amis du vieux banquier qui lui plaisaient, mais tout cela très caché,
avec d'excellents dehors. Elle portera le deuil de l'excellent homme,
s'en sentira débarrassée, profitera non seulement de l'argent liquide,
mais des propriétés, des automobiles qu'il lui a laissées, fera
partout effacer le chiffre de l'ancien propriétaire qui lui cause un
peu de honte et à la jouissance du don n'associera jamais le regret du
donateur. Les illusions de l'amour paternel ne sont peut-être pas
moindres que celles de l'autre; bien des filles ne considèrent leur
père que comme le vieillard qui leur laissera sa fortune. La présence
de Gilberte dans un salon au lieu d'être une occasion qu'on parlât
encore quelquefois de son père était un obstacle à ce qu'on saisît
celles, de plus en plus rares, qu'on aurait pu avoir encore de le faire.
Même à propos des mots qu'il avait dits, des objets qu'il avait
donnés, on prit l'habitude de ne plus le nommer et celle qui aurait dû
rajeunir, sinon perpétuer sa mémoire, se trouva hâter et consommer
l'œuvre de la mort et de l'oubli.
Et ce n'est pas seulement à l'égard de Swann que Gilberte consommait
peu à peu l'œuvre de l'oubli, elle avait hâté en moi cette œuvre de
l'oubli à l'égard d'Albertine.
Sous l'action du désir, par conséquent du désir de bonheur que
Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l'avais
crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations
douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma
pensée, s'étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un
bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et
précaires, relatifs à Albertine. Car si bien des souvenirs, qui
étaient reliés à elle, avaient d'abord contribué à maintenir
en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait
fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état
sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les
désagrégations continues de l'oubli, mais réalisée brusquement dans
son ensemble me donna cette impression que je me rappelle avoir
éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression
en moi de toute une portion de mes associations d'idées, qu'éprouve un
homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s'est rompue
et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.
La disparition de ma souffrance et de tout ce qu'elle emmenait avec
elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui
tenait dans notre vie une grande place. Sans doute c'est parce que les
souvenirs ne restent pas toujours vrais que l'amour n'est pas éternel,
et parce que la vie est faite du perpétuel renouvellement des cellules.
Mais ce renouvellement pour les souvenirs est tout de même retardé par
l'attention qui arrête, et fixe un moment qui doit changer. Et
puisqu'il en est du chagrin comme du désir des femmes qu'on grandit en
y pensant, avoir beaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que
la chasteté, l'oubli.
Par une autre réaction (bien que ce fût la distraction--le désir de
Mlle d'Éporcheville--qui m'eût rendu tout d'un coup l'oubli apparent
et sensible) s'il reste que c'est le temps qui amène progressivement
l'oubli, l'oubli n'est pas sans altérer profondément la notion du
temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans
l'espace. La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler,
de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer
de vivre me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune;
pourtant le souvenir de tous les événements qui s'étaient succédé
dans ma vie (et aussi de ceux qui s'étaient succédé dans mon cœur,
car, lorsqu'on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu'on a
plus longtemps vécu) au cours de ces derniers mois de l'existence
d'Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu'une
année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant, par des
espaces vides, d'événements tout récents qu'ils me faisaient
paraître anciens, puisque j'avais eu ce qu'on appelle «le temps» de
les oublier, par son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu
de ma mémoire--comme une brume épaisse sur l'océan qui supprime les
points de repère des choses--détraquait, disloquait mon sentiment des
distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait
me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des
choses que je ne l'étais en réalité. Et comme dans les nouveaux
espaces, encore non parcourus, qui s'étendaient devant moi, il n'y
aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu'il n'y en avait
eu, dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour
ma grand'mère, ma vie m'apparut--offrant une succession de périodes
dans lesquelles, après un certain intervalle rien de ce qui soutenait
la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait,--comme
quelque chose de si dépourvu du support d'un moi individuel identique
et permanent, quelque chose de si inutile dans l'avenir et de si long
dans le passé, que la mort pourrait aussi bien en terminer le cours ici
ou là, sans nullement le conclure, que ces cours d'histoire de France
qu'en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des
programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de
1848, ou à la fin du second Empire.
Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentais
vinrent-elles moins d'avoir aimé inutilement ce que déjà j'oubliais,
que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du
monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par
eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que
celle que j'avais aimée n'était plus au bout d'un certain temps qu'un
pâle souvenir, que de retrouver en moi cette vaine activité qui nous
fait perdre le temps à tapisser notre vie d'une végétation humaine
vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quand elle sera
morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avons connu et à
laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilité bavarde,
mélancolique et coquette. L'être nouveau qui supporterait aisément de
vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j'avais
pu parler d'elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans
souffrance profonde. Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom
que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence
à ce que j'aimais, m'avait toujours épouvanté, jadis à propos de
Gilberte quand son père me disait que si j'allais vivre en Océanie, je
ne voudrais plus revenir, tout récemment quand j'avais lu avec un tel
serrement de cœur le passage du roman de Bergotte où il est question de
ce personnage qui, séparé par la vie d'une femme qu'il avait adorée
jeune homme, vieillard la rencontre sans plaisir, sans envie de la
revoir. Or, au contraire, il m'apportait avec l'oubli une suppression
presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet
être si redouté, si bienfaisant et qui n'était autre qu'un de ces moi
de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans
plus écouter nos prières qu'un médecin clairvoyant et d'autant plus
autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention
opportune, au moi vraiment trop blessé. Ce rechange au reste, elle
l'accomplit de temps en temps, comme l'usure et la réfection des
tissus, mais nous n'y prenons garde que si l'ancien moi contenait une
grande douleur, un corps étranger et blessant, que nous nous étonnons
de ne plus retrouver, dans notre émerveillement d'être devenu un autre
pour qui la souffrance de son prédécesseur n'est plus que la
souffrance d'autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement parce
qu'on ne la ressent pas.
