--Je connais bien quelqu’un qui
s’appelle
Vinteuil, dit Swann, en
pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.
pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
Quel que fût l’aveuglement de Mme
Verdurin à son égard, elle avait fini, tout en continuant à le trouver
très fin, par être agacée de voir que quand elle l’invitait dans une
avant-scène à entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de
grâce: «Vous êtes trop aimable d’être venu, docteur, d’autant plus que
je suis sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah Bernhardt, et
puis nous sommes peut-être trop près de la scène», le docteur Cottard
qui était entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour se
préciser ou pour disparaître que quelqu’un d’autorisé le renseignât
sur la valeur du spectacle, lui répondait: «En effet on est beaucoup
trop près et on commence à être fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous
m’avez exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs sont des
ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne
ferait-on pas pour vous être agréable, vous êtes si bonne! » Et il
ajoutait: «Sarah Bernhardt c’est bien la Voix d’Or, n’est-ce pas? On
écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches. C’est une expression
bizarre, n’est-ce pas? » dans l’espoir de commentaires qui ne venaient
point.
«Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que nous faisons
fausse route quand par modestie nous déprécions ce que nous offrons au
docteur. C’est un savant qui vit en dehors de l’existence pratique, il
ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il s’en rapporte à
ce que nous lui en disons. »--«Je n’avais pas osé te le dire, mais je
l’avais remarqué», répondit M. Verdurin. Et au jour de l’an suivant,
au lieu d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en
lui disant que c’était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour
trois cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre qu’on
pouvait difficilement en voir d’aussi belle.
Quand Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, M.
Swann: «Swann? » s’était écrié le docteur d’un accent rendu brutal par
la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu
que quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout.
Et voyant qu’on ne lui répondait pas: «Swann? Qui ça, Swann! »
hurla-t-il au comble d’une anxiété qui se détendit soudain quand Mme
Verdurin eut dit: «Mais l’ami dont Odette nous avait parlé. »--«Ah! bon,
bon, ça va bien», répondit le docteur apaisé. Quant au peintre il se
réjouissait de l’introduction de Swann chez Mme Verdurin, parce qu’il
le supposait amoureux d’Odette et qu’il aimait à favoriser les
liaisons. «Rien ne m’amuse comme de faire des mariages, confia-t-il,
dans l’oreille, au docteur Cottard, j’en ai déjà réussi beaucoup, même
entre femmes! »
En disant aux Verdurin que Swann était très «smart», Odette leur avait
fait craindre un «ennuyeux». Il leur fit au contraire une excellente
impression dont à leur insu sa fréquentation dans la société élégante
était une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes même
intelligents qui ne sont jamais allés dans le monde, une des
supériorités de ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le
transfigurer par le désir ou par l’horreur qu’il inspire à
l’imagination, de le considérer comme sans aucune importance. Leur
amabilité, séparée de tout snobisme et de la peur de paraître trop
aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce des
mouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement ce
qu’ils veulent, sans participation indiscrète et maladroite du reste
du corps. La simple gymnastique élémentaire de l’homme du monde
tendant la main avec bonne grâce au jeune homme inconnu qu’on lui
présente et s’inclinant avec réserve devant l’ambassadeur à qui on le
présente, avait fini par passer sans qu’il en fût conscient dans toute
l’attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d’un milieu
inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leurs amis, fit
instinctivement montre d’un empressement, se livra à des avances,
dont, selon eux, un ennuyeux se fût abstenu. Il n’eut un moment de
froideur qu’avec le docteur Cottard: en le voyant lui cligner de l’œil
et lui sourire d’un air ambigu avant qu’ils se fussent encore parlé
(mimique que Cottard appelait «laisser venir»), Swann crut que le
docteur le connaissait sans doute pour s’être trouvé avec lui en
quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu,
n’ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l’allusion de
mauvais goût, surtout en présence d’Odette qui pourrait en prendre une
mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit
qu’une dame qui se trouvait près de lui était Mme Cottard, il pensa
qu’un mari aussi jeune n’aurait pas cherché à faire allusion devant sa
femme à des divertissements de ce genre; et il cessa de donner à l’air
entendu du docteur la signification qu’il redoutait. Le peintre invita
tout de suite Swann à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva
gentil. «Peut-être qu’on vous favorisera plus que moi, dit Mme
Verdurin, sur un ton qui feignait d’être piqué, et qu’on vous montrera
le portrait de Cottard (elle l’avait commandé au peintre). Pensez
bien, «monsieur» Biche, rappela-t-elle au peintre, à qui c’était une
plaisanterie consacrée de dire monsieur, à rendre le joli regard, le
petit côté fin, amusant, de l’œil. Vous savez que ce que je veux
surtout avoir, c’est son sourire, ce que je vous ai demandé c’est le
portrait de son sourire. Et comme cette expression lui sembla
remarquable elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs
invités l’eussent entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit
d’abord rapprocher quelques-uns. Swann demanda à faire la connaissance
de tout le monde, même d’un vieil ami des Verdurin, Saniette, à qui sa
timidité, sa simplicité et son bon cœur avaient fait perdre partout la
considération que lui avaient value sa science d’archiviste, sa grosse
fortune, et la famille distinguée dont il sortait. Il avait dans la
bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable parce qu’on
sentait qu’elle trahissait moins un défaut de la langue qu’une qualité
de l’âme, comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il n’avait
jamais perdue. Toutes les consonnes qu’il ne pouvait prononcer
figuraient comme autant de duretés dont il était incapable. En
demandant à être présenté à M. Saniette, Swann fit à Mme Verdurin
l’effet de renverser les rôles (au point qu’en réponse, elle dit en
insistant sur la différence: «Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la
bonté de me permettre de vous présenter notre ami Saniette»), mais
excita chez Saniette une sympathie ardente que d’ailleurs les Verdurin
ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu et ils
ne tenaient pas à lui faire des amis. Mais en revanche Swann les
toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite à faire la
connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours,
parce qu’elle croyait qu’en noir on est toujours bien et que c’est ce
qu’il y a de plus distingué, elle avait le visage excessivement rouge
comme chaque fois qu’elle venait de manger. Elle s’inclina devant
Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. Comme elle n’avait
aucune instruction et avait peur de faire des fautes de français, elle
prononçait exprès d’une manière confuse, pensant que si elle lâchait
un cuir il serait estompé d’un tel vague qu’on ne pourrait le
distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation n’était qu’un
graillonnement indistinct duquel émergeaient de temps à autre les
rares vocables dont elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer
légèrement d’elle en parlant à M. Verdurin lequel au contraire fut
piqué.
--«C’est une si excellente femme, répondit-il. Je vous accorde qu’elle
n’est pas étourdissante; mais je vous assure qu’elle est agréable
quand on cause seul avec elle. «Je n’en doute pas, s’empressa de
concéder Swann. Je voulais dire qu’elle ne me semblait pas «éminente»
ajouta-t-il en détachant cet adjectif, et en somme c’est plutôt un
compliment! » «Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit
d’une manière charmante. Vous n’avez jamais entendu son neveu? c’est
admirable, n’est-ce pas, docteur? Voulez-vous que je lui demande de
jouer quelque chose, Monsieur Swann? »
--«Mais ce sera un bonheur. . . , commençait à répondre Swann, quand le
docteur l’interrompit d’un air moqueur. En effet ayant retenu que dans
la conversation l’emphase, l’emploi de formes solennelles, était
suranné, dès qu’il entendait un mot grave dit sérieusement comme
venait de l’être le mot «bonheur», il croyait que celui qui l’avait
prononcé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se
trouvait figurer par hasard dans ce qu’il appelait un vieux cliché, si
courant que ce mot fût d’ailleurs, le docteur supposait que la phrase
commencée était ridicule et la terminait ironiquement par le lieu
commun qu’il semblait accuser son interlocuteur d’avoir voulu placer,
alors que celui-ci n’y avait jamais pensé.
--«Un bonheur pour la France! » s’écria-t-il malicieusement en levant
les bras avec emphase.
M. Verdurin ne put s’empêcher de rire.
--«Qu’est-ce qu’ils ont à rire toutes ces bonnes gens-là, on a l’air de
ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin là-bas, s’écria
Mme Verdurin. Si vous croyez que je m’amuse, moi, à rester toute seule
en pénitence», ajouta-t-elle sur un ton dépité, en faisant l’enfant.
Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré,
qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait
quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât avec les beaux
meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait à garder en évidence
les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui faire de temps
en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître
quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt
aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent; mais elle n’y
réussissait pas et c’était chez elle une collection de chauffe-pieds,
de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches,
dans une accumulation de redites et un disparate d’étrennes.
De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des
fidèles et s’égayait de leurs «fumisteries», mais depuis l’accident
qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine
de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique
conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle,
qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre
un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des
ennuyeux,--et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu
longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui
riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu
par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité--, elle poussait un
petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie
commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le
temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel,
plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en
laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer,
d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à
l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de
camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur
son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet
dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité.
Cependant, M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission
d’allumer sa pipe («ici on ne se gêne pas, on est entre camarades»),
priait le jeune artiste de se mettre au piano.
--«Allons, voyons, ne l’ennuie pas, il n’est pas ici pour être
tourmenté, s’écria Mme Verdurin, je ne veux pas qu’on le tourmente
moi! »
--«Mais pourquoi veux-tu que ça l’ennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne
connaît peut-être pas la sonate en fa dièse que nous avons découverte,
il va nous jouer l’arrangement pour piano. »
--«Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je n’ai pas envie à
force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies
faciales, comme la dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à
recommencer; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas
vous qui garderez le lit huit jours! »
Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste
allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été
nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la
«Patronne» et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près d’elle
faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes,
de se rapprocher, qu’il se passait quelque chose, leur disant, comme
on fait au Reichstag dans les moments intéressants: «Écoutez,
écoutez. » Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n’avaient
pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus
amusante que d’habitude.
--Eh bien! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que
l’andante.
--«Que l’andante, comme tu y vas» s’écria Mme Verdurin. «C’est
justement l’andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment
superbe le Patron! C’est comme si dans la «Neuvième» il disait: nous
n’entendrons que le finale, ou dans «les Maîtres» que l’ouverture. »
Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin à laisser jouer le
pianiste, non pas qu’il crût feints les troubles que la musique lui
donnait--il y reconnaissait certains états neurasthéniques--mais par
cette habitude qu’ont beaucoup de médecins, de faire fléchir
immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès qu’est en jeu,
chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion
mondaine dont ils font partie et dont la personne à qui ils
conseillent d’oublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un
des facteurs essentiels.
--Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en
cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous
vous soignerons.
--Bien vrai? répondit Mme Verdurin, comme si devant l’espérance d’une
telle faveur il n’y avait plus qu’à capituler. Peut-être aussi à force
de dire qu’elle serait malade, y avait-il des moments où elle ne se
rappelait plus que c’était un mensonge et prenait une âme de malade.
Or ceux-ci, fatigués d’être toujours obligés de faire dépendre de leur
sagesse la rareté de leurs accès, aiment se laisser aller à croire
qu’ils pourront faire impunément tout ce qui leur plaît et leur fait
mal d’habitude, à condition de se remettre en les mains d’un être
puissant, qui, sans qu’ils aient aucune peine à prendre, d’un mot ou
d’une pilule, les remettra sur pied.
Odette était allée s’asseoir sur un canapé de tapisserie qui était
près du piano:
--Vous savez, j’ai ma petite place, dit-elle à Mme Verdurin.
Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever:
--«Vous n’êtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté d’Odette,
n’est-ce pas Odette, vous ferez bien une place à M. Swann? »
--«Quel joli Beauvais, dit avant de s’asseoir Swann qui cherchait à
être aimable. »
--«Ah! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Mme
Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez en voir d’aussi beau,
vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n’ont rien fait de
pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout à l’heure
vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit
sujet du siège; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous
voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les
petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge
de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné? Qu’est-ce que vous en dites,
je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner! Est-elle assez
appétissante cette vigne? Mon mari prétend que je n’aime pas les
fruits parce que j’en mange moins que lui. Mais non, je suis plus
gourmande que vous tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans
la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu’est ce que vous avez tous
à rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me
purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma
petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas
sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux
comme patine? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien.
--Ah! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous
n’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.
--«Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant
vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins
voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela!
Quand M. Verdurin me faisait l’honneur d’être jaloux de moi--allons,
sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été. . . --»
--«Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends à
témoin: est-ce que j’ai dit quelque chose? »
Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de
suite.
--Allons, vous les caresserez plus tard; maintenant c’est vous qu’on va
caresser, qu’on va caresser dans l’oreille; vous aimez cela, je pense;
voilà un petit jeune homme qui va s’en charger.
Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui
qu’avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi:
L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre
musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que
la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et
ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne
du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout
d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de
la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme
la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune.
Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour,
donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait
cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie--il ne savait lui-même--qui
passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines
odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété
de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la
musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de
ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement
musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout
autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre pendant un
instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que
nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur
quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions
variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de
largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont
évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour
ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes
suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à
envelopper de sa liquidité et de son «fondu» les motifs qui par
instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et
disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils
donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer,
ineffables,--si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir
des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous
des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les
comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à
peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle
expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une
transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté
les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la même
impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus
insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements
symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui
cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de
l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique.
Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant
quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé
aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée
avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne
pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme
un amour inconnu.
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis
ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout
d’un coup au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la
suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de
direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique,
incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives
inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une
troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus
clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais
rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la
vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire
entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité
une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir
jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir
amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement.
Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal
et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il
croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait
plus jusqu’à sa mort; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées
dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir
non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se
réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient de
laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas
s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en
revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une invitation
il devait s’y rendre et que s’il ne faisait pas de visite après il lui
fallait laisser des cartes, de même dans sa conversation il
s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion intime sur les
choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque
sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il
était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de
la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses
œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un
jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il
donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait pas
tout entier à ce qu’il disait. Or, comme certains valétudinaires chez
qui tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent,
quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse,
semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à
envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie
toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase
qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer,
pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces
réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles,
comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il
souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le
désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé
à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se
la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans
la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette
soirée et les avait interrogées; mais plusieurs étaient arrivées après
la musique ou parties avant; certaines pourtant étaient là pendant
qu’on l’exécutait mais étaient allées causer dans un autre salon, et
d’autres restées à écouter n’avaient pas entendu plus que les
premières. Quant aux maîtres de maison ils savaient que c’était une
œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés avaient demandé
à jouer; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir
davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant
le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en
voyant devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant
incapable de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser.
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait
commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup après une note
haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher,
s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau
sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète,
bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et
elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et
qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il
eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans
la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna,
indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum,
laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais
maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que
c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il
la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait,
essayer d’apprendre son langage et son secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour
lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme
Verdurin.
--Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann; la comprend-il assez,
sa sonate, le petit misérable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait
atteindre à ça. C’est tout excepté du piano, ma parole! Chaque fois
j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau
que l’orchestre, plus complet.
Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme
s’il avait fait un trait d’esprit:
--«Vous êtes très indulgente pour moi», dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari: «Allons, donne-lui de
l’orangeade, il l’a bien méritée», Swann racontait à Odette comment il
avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant
dit d’un peu loin: «Eh bien! il me semble qu’on est en train de vous
dire de belles choses, Odette», elle répondit: «Oui, de très belles»
et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des
renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où
il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui
la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien
(quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, Mme
Verdurin s’était écriée: «Je vous crois un peu qu’elle est belle! Mais
on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas
le droit de ne pas la connaître», et le peintre avait ajouté: «Ah!
c’est tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas. Ce n’est pas
si vous voulez la chose «cher» et «public», n’est-ce pas, mais c’est
la très grosse impression pour les artistes»), ces gens semblaient ne
s’être jamais posé ces questions car ils furent incapables d’y
répondre.
Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase
préférée:
--«Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention; je vous
dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer
dans des pointes d’aiguille; on ne perd pas son temps à couper les
cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre de la maison», répondit
Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration
béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions
toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon
sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de
donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils
s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus
comprendre que la peinture de «M. Biche». Comme le public ne connaît
du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a
puisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste
original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en
cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans
les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la
musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le
pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des
notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient
habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses
toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme,
ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de
l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient dans
la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche
n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes
n’ont pas les cheveux mauves.
Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y
avait là une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un
dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se
jette à l’eau pour apprendre, mais choisit un moment où il n’y a pas
trop de monde pour le voir:
--Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello!
s’écria-t-il avec une brusque résolution.
Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de
Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de
tendances très avancées mais était entièrement inconnue du grand
public.
--Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en
pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.
--C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.
--Oh! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes,
vous ne vous poseriez pas la question.
--Alors poser la question c’est la résoudre? dit le docteur.
--Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez
triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille
bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne
m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la
sonate: d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit
être affreux.
Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le
docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
--Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font
soigner par Potain!
--Ah! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous
oubliez que vous parlez d’un de mes confères, je devrais dire un de
mes maîtres.
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation
mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains
passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde,
mais elle le troubla; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun
des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la
folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose
d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval,
qui pourtant s’observent en effet.
--Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois
autant que lui, répondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d’une
personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à
ceux qui ne sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos
malades, vous, au moins!
--Mais, Madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton air
ironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de
la science. . . C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire: «C’est Potain
qui me soigne. »
--Ah! c’est plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les
maladies, maintenant? je ne savais pas ça. . . Ce que vous m’amusez,
s’écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et
moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m’apercevoir que vous
me faisiez monter à l’arbre.
Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre
à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en
songeant avec tristesse qu’il ne pouvait plus rattraper sa femme sur
le terrain de l’amabilité.
--Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurin à
Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple,
charmant; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme
cela, vous pouvez les amener.
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié la
tante du pianiste.
--Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu
ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de
la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis
plusieurs années. La première fois ne compte pas, c’était utile pour
prendre langue. Odette, il est convenu qu’il viendra nous retrouver
demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre?
--Mais non, il ne veut pas.
--Ah! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au
dernier moment!
À la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait
les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les restaurants de
banlieue où on allait peu encore, car ce n’était pas la saison, plus
souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un
jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premières,
de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait
beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de
Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes,
mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de
cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg
Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde
officiel, répondit:
--Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise
des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à
l’Elysée.
--Comment ça, à l’Elysée? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.
--Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa
phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie:
--Ça vous prend souvent?
Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait: «Ah! bon,
bon, ça va bien» et ne montrait plus trace d’émotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui
procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement
qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles,
ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État.
--Comment ça, M. Grévy? vous connaissez M. Grévy? dit-il à Swann de
l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à
voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots «à
qui il a affaire», comme disent les journaux, assure au pauvre dément
qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale
du dépôt.
--Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire
que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement
et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont
d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table,
répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop
éclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le
Président de la République.
Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette
opinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez M. Grévy, que
c’était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il
ne s’étonna plus que Swann, aussi bien qu’un autre, fréquentât
l’Elysée, et même il le plaignait un peu d’aller à des déjeuners que
l’invité avouait lui-même être ennuyeux.
--«Ah! bien, bien, ça va bien», dit-il sur le ton d’un douanier,
méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos explications, vous donne
son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.
--«Ah! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners,
vous avez de la vertu d’y aller, dit Mme Verdurin, à qui le Président
de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement
redoutable parce qu’il disposait de moyens de séduction et de
contrainte qui, employés à l’égard des fidèles, eussent été capables
de les faire lâcher. Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il
mange avec ses doigts. »
--«En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d’y aller»,
dit le docteur avec une nuance de commisération; et, se rappelant le
chiffre de huit convives: «Sont-ce des déjeuners intimes? »
demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une
curiosité de badaud.
Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la République
finit pourtant par triompher et de l’humilité de Swann et de la
malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait
avec intérêt: «Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations
personnelles avec M. Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un gentleman? »
Il alla même jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour
l’exposition dentaire.
--«Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne
laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce
que j’ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les
doigts. »
Quant à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sur
sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont
il n’avait jamais parlé.
Si l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez les
Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le
soir et n’acceptait presque jamais à dîner malgré les instances
d’Odette.
--«Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela»,
lui disait-elle.
--«Et Mme Verdurin? »
--«Oh! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’a pas
été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de
s’arranger.
--«Vous êtes gentille. »
Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette (en consentant
seulement à la retrouver après dîner), qu’il y avait des plaisirs
qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût qu’elle ressentait
pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d’autre part,
préférant infiniment à celle d’Odette, la beauté d’une petite ouvrière
fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait
mieux passer le commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir
Odette ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais
qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite
ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que son cocher
Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses
bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les
Verdurin. A son entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses
qu’il avait envoyées le matin lui disait: «Je vous gronde» et lui
indiquait une place à côté d’Odette, le pianiste jouait pour eux deux,
la petite phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur
amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant
quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis
tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de
Pieter de Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte
entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une
lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante,
pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle
passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de
sa grâce, avec le même ineffable sourire; mais Swann y croyait
distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la
vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère,
elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède
au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en
elle-même,--en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui
ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée,
et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles--, que comme un
gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin que pour le
petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les
unissait; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait
prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste
la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage.
«Qu’avez-vous besoin du reste? lui avait-elle dit. C’est ça notre
morceau. » Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si
proche et pourtant à l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux,
elle ne les connaissait pas, il regrettait presque qu’elle eût une
signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme
en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme
aimée, nous en voulons à l’eau de la gemme, et aux mots du langage, de
ne pas être faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et
d’un être particulier.
Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la jeune
ouvrière avant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la petite phrase
jouée par le pianiste, Swann s’apercevait qu’il était bientôt l’heure
qu’Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu’à la porte de son petit
hôtel, rue La Pérouse, derrière l’Arc de Triomphe. Et c’était
peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les
faveurs, qu’il sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la
voir plus tôt, d’arriver chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de
ce droit qu’elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il
attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait l’impression
que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l’empêchait
d’être encore avec lui, après qu’il l’avait quittée.
Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle
venait d’en descendre et qu’il lui disait à demain, elle cueillit
précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier
chrysanthème et le lui donna avant qu’il fût reparti. Il le tint serré
contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours
la fleur fut fanée, il l’enferma précieusement dans son secrétaire.
Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans
l’après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour
elle «prendre le thé». L’isolement et le vide de ces courtes rues
(faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup
venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage
historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore
mal famés), la neige qui était restée dans le jardin et aux arbres, le
négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque
chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvées
en entrant.
Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher
d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un
escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où
tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une
grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais
qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la
civilisation occidentale s’éclairait au gaz), montait au salon et au
petit salon. Ils étaient précédés d’un étroit vestibule dont le mur
quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute
sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une
serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette
époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs
réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui
depuis l’année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir,
cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d’oranger
et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui
s’allument dans les jours gris. Odette l’avait reçu en robe de chambre
de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait asseoir près
d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés
dans les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmiers
contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels
étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails.
Elle lui avait dit: «Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez,
moi je vais bien vous arranger», et avec le petit rire vaniteux
qu’elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait
installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de
soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de
ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de
chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes qui,
presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient
isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur
des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette
fin d’après-midi d’hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil
plus durable, plus rose et plus humain,--faisant peut-être rêver dans
la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que
décelaient et cachaient à la fois les vitres rallumées--, elle avait
surveillé sévèrement du coin de l’œil le domestique pour voir s’il les
posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu’en en mettant une
seule là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son salon eût été
détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de
peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de
cet homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait
passé trop près de deux jardinières qu’elle se réservait de nettoyer
elle-même dans sa peur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de
près pour voir s’il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous
ses bibelots chinois des formes «amusantes», et aussi aux orchidées,
aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs
préférées, parce qu’ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à
des fleurs, mais d’être en soie, en satin. «Celle-là a l’air d’être
découpée dans la doublure de mon manteau», dit-elle à Swann en lui
montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si
«chic», pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui
donnait, si loin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée,
plus digne que bien des femmes qu’elle lui fit une place dans son
salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu
décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un
bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés
de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle
affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la
cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et
d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le
crapaud qu’elle appelait: «chéris». Et ces affectations contrastaient
avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à
Notre-Dame du Laghet qui l’avait jadis, quand elle habitait Nice,
guérie d’une maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elle
une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites.
Odette fit à Swann «son» thé, lui demanda: «Citron ou crème? » et comme
il répondit «crème», lui dit en riant: «Un nuage! » Et comme il le
trouvait bon: «Vous voyez que je sais ce que vous aimez. » Ce thé en
effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même
et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une
garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en
seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à
sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet
qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet
après-midi lui avait causée, il se répétait: «Ce serait bien agréable
d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette
chose si rare, du bon thé. » Une heure après, il reçut un mot d’Odette,
et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une
affectation de raideur britannique imposait une apparence de
discipline à des caractères informes qui eussent signifié peut-être
pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l’insuffisance
de l’éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann avait
oublié son étui à cigarettes chez Odette. «Que n’y avez-vous oublié
aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. »
Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. En
se rendant chez elle ce jour-là comme chaque fois qu’il devait la voir
d’avance, il se la représentait; et la nécessité où il était pour
trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et
fraîches, les joues qu’elle avait si souvent jaunes, languissantes,
parfois piquées de petits points rouges, l’affligeait comme une preuve
que l’idéal est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait
une gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peu souffrante; elle
le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa
poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté
de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait
dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante
pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle
regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et
maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa
ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on
voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu
ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres
non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous
entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de
généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons:
ainsi, dans la matière d’un buste du doge Lorédan par Antoine Rizzo,
la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la
ressemblance criante de son cocher Rémi; sous les couleurs d’un
Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait de Tintoret,
l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers
poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la
congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant
toujours gardé un remords d’avoir borné sa vie aux relations
mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d’indulgent
pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu’ils
avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre,
de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de
réalité et de vie, une saveur moderne; peut-être aussi s’était-il
tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu’il
éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions
anticipées et rajeunissantes à des noms propres d’aujourd’hui.
Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature
d’artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent
du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu’il les
apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d’un portrait
plus ancien avec un original qu’il ne représentait pas. Quoi qu’il en
soit et peut-être parce que la plénitude d’impressions qu’il avait
depuis quelque temps et bien qu’elle lui fût venue plutôt avec l’amour
de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le
plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence
durable, qu’il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d’Odette
avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus
volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci
évoque au lieu de l’œuvre véritable du peintre l’idée banale et fausse
qui s’en est vulgarisée. Il n’estima plus le visage d’Odette selon la
plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur
purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant
avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau
de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant
la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à
l’effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un
portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair.
Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son
visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y
retrouver soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement
à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que
parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui
conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se
reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au
grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir
Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il
se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur il ne
s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru
jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses goûts d’art les plus
raffinés. Il oubliait qu’Odette n’était pas plus pour cela une femme
selon son désir, puisque précisément son désir avait toujours été
orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d’«œuvre
florentine» rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un
titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves, où
elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’imprégna de noblesse.
Et tandis que la vue purement charnelle qu’il avait eue de cette
femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualité de son
visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces
doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour
base les données d’une esthétique certaine; sans compter que le baiser
et la possession qui semblaient naturels et médiocres s’ils lui
étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l’adoration
d’une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et
délicieux.
Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît
plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner
beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une
fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un
exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la
spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec
l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur.
Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une
reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le
délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles
merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce
qu’il trouvait beau jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une
femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu’il se
félicitait de trouver réunis dans un être qu’il pourrait posséder.
Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous
regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille
de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le
corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. Quand il avait
regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui
qu’il trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie
de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur.
Et cependant ce n’était pas seulement la lassitude d’Odette qu’il
s’ingéniait à prévenir, c’était quelquefois aussi la sienne propre;
sentant que depuis qu’Odette avait toutes facilités pour le voir, elle
semblait n’avoir pas grand’chose à lui dire, il craignait que les
façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement
fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble,
ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque d’un jour où elle
voudrait déclarer sa passion, qui seul l’avait rendu et gardé
amoureux. Et pour renouveler un peu l’aspect moral, trop figé,
d’Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout
d’un coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères
simulées qu’il lui faisait porter avant le dîner. Il savait qu’elle
allait être effrayée, lui répondre et il espérait que dans la
contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme,
jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits; et en
effet c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus
tendres qu’elle lui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait
fait porter à midi de la «Maison Dorée» (c’était le jour de la fête de
Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces
mots: «Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire»,
et qu’il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du
chrysanthème. Ou bien si elle n’avait pas eu le temps de lui écrire,
quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et
lui dirait: «J’ai à vous parler», et il contemplerait avec curiosité
sur son visage et dans ses paroles ce qu’elle lui avait caché
jusque-là de son cœur.
Rien qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait,
éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait
jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant
qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. Parfois les ombres
des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les
lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place
dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que
clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès
qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendit compte, ses yeux brillaient
d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre: «Je crois que ça
chauffe. » Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette
maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu: une
sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans
toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur.
Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le
petit «clan» prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous
quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à
la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas
courir de grands risques, puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la
journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.
Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour
ensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour
retarder le moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si
tard qu’Odette, croyant qu’il ne viendrait plus, était partie. En
voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une
souffrance au cœur; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il
mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de
le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous
diminue ou même nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur.
--«As-tu vu la tête qu’il a fait quand il s’est aperçu qu’elle n’était
pas là? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu’on peut dire qu’il est
pincé! »
--«La tête qu’il a fait? » demanda avec violence le docteur Cottard qui,
étant allé un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne
savait pas de qui on parlait.
--«Comment vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau des
Swann»?
--«Non. M. Swann est venu»?
--Oh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très
nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.
--«Vous voulez dire qu’elle est du dernier bien avec lui, qu’elle lui a
fait voir l’heure du berger», dit le docteur, expérimentant avec
prudence le sens de ces expressions.
--«Mais non, il n’y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu’elle
a bien tort et qu’elle se conduit comme une fameuse cruche, qu’elle
est du reste. »
--«Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu’est-ce que tu en sais qu’il n’y a
rien, nous n’avons pas été y voir, n’est-ce pas. »
--«A moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je
vous dis qu’elle me raconte toutes ses petites affaires! Comme elle
n’a plus personne en ce moment, je lui ai dit qu’elle devrait coucher
avec lui. Elle prétend qu’elle ne peut pas, qu’elle a bien eu un fort
béguin pour lui mais qu’il est timide avec elle, que cela l’intimide à
son tour, et puis qu’elle ne l’aime pas de cette manière-là, que c’est
un être idéal, qu’elle a peur de déflorer le sentiment qu’elle a pour
lui, est-ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce qu’il
lui faut. »
--«Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne
me revient qu’à demi ce monsieur; je le trouve poseur. »
Mme Verdurin s’immobilisa, prit une expression inerte comme si elle
était devenue une statue, fiction qui lui permit d’être censée ne pas
avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait l’air
d’impliquer qu’on pouvait «poser» avec eux, donc qu’on était «plus
qu’eux».
--«Enfin, s’il n’y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur
la croit VERTUEUSE, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne
peut rien dire, puisqu’il a l’air de la croire intelligente. Je ne
sais si tu as entendu ce qu’il lui débitait l’autre soir sur la sonate
de Vinteuil; j’aime Odette de tout mon cœur, mais pour lui faire des
théories d’esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard! »
--«Voyons, ne dites pas du mal d’Odette, dit Mme Verdurin en faisant
l’enfant. Elle est charmante. »
--«Mais cela ne l’empêche pas d’être charmante; nous ne disons pas du
mal d’elle, nous disons que ce n’est pas une vertu ni une
intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce
qu’elle soit vertueuse?
Verdurin à son égard, elle avait fini, tout en continuant à le trouver
très fin, par être agacée de voir que quand elle l’invitait dans une
avant-scène à entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de
grâce: «Vous êtes trop aimable d’être venu, docteur, d’autant plus que
je suis sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah Bernhardt, et
puis nous sommes peut-être trop près de la scène», le docteur Cottard
qui était entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour se
préciser ou pour disparaître que quelqu’un d’autorisé le renseignât
sur la valeur du spectacle, lui répondait: «En effet on est beaucoup
trop près et on commence à être fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous
m’avez exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs sont des
ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne
ferait-on pas pour vous être agréable, vous êtes si bonne! » Et il
ajoutait: «Sarah Bernhardt c’est bien la Voix d’Or, n’est-ce pas? On
écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches. C’est une expression
bizarre, n’est-ce pas? » dans l’espoir de commentaires qui ne venaient
point.
«Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que nous faisons
fausse route quand par modestie nous déprécions ce que nous offrons au
docteur. C’est un savant qui vit en dehors de l’existence pratique, il
ne connaît pas par lui-même la valeur des choses et il s’en rapporte à
ce que nous lui en disons. »--«Je n’avais pas osé te le dire, mais je
l’avais remarqué», répondit M. Verdurin. Et au jour de l’an suivant,
au lieu d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en
lui disant que c’était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour
trois cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre qu’on
pouvait difficilement en voir d’aussi belle.
Quand Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, M.
Swann: «Swann? » s’était écrié le docteur d’un accent rendu brutal par
la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu
que quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout.
Et voyant qu’on ne lui répondait pas: «Swann? Qui ça, Swann! »
hurla-t-il au comble d’une anxiété qui se détendit soudain quand Mme
Verdurin eut dit: «Mais l’ami dont Odette nous avait parlé. »--«Ah! bon,
bon, ça va bien», répondit le docteur apaisé. Quant au peintre il se
réjouissait de l’introduction de Swann chez Mme Verdurin, parce qu’il
le supposait amoureux d’Odette et qu’il aimait à favoriser les
liaisons. «Rien ne m’amuse comme de faire des mariages, confia-t-il,
dans l’oreille, au docteur Cottard, j’en ai déjà réussi beaucoup, même
entre femmes! »
En disant aux Verdurin que Swann était très «smart», Odette leur avait
fait craindre un «ennuyeux». Il leur fit au contraire une excellente
impression dont à leur insu sa fréquentation dans la société élégante
était une des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes même
intelligents qui ne sont jamais allés dans le monde, une des
supériorités de ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le
transfigurer par le désir ou par l’horreur qu’il inspire à
l’imagination, de le considérer comme sans aucune importance. Leur
amabilité, séparée de tout snobisme et de la peur de paraître trop
aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce des
mouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement ce
qu’ils veulent, sans participation indiscrète et maladroite du reste
du corps. La simple gymnastique élémentaire de l’homme du monde
tendant la main avec bonne grâce au jeune homme inconnu qu’on lui
présente et s’inclinant avec réserve devant l’ambassadeur à qui on le
présente, avait fini par passer sans qu’il en fût conscient dans toute
l’attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d’un milieu
inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leurs amis, fit
instinctivement montre d’un empressement, se livra à des avances,
dont, selon eux, un ennuyeux se fût abstenu. Il n’eut un moment de
froideur qu’avec le docteur Cottard: en le voyant lui cligner de l’œil
et lui sourire d’un air ambigu avant qu’ils se fussent encore parlé
(mimique que Cottard appelait «laisser venir»), Swann crut que le
docteur le connaissait sans doute pour s’être trouvé avec lui en
quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu,
n’ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant l’allusion de
mauvais goût, surtout en présence d’Odette qui pourrait en prendre une
mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial. Mais quand il apprit
qu’une dame qui se trouvait près de lui était Mme Cottard, il pensa
qu’un mari aussi jeune n’aurait pas cherché à faire allusion devant sa
femme à des divertissements de ce genre; et il cessa de donner à l’air
entendu du docteur la signification qu’il redoutait. Le peintre invita
tout de suite Swann à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva
gentil. «Peut-être qu’on vous favorisera plus que moi, dit Mme
Verdurin, sur un ton qui feignait d’être piqué, et qu’on vous montrera
le portrait de Cottard (elle l’avait commandé au peintre). Pensez
bien, «monsieur» Biche, rappela-t-elle au peintre, à qui c’était une
plaisanterie consacrée de dire monsieur, à rendre le joli regard, le
petit côté fin, amusant, de l’œil. Vous savez que ce que je veux
surtout avoir, c’est son sourire, ce que je vous ai demandé c’est le
portrait de son sourire. Et comme cette expression lui sembla
remarquable elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs
invités l’eussent entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit
d’abord rapprocher quelques-uns. Swann demanda à faire la connaissance
de tout le monde, même d’un vieil ami des Verdurin, Saniette, à qui sa
timidité, sa simplicité et son bon cœur avaient fait perdre partout la
considération que lui avaient value sa science d’archiviste, sa grosse
fortune, et la famille distinguée dont il sortait. Il avait dans la
bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable parce qu’on
sentait qu’elle trahissait moins un défaut de la langue qu’une qualité
de l’âme, comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il n’avait
jamais perdue. Toutes les consonnes qu’il ne pouvait prononcer
figuraient comme autant de duretés dont il était incapable. En
demandant à être présenté à M. Saniette, Swann fit à Mme Verdurin
l’effet de renverser les rôles (au point qu’en réponse, elle dit en
insistant sur la différence: «Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la
bonté de me permettre de vous présenter notre ami Saniette»), mais
excita chez Saniette une sympathie ardente que d’ailleurs les Verdurin
ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu et ils
ne tenaient pas à lui faire des amis. Mais en revanche Swann les
toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite à faire la
connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours,
parce qu’elle croyait qu’en noir on est toujours bien et que c’est ce
qu’il y a de plus distingué, elle avait le visage excessivement rouge
comme chaque fois qu’elle venait de manger. Elle s’inclina devant
Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. Comme elle n’avait
aucune instruction et avait peur de faire des fautes de français, elle
prononçait exprès d’une manière confuse, pensant que si elle lâchait
un cuir il serait estompé d’un tel vague qu’on ne pourrait le
distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation n’était qu’un
graillonnement indistinct duquel émergeaient de temps à autre les
rares vocables dont elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer
légèrement d’elle en parlant à M. Verdurin lequel au contraire fut
piqué.
--«C’est une si excellente femme, répondit-il. Je vous accorde qu’elle
n’est pas étourdissante; mais je vous assure qu’elle est agréable
quand on cause seul avec elle. «Je n’en doute pas, s’empressa de
concéder Swann. Je voulais dire qu’elle ne me semblait pas «éminente»
ajouta-t-il en détachant cet adjectif, et en somme c’est plutôt un
compliment! » «Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit
d’une manière charmante. Vous n’avez jamais entendu son neveu? c’est
admirable, n’est-ce pas, docteur? Voulez-vous que je lui demande de
jouer quelque chose, Monsieur Swann? »
--«Mais ce sera un bonheur. . . , commençait à répondre Swann, quand le
docteur l’interrompit d’un air moqueur. En effet ayant retenu que dans
la conversation l’emphase, l’emploi de formes solennelles, était
suranné, dès qu’il entendait un mot grave dit sérieusement comme
venait de l’être le mot «bonheur», il croyait que celui qui l’avait
prononcé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se
trouvait figurer par hasard dans ce qu’il appelait un vieux cliché, si
courant que ce mot fût d’ailleurs, le docteur supposait que la phrase
commencée était ridicule et la terminait ironiquement par le lieu
commun qu’il semblait accuser son interlocuteur d’avoir voulu placer,
alors que celui-ci n’y avait jamais pensé.
--«Un bonheur pour la France! » s’écria-t-il malicieusement en levant
les bras avec emphase.
M. Verdurin ne put s’empêcher de rire.
--«Qu’est-ce qu’ils ont à rire toutes ces bonnes gens-là, on a l’air de
ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin là-bas, s’écria
Mme Verdurin. Si vous croyez que je m’amuse, moi, à rester toute seule
en pénitence», ajouta-t-elle sur un ton dépité, en faisant l’enfant.
Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré,
qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait
quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât avec les beaux
meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait à garder en évidence
les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui faire de temps
en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître
quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt
aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent; mais elle n’y
réussissait pas et c’était chez elle une collection de chauffe-pieds,
de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches,
dans une accumulation de redites et un disparate d’étrennes.
De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des
fidèles et s’égayait de leurs «fumisteries», mais depuis l’accident
qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine
de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique
conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle,
qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre
un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des
ennuyeux,--et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu
longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui
riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu
par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité--, elle poussait un
petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie
commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le
temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel,
plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en
laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer,
d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à
l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de
camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur
son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet
dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité.
Cependant, M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission
d’allumer sa pipe («ici on ne se gêne pas, on est entre camarades»),
priait le jeune artiste de se mettre au piano.
--«Allons, voyons, ne l’ennuie pas, il n’est pas ici pour être
tourmenté, s’écria Mme Verdurin, je ne veux pas qu’on le tourmente
moi! »
--«Mais pourquoi veux-tu que ça l’ennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne
connaît peut-être pas la sonate en fa dièse que nous avons découverte,
il va nous jouer l’arrangement pour piano. »
--«Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je n’ai pas envie à
force de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies
faciales, comme la dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à
recommencer; vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas
vous qui garderez le lit huit jours! »
Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste
allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été
nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la
«Patronne» et de sa sensibilité musicale. Ceux qui étaient près d’elle
faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes,
de se rapprocher, qu’il se passait quelque chose, leur disant, comme
on fait au Reichstag dans les moments intéressants: «Écoutez,
écoutez. » Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n’avaient
pas pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus
amusante que d’habitude.
--Eh bien! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que
l’andante.
--«Que l’andante, comme tu y vas» s’écria Mme Verdurin. «C’est
justement l’andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment
superbe le Patron! C’est comme si dans la «Neuvième» il disait: nous
n’entendrons que le finale, ou dans «les Maîtres» que l’ouverture. »
Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin à laisser jouer le
pianiste, non pas qu’il crût feints les troubles que la musique lui
donnait--il y reconnaissait certains états neurasthéniques--mais par
cette habitude qu’ont beaucoup de médecins, de faire fléchir
immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès qu’est en jeu,
chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion
mondaine dont ils font partie et dont la personne à qui ils
conseillent d’oublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un
des facteurs essentiels.
--Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il en
cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous
vous soignerons.
--Bien vrai? répondit Mme Verdurin, comme si devant l’espérance d’une
telle faveur il n’y avait plus qu’à capituler. Peut-être aussi à force
de dire qu’elle serait malade, y avait-il des moments où elle ne se
rappelait plus que c’était un mensonge et prenait une âme de malade.
Or ceux-ci, fatigués d’être toujours obligés de faire dépendre de leur
sagesse la rareté de leurs accès, aiment se laisser aller à croire
qu’ils pourront faire impunément tout ce qui leur plaît et leur fait
mal d’habitude, à condition de se remettre en les mains d’un être
puissant, qui, sans qu’ils aient aucune peine à prendre, d’un mot ou
d’une pilule, les remettra sur pied.
Odette était allée s’asseoir sur un canapé de tapisserie qui était
près du piano:
--Vous savez, j’ai ma petite place, dit-elle à Mme Verdurin.
Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever:
--«Vous n’êtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté d’Odette,
n’est-ce pas Odette, vous ferez bien une place à M. Swann? »
--«Quel joli Beauvais, dit avant de s’asseoir Swann qui cherchait à
être aimable. »
--«Ah! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Mme
Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez en voir d’aussi beau,
vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n’ont rien fait de
pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. Tout à l’heure
vous regarderez cela. Chaque bronze correspond comme attribut au petit
sujet du siège; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous
voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les
petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge
de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné? Qu’est-ce que vous en dites,
je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner! Est-elle assez
appétissante cette vigne? Mon mari prétend que je n’aime pas les
fruits parce que j’en mange moins que lui. Mais non, je suis plus
gourmande que vous tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans
la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu’est ce que vous avez tous
à rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me
purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma
petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas
sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux
comme patine? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien.
--Ah! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous
n’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.
--«Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant
vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins
voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela!
Quand M. Verdurin me faisait l’honneur d’être jaloux de moi--allons,
sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été. . . --»
--«Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends à
témoin: est-ce que j’ai dit quelque chose? »
Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de
suite.
--Allons, vous les caresserez plus tard; maintenant c’est vous qu’on va
caresser, qu’on va caresser dans l’oreille; vous aimez cela, je pense;
voilà un petit jeune homme qui va s’en charger.
Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui
qu’avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi:
L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre
musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que
la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et
ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne
du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout
d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de
la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme
la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune.
Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour,
donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait
cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie--il ne savait lui-même--qui
passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines
odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété
de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la
musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de
ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement
musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout
autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre pendant un
instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que
nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur
quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions
variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de
largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont
évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour
ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes
suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à
envelopper de sa liquidité et de son «fondu» les motifs qui par
instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et
disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils
donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer,
ineffables,--si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir
des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous
des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les
comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à
peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle
expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une
transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté
les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la même
impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus
insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements
symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui
cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de
l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique.
Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant
quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé
aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée
avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne
pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme
un amour inconnu.
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis
ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout
d’un coup au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la
suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de
direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique,
incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives
inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une
troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus
clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais
rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la
vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire
entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité
une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir
jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir
amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement.
Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal
et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il
croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait
plus jusqu’à sa mort; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées
dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir
non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se
réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient de
laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas
s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en
revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une invitation
il devait s’y rendre et que s’il ne faisait pas de visite après il lui
fallait laisser des cartes, de même dans sa conversation il
s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion intime sur les
choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque
sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il
était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de
la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses
œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un
jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il
donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait pas
tout entier à ce qu’il disait. Or, comme certains valétudinaires chez
qui tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent,
quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse,
semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à
envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie
toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase
qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer,
pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces
réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles,
comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il
souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le
désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé
à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se
la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans
la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette
soirée et les avait interrogées; mais plusieurs étaient arrivées après
la musique ou parties avant; certaines pourtant étaient là pendant
qu’on l’exécutait mais étaient allées causer dans un autre salon, et
d’autres restées à écouter n’avaient pas entendu plus que les
premières. Quant aux maîtres de maison ils savaient que c’était une
œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés avaient demandé
à jouer; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir
davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant
le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en
voyant devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant
incapable de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser.
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait
commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup après une note
haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher,
s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau
sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète,
bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et
elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et
qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il
eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans
la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna,
indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum,
laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais
maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que
c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il
la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait,
essayer d’apprendre son langage et son secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour
lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme
Verdurin.
--Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann; la comprend-il assez,
sa sonate, le petit misérable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait
atteindre à ça. C’est tout excepté du piano, ma parole! Chaque fois
j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau
que l’orchestre, plus complet.
Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme
s’il avait fait un trait d’esprit:
--«Vous êtes très indulgente pour moi», dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari: «Allons, donne-lui de
l’orangeade, il l’a bien méritée», Swann racontait à Odette comment il
avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant
dit d’un peu loin: «Eh bien! il me semble qu’on est en train de vous
dire de belles choses, Odette», elle répondit: «Oui, de très belles»
et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des
renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où
il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui
la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien
(quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, Mme
Verdurin s’était écriée: «Je vous crois un peu qu’elle est belle! Mais
on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas
le droit de ne pas la connaître», et le peintre avait ajouté: «Ah!
c’est tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas. Ce n’est pas
si vous voulez la chose «cher» et «public», n’est-ce pas, mais c’est
la très grosse impression pour les artistes»), ces gens semblaient ne
s’être jamais posé ces questions car ils furent incapables d’y
répondre.
Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase
préférée:
--«Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention; je vous
dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer
dans des pointes d’aiguille; on ne perd pas son temps à couper les
cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre de la maison», répondit
Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration
béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions
toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon
sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de
donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils
s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus
comprendre que la peinture de «M. Biche». Comme le public ne connaît
du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a
puisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste
original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en
cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans
les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la
musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le
pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des
notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient
habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses
toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme,
ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de
l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient dans
la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche
n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes
n’ont pas les cheveux mauves.
Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y
avait là une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un
dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se
jette à l’eau pour apprendre, mais choisit un moment où il n’y a pas
trop de monde pour le voir:
--Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello!
s’écria-t-il avec une brusque résolution.
Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de
Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de
tendances très avancées mais était entièrement inconnue du grand
public.
--Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en
pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.
--C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.
--Oh! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes,
vous ne vous poseriez pas la question.
--Alors poser la question c’est la résoudre? dit le docteur.
--Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez
triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille
bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne
m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la
sonate: d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit
être affreux.
Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le
docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
--Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font
soigner par Potain!
--Ah! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous
oubliez que vous parlez d’un de mes confères, je devrais dire un de
mes maîtres.
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation
mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains
passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde,
mais elle le troubla; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun
des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la
folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose
d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval,
qui pourtant s’observent en effet.
--Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois
autant que lui, répondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d’une
personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à
ceux qui ne sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos
malades, vous, au moins!
--Mais, Madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton air
ironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de
la science. . . C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire: «C’est Potain
qui me soigne. »
--Ah! c’est plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les
maladies, maintenant? je ne savais pas ça. . . Ce que vous m’amusez,
s’écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et
moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m’apercevoir que vous
me faisiez monter à l’arbre.
Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre
à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en
songeant avec tristesse qu’il ne pouvait plus rattraper sa femme sur
le terrain de l’amabilité.
--Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurin à
Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple,
charmant; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme
cela, vous pouvez les amener.
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié la
tante du pianiste.
--Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu
ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de
la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis
plusieurs années. La première fois ne compte pas, c’était utile pour
prendre langue. Odette, il est convenu qu’il viendra nous retrouver
demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre?
--Mais non, il ne veut pas.
--Ah! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au
dernier moment!
À la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait
les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les restaurants de
banlieue où on allait peu encore, car ce n’était pas la saison, plus
souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un
jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premières,
de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait
beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de
Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes,
mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de
cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg
Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde
officiel, répondit:
--Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise
des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à
l’Elysée.
--Comment ça, à l’Elysée? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.
--Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa
phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie:
--Ça vous prend souvent?
Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait: «Ah! bon,
bon, ça va bien» et ne montrait plus trace d’émotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui
procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement
qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles,
ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État.
--Comment ça, M. Grévy? vous connaissez M. Grévy? dit-il à Swann de
l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à
voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots «à
qui il a affaire», comme disent les journaux, assure au pauvre dément
qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale
du dépôt.
--Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire
que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement
et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont
d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table,
répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop
éclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le
Président de la République.
Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette
opinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez M. Grévy, que
c’était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il
ne s’étonna plus que Swann, aussi bien qu’un autre, fréquentât
l’Elysée, et même il le plaignait un peu d’aller à des déjeuners que
l’invité avouait lui-même être ennuyeux.
--«Ah! bien, bien, ça va bien», dit-il sur le ton d’un douanier,
méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos explications, vous donne
son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.
--«Ah! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners,
vous avez de la vertu d’y aller, dit Mme Verdurin, à qui le Président
de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement
redoutable parce qu’il disposait de moyens de séduction et de
contrainte qui, employés à l’égard des fidèles, eussent été capables
de les faire lâcher. Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il
mange avec ses doigts. »
--«En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d’y aller»,
dit le docteur avec une nuance de commisération; et, se rappelant le
chiffre de huit convives: «Sont-ce des déjeuners intimes? »
demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une
curiosité de badaud.
Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la République
finit pourtant par triompher et de l’humilité de Swann et de la
malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait
avec intérêt: «Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations
personnelles avec M. Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un gentleman? »
Il alla même jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour
l’exposition dentaire.
--«Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne
laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce
que j’ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les
doigts. »
Quant à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sur
sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont
il n’avait jamais parlé.
Si l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez les
Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le
soir et n’acceptait presque jamais à dîner malgré les instances
d’Odette.
--«Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela»,
lui disait-elle.
--«Et Mme Verdurin? »
--«Oh! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’a pas
été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de
s’arranger.
--«Vous êtes gentille. »
Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette (en consentant
seulement à la retrouver après dîner), qu’il y avait des plaisirs
qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût qu’elle ressentait
pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d’autre part,
préférant infiniment à celle d’Odette, la beauté d’une petite ouvrière
fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait
mieux passer le commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir
Odette ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais
qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite
ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que son cocher
Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses
bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les
Verdurin. A son entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses
qu’il avait envoyées le matin lui disait: «Je vous gronde» et lui
indiquait une place à côté d’Odette, le pianiste jouait pour eux deux,
la petite phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur
amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant
quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis
tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de
Pieter de Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte
entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une
lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante,
pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle
passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de
sa grâce, avec le même ineffable sourire; mais Swann y croyait
distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la
vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère,
elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède
au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en
elle-même,--en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui
ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée,
et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles--, que comme un
gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin que pour le
petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les
unissait; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait
prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste
la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage.
«Qu’avez-vous besoin du reste? lui avait-elle dit. C’est ça notre
morceau. » Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si
proche et pourtant à l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux,
elle ne les connaissait pas, il regrettait presque qu’elle eût une
signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme
en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme
aimée, nous en voulons à l’eau de la gemme, et aux mots du langage, de
ne pas être faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et
d’un être particulier.
Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la jeune
ouvrière avant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la petite phrase
jouée par le pianiste, Swann s’apercevait qu’il était bientôt l’heure
qu’Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu’à la porte de son petit
hôtel, rue La Pérouse, derrière l’Arc de Triomphe. Et c’était
peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les
faveurs, qu’il sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la
voir plus tôt, d’arriver chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de
ce droit qu’elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il
attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait l’impression
que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l’empêchait
d’être encore avec lui, après qu’il l’avait quittée.
Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle
venait d’en descendre et qu’il lui disait à demain, elle cueillit
précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier
chrysanthème et le lui donna avant qu’il fût reparti. Il le tint serré
contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours
la fleur fut fanée, il l’enferma précieusement dans son secrétaire.
Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans
l’après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour
elle «prendre le thé». L’isolement et le vide de ces courtes rues
(faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup
venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage
historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore
mal famés), la neige qui était restée dans le jardin et aux arbres, le
négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque
chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvées
en entrant.
Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher
d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un
escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où
tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une
grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais
qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la
civilisation occidentale s’éclairait au gaz), montait au salon et au
petit salon. Ils étaient précédés d’un étroit vestibule dont le mur
quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute
sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une
serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette
époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs
réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui
depuis l’année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir,
cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d’oranger
et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui
s’allument dans les jours gris. Odette l’avait reçu en robe de chambre
de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait asseoir près
d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés
dans les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmiers
contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels
étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails.
Elle lui avait dit: «Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez,
moi je vais bien vous arranger», et avec le petit rire vaniteux
qu’elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait
installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de
soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de
ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de
chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes qui,
presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient
isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur
des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette
fin d’après-midi d’hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil
plus durable, plus rose et plus humain,--faisant peut-être rêver dans
la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que
décelaient et cachaient à la fois les vitres rallumées--, elle avait
surveillé sévèrement du coin de l’œil le domestique pour voir s’il les
posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu’en en mettant une
seule là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son salon eût été
détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de
peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de
cet homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait
passé trop près de deux jardinières qu’elle se réservait de nettoyer
elle-même dans sa peur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de
près pour voir s’il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous
ses bibelots chinois des formes «amusantes», et aussi aux orchidées,
aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs
préférées, parce qu’ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à
des fleurs, mais d’être en soie, en satin. «Celle-là a l’air d’être
découpée dans la doublure de mon manteau», dit-elle à Swann en lui
montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si
«chic», pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui
donnait, si loin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée,
plus digne que bien des femmes qu’elle lui fit une place dans son
salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu
décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un
bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés
de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle
affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la
cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et
d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le
crapaud qu’elle appelait: «chéris». Et ces affectations contrastaient
avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à
Notre-Dame du Laghet qui l’avait jadis, quand elle habitait Nice,
guérie d’une maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elle
une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites.
Odette fit à Swann «son» thé, lui demanda: «Citron ou crème? » et comme
il répondit «crème», lui dit en riant: «Un nuage! » Et comme il le
trouvait bon: «Vous voyez que je sais ce que vous aimez. » Ce thé en
effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même
et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une
garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en
seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à
sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet
qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet
après-midi lui avait causée, il se répétait: «Ce serait bien agréable
d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette
chose si rare, du bon thé. » Une heure après, il reçut un mot d’Odette,
et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une
affectation de raideur britannique imposait une apparence de
discipline à des caractères informes qui eussent signifié peut-être
pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l’insuffisance
de l’éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann avait
oublié son étui à cigarettes chez Odette. «Que n’y avez-vous oublié
aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. »
Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. En
se rendant chez elle ce jour-là comme chaque fois qu’il devait la voir
d’avance, il se la représentait; et la nécessité où il était pour
trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et
fraîches, les joues qu’elle avait si souvent jaunes, languissantes,
parfois piquées de petits points rouges, l’affligeait comme une preuve
que l’idéal est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait
une gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peu souffrante; elle
le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa
poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté
de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait
dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante
pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle
regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et
maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa
ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on
voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu
ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres
non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous
entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de
généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons:
ainsi, dans la matière d’un buste du doge Lorédan par Antoine Rizzo,
la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la
ressemblance criante de son cocher Rémi; sous les couleurs d’un
Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait de Tintoret,
l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers
poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la
congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant
toujours gardé un remords d’avoir borné sa vie aux relations
mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d’indulgent
pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu’ils
avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre,
de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de
réalité et de vie, une saveur moderne; peut-être aussi s’était-il
tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu’il
éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions
anticipées et rajeunissantes à des noms propres d’aujourd’hui.
Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature
d’artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent
du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu’il les
apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d’un portrait
plus ancien avec un original qu’il ne représentait pas. Quoi qu’il en
soit et peut-être parce que la plénitude d’impressions qu’il avait
depuis quelque temps et bien qu’elle lui fût venue plutôt avec l’amour
de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le
plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence
durable, qu’il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d’Odette
avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus
volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci
évoque au lieu de l’œuvre véritable du peintre l’idée banale et fausse
qui s’en est vulgarisée. Il n’estima plus le visage d’Odette selon la
plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur
purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant
avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau
de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant
la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à
l’effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un
portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair.
Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son
visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y
retrouver soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement
à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que
parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui
conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se
reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au
grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir
Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il
se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur il ne
s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru
jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses goûts d’art les plus
raffinés. Il oubliait qu’Odette n’était pas plus pour cela une femme
selon son désir, puisque précisément son désir avait toujours été
orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d’«œuvre
florentine» rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un
titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves, où
elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’imprégna de noblesse.
Et tandis que la vue purement charnelle qu’il avait eue de cette
femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualité de son
visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces
doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour
base les données d’une esthétique certaine; sans compter que le baiser
et la possession qui semblaient naturels et médiocres s’ils lui
étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l’adoration
d’une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et
délicieux.
Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît
plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner
beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une
fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un
exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la
spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec
l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur.
Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une
reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le
délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles
merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce
qu’il trouvait beau jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une
femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu’il se
félicitait de trouver réunis dans un être qu’il pourrait posséder.
Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous
regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille
de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le
corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. Quand il avait
regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui
qu’il trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie
de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur.
Et cependant ce n’était pas seulement la lassitude d’Odette qu’il
s’ingéniait à prévenir, c’était quelquefois aussi la sienne propre;
sentant que depuis qu’Odette avait toutes facilités pour le voir, elle
semblait n’avoir pas grand’chose à lui dire, il craignait que les
façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement
fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble,
ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque d’un jour où elle
voudrait déclarer sa passion, qui seul l’avait rendu et gardé
amoureux. Et pour renouveler un peu l’aspect moral, trop figé,
d’Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout
d’un coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères
simulées qu’il lui faisait porter avant le dîner. Il savait qu’elle
allait être effrayée, lui répondre et il espérait que dans la
contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme,
jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits; et en
effet c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus
tendres qu’elle lui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait
fait porter à midi de la «Maison Dorée» (c’était le jour de la fête de
Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces
mots: «Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire»,
et qu’il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du
chrysanthème. Ou bien si elle n’avait pas eu le temps de lui écrire,
quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et
lui dirait: «J’ai à vous parler», et il contemplerait avec curiosité
sur son visage et dans ses paroles ce qu’elle lui avait caché
jusque-là de son cœur.
Rien qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait,
éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait
jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant
qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. Parfois les ombres
des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les
lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place
dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que
clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès
qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendit compte, ses yeux brillaient
d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre: «Je crois que ça
chauffe. » Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette
maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu: une
sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans
toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur.
Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le
petit «clan» prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous
quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à
la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas
courir de grands risques, puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la
journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.
Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour
ensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour
retarder le moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si
tard qu’Odette, croyant qu’il ne viendrait plus, était partie. En
voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une
souffrance au cœur; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il
mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de
le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous
diminue ou même nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur.
--«As-tu vu la tête qu’il a fait quand il s’est aperçu qu’elle n’était
pas là? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu’on peut dire qu’il est
pincé! »
--«La tête qu’il a fait? » demanda avec violence le docteur Cottard qui,
étant allé un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne
savait pas de qui on parlait.
--«Comment vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau des
Swann»?
--«Non. M. Swann est venu»?
--Oh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très
nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.
--«Vous voulez dire qu’elle est du dernier bien avec lui, qu’elle lui a
fait voir l’heure du berger», dit le docteur, expérimentant avec
prudence le sens de ces expressions.
--«Mais non, il n’y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu’elle
a bien tort et qu’elle se conduit comme une fameuse cruche, qu’elle
est du reste. »
--«Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu’est-ce que tu en sais qu’il n’y a
rien, nous n’avons pas été y voir, n’est-ce pas. »
--«A moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je
vous dis qu’elle me raconte toutes ses petites affaires! Comme elle
n’a plus personne en ce moment, je lui ai dit qu’elle devrait coucher
avec lui. Elle prétend qu’elle ne peut pas, qu’elle a bien eu un fort
béguin pour lui mais qu’il est timide avec elle, que cela l’intimide à
son tour, et puis qu’elle ne l’aime pas de cette manière-là, que c’est
un être idéal, qu’elle a peur de déflorer le sentiment qu’elle a pour
lui, est-ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce qu’il
lui faut. »
--«Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne
me revient qu’à demi ce monsieur; je le trouve poseur. »
Mme Verdurin s’immobilisa, prit une expression inerte comme si elle
était devenue une statue, fiction qui lui permit d’être censée ne pas
avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait l’air
d’impliquer qu’on pouvait «poser» avec eux, donc qu’on était «plus
qu’eux».
--«Enfin, s’il n’y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur
la croit VERTUEUSE, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne
peut rien dire, puisqu’il a l’air de la croire intelligente. Je ne
sais si tu as entendu ce qu’il lui débitait l’autre soir sur la sonate
de Vinteuil; j’aime Odette de tout mon cœur, mais pour lui faire des
théories d’esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard! »
--«Voyons, ne dites pas du mal d’Odette, dit Mme Verdurin en faisant
l’enfant. Elle est charmante. »
--«Mais cela ne l’empêche pas d’être charmante; nous ne disons pas du
mal d’elle, nous disons que ce n’est pas une vertu ni une
intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce
qu’elle soit vertueuse?
