Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance d'entrer
en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce
noble seigneur.
en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce
noble seigneur.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'étais préoccupé. Nous
fîmes quelques pas à pied, sous la grotte verdâtre, quasi sous-marine,
d'une épaisse futaie sur le dôme de laquelle nous entendions déferler le
vent et éclabousser la pluie. J'écrasais par terre des feuilles mortes,
qui s'enfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de
ma canne des châtaignes piquantes comme des oursins.
Aux branches les dernières feuilles convulsées ne suivaient le vent que
de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant,
elles tombaient à terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec
joie combien, si ce temps durait, l'île serait demain plus lointaine
encore et en tout cas entièrement déserte. Nous remontâmes en voiture,
et comme la bourrasque s'était calmée, Albertine me demanda de
poursuivre jusqu'à Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles mortes, en
haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une
sorte de section conique pratiquée dans le ciel laissait voir la
superposition rose, bleue et verte, étaient tout préparés à destination
de climats plus beaux. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui
s'élançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait
lui être consacré, l'emplissait de la terreur mythologique, moitié
animale, moitié sacrée de ses bonds furieux, Albertine monta sur un
tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-même, vue ainsi
d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit où
les grains de son cou apparaissaient à la loupe de mes yeux approchés,
mais ciselée et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes
heureuses de Balbec avaient passé leur patine. Quand je me retrouvai
seul chez moi, me rappelant que j'avais été faire une course
l'après-midi avec Albertine, que je dînais le surlendemain chez Mme de
Guermantes, et que j'avais à répondre à une lettre de Gilberte, trois
femmes que j'avais aimées, je me dis que notre vie sociale est, comme un
atelier d'artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un
moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai
pas que quelquefois, si l'ébauche n'est pas trop ancienne, il peut
arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une oeuvre toute
différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions
projetée d'abord.
Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait, la
saison était si avancée que c'était miracle si nous avions pu trouver
dans le Bois déjà saccagé quelques dômes d'or vert). En m'éveillant je
vis, comme de la fenêtre de la caserne de Doncières, la brume mate, unie
et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du
sucre filé. Puis le soleil se cacha et elle s'épaissit encore dans
l'après-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il
était encore trop tôt pour partir; je décidai d'envoyer une voiture à
Mme de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la forcer à faire
la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle où je lui
demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je
m'étendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris.
Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince liséré de jour qui
allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule
profond du plaisir, et dont j'avais appris à Balbec à connaître le vide
sombre et délicieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant,
pendant que tous les autres étaient à dîner, je voyais sans tristesse le
jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientôt, après une nuit
aussi courte que les nuits du pôle, il allait ressusciter plus éclatant
dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai à bas de mon lit, je passai
ma cravate noire, je donnai un coup de brosse à mes cheveux, gestes
derniers d'une mise en ordre tardive, exécutés à Balbec en pensant non à
moi mais aux femmes que je verrais à Rivebelle, tandis que je leur
souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et restés à cause
de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement mêlé de lumières
et de musique. Comme des signes magiques ils l'évoquaient, bien plus le
réalisaient déjà; grâce à eux j'avais de sa vérité une notion aussi
certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi
complète que celles que j'avais à Combray, au mois de juillet, quand
j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais,
dans la fraîcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.
Aussi n'était-ce plus tout à fait Mme de Stermaria que j'aurais désiré
voir. Forcé maintenant de passer avec elle ma soirée, j'aurais préféré,
comme celle-ci était ma dernière avant le retour de mes parents, qu'elle
restât libre et que je pusse chercher à revoir des femmes de Rivebelle.
Je me relavai une dernière fois les mains, et dans la promenade que le
plaisir me faisait faire à travers l'appartement, je me les essuyai dans
la salle à manger obscure. Elle me parut ouverte sur l'antichambre
éclairée, mais ce que j'avais pris pour la fente illuminée de la porte
qui, au contraire, était fermée, n'était que le reflet blanc de ma
serviette dans une glace posée le long du mur, en attendant qu'on la
plaçât pour le retour de maman. Je repensai à tous les mirages que
j'avais ainsi découverts dans notre appartement et qui n'étaient pas
qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un
chien, à cause du jappement prolongé, presque humain, qu'avait pris un
certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la
porte du palier ne se refermait d'elle-même très lentement, sur les
courants d'air de l'escalier, qu'en exécutant les hachures de phrases
voluptueuses et gémissantes qui se superposent au choeur des Pèlerins,
vers la fin de l'ouverture de _Tannhäuser_. J'eus du reste, comme je
venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une
nouvelle audition de cet éblouissant morceau symphonique, car un coup de
sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au
cocher qui me rapportait la réponse. Je pensais que ce serait: «Cette
dame est en bas», ou «Cette dame vous attend. » Mais il tenait à la main
une lettre. J'hésitai un instant à prendre connaissance de ce que Mme de
Stermaria avait écrit, qui tant qu'elle avait la plume en main aurait pu
être autre, mais qui maintenant était, détaché d'elle, un destin qui
poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer.
Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant, quoiqu'il
maugréât contre la brume. Dès qu'il fut parti, j'ouvris l'enveloppe. Sur
la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitée avait écrit: «Je
suis désolée, un contretemps m'empêche de dîner ce soir avec vous à
l'île du Bois. Je m'en faisais une fête. Je vous écrirai plus longuement
de Stermaria. Regrets. Amitiés. » Je restai immobile, étourdi par le choc
que j'avais reçu. A mes pieds étaient tombées la carte et l'enveloppe,
comme la bourre d'une arme à feu quand le coup est parti. Je les
ramassai, j'analysai cette phrase. «Elle me dit qu'elle ne peut dîner
avec moi à l'île du Bois. On pourrait en conclure qu'elle pourrait dîner
avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscrétion d'aller la chercher,
mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi. » Et cette île du Bois,
comme depuis quatre jours ma pensée y était installée d'avance avec Mme
de Stermaria, je ne pouvais arriver à l'en faire revenir. Mon désir
reprenait involontairement la pente qu'il suivait déjà depuis tant
d'heures, et malgré cette dépêche, trop récente pour prévaloir contre
lui, je me préparais instinctivement encore à partir, comme un élève
refusé à un examen voudrait répondre à une question de plus. Je finis
par me décider à aller dire à Françoise de descendre payer le cocher. Je
traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle à
manger; tout d'un coup mes pas cessèrent de retentir sur le parquet
comme ils avaient fait jusque-là et s'assourdirent en un silence qui,
même avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation
d'étouffement et de claustration. C'étaient les tapis que, pour le
retour de mes parents, on avait commencé de clouer, ces tapis qui sont
si beaux par les heureuses matinées, quand parmi leur désordre le soleil
vous attend comme un ami venu pour vous emmener déjeuner à la campagne,
et pose sur eux le regard de la forêt, mais qui maintenant, au
contraire, étaient le premier aménagement de la prison hivernale d'où,
obligé que j'allais être de vivre, de prendre mes repas en famille, je
ne pourrais plus librement sortir.
--Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloués, me
cria Françoise. J'aurais dû allumer. On est déjà à la fin de
_sectembre_, les beaux jours sont finis.
Bientôt l'hiver; au coin de la fenêtre, comme sur un verre de Gallé, une
veine de neige durcie; et, même aux Champs-Élysées, au lieu des jeunes
filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.
Ce qui ajoutait à mon désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'était
que sa réponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure,
depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dîner, elle n'y avait sans
doute pas pensé une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour
qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait déjà voir à ce moment-là
et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
l'était rappelée, elle n'eût pas sans doute attendu la voiture que je ne
devais du reste pas, d'après ce qui était convenu, lui envoyer, pour
m'avertir qu'elle n'était pas libre. Mes rêves de jeune vierge féodale
dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore
inexistant. Maintenant ma déception, ma colère, mon désir désespéré de
ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
sensibilité de la partie, fixer l'amour possible que jusque-là mon
imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.
Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli,
de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous différents, et
auxquels nous n'avons ajouté du charme et un furieux désir de les revoir
que parce qu'ils s'étaient au dernier moment dérobés? A l'égard de Mme
de Stermaria c'était bien plus et il me suffisait maintenant, pour
l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelées ces impressions si
vives mais trop brèves et que la mémoire n'aurait pas sans cela la force
de maintenir dans l'absence. Les circonstances en décidèrent autrement,
je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais ç'aurait pu
être elle. Et une des choses qui me rendirent peut-être le plus cruel le
grand amour que j'allais bientôt avoir, ce fut, en me rappelant cette
soirée, de me dire qu'il aurait pu, si de très simples circonstances
avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria;
appliqué à celle qui me l'inspira si peu après, il n'était donc
pas--comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
croire--absolument nécessaire et prédestiné.
Françoise m'avait laissé seul dans la salle à manger, en me disant que
j'avais tort d'y rester avant qu'elle eût allumé le feu. Elle allait
faire à dîner, car avant même l'arrivée de mes parents et dès ce soir,
ma réclusion commençait. J'avisai un énorme paquet de tapis encore tout
enroulés, lequel avait été posé au coin du buffet, et m'y cachant la
tête, avalant leur poussière et mes larmes, pareil aux Juifs qui se
couvraient la tête de cendres dans le deuil, je me mis à sangloter. Je
frissonnais, non pas seulement parce que la pièce était froide, mais
parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il
le dire, le léger agrément duquel on ne cherche pas à réagir) est causé
par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte à goutte, comme
une pluie fine, pénétrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir.
Tout d'un coup j'entendis une voix:
--Peut-on entrer? Françoise m'a dit que tu devais être dans la salle à
manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dîner
quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un
brouillard à couper au couteau.
C'était, arrivé du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer,
Robert de Saint-Loup.
J'ai dit (et précisément c'était, à Balbec, Robert de Saint-Loup qui
m'avait, bien malgré lui, aidé à en prendre conscience) ce que je pense
de l'amitié: à savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine à
comprendre que des hommes de quelque génie, et par exemple un Nietzsche,
aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle
et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l'estime
intellectuelle n'eût pas été liée. Oui, cela m'a toujours été un
étonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincérité avec lui-même
jusqu'à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de
Wagner, se soit imaginé que la vérité peut se réaliser dans ce mode
d'expression par nature confus et inadéquat que sont, en général, des
actions et, en particulier, des amitiés, et qu'il puisse y avoir une
signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller
voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de
l'incendie du Louvre. J'en étais arrivé, à Balbec, à trouver le plaisir
de jouer avec des jeunes filles moins funeste à la vie spirituelle, à
laquelle du moins il reste étranger, que l'amitié dont tout l'effort est
de nous faire sacrifier la partie seule réelle et incommunicable
(autrement que par le moyen de l'art) de nous-même, à un moi
superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-même, mais
trouve un attendrissement confus à se sentir soutenu sur des étais
extérieurs, hospitalisé dans une individualité étrangère, où, heureux de
la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-être en
approbation et s'émerveille de qualités qu'il appellerait défauts et
chercherait à corriger chez soi-même. D'ailleurs les contempteurs de
l'amitié peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs
amis du monde, de même qu'un artiste portant en lui un chef-d'oeuvre et
qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgré cela,
pour ne pas paraître ou risquer d'être égoïste, donne sa vie pour une
cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour
lesquelles il eût préféré ne pas la donner étaient des raisons
désintéressées. Mais quelle que fût mon opinion sur l'amitié, même pour
ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualité si médiocre
qu'elle ressemblait à quelque chose d'intermédiaire entre la fatigue et
l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse à certaines heures
devenir précieux et réconfortant en nous apportant le coup de fouet qui
nous était nécessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en
nous-même.
J'étais bien éloigné certes de vouloir demander à Saint-Loup, comme je
le désirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de
Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria
ne voulait pas être effacé si vite, mais, au moment où je ne sentais
plus dans mon coeur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut
comme une arrivée de bonté, de gaîté, de vie, qui étaient en dehors de
moi sans doute mais s'offraient à moi, ne demandaient qu'à être à moi.
Il ne comprit pas lui-même mon cri de reconnaissance et mes larmes
d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux
d'ailleurs qu'un de ces amis--diplomate, explorateur, aviateur ou
militaire--comme l'était Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour
la campagne et de là pour Dieu sait où, semblent faire tenir pour
eux-mêmes, dans la soirée qu'ils nous consacrent, une impression qu'on
s'étonne de pouvoir, tant elle est rare et brève, leur être si douce,
et, du moment qu'elle leur plaît tant, de ne pas les voir prolonger
davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si
naturelle, donne à ces voyageurs le même plaisir étrange et délicieux
que nos boulevards à un Asiatique. Nous partîmes ensemble pour aller
dîner et tout en descendant l'escalier je me rappelai Doncières, où
chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites
salles à manger oubliées. Je me souvins d'une à laquelle je n'avais
jamais repensé et qui n'était pas à l'hôtel où Saint-Loup dînait, mais
dans un bien plus modeste, intermédiaire entre l'hôtellerie et la
pension de famille, et où on était servi par la patronne et une de ses
domestiques. La neige m'avait arrêté là. D'ailleurs Robert ne devait pas
ce soir-là dîner à l'hôtel et je n'avais pas voulu aller plus loin. On
m'apporta les plats, en haut, dans une petite pièce toute en bois. La
lampe s'éteignit pendant le dîner, la servante m'alluma deux bougies.
Moi, feignant de ne pas voir très clair en lui tendant mon assiette,
pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son
avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas,
je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout entière à
moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle
eût un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir
physique me parut exiger, pour être goûté, non seulement cette servante
mais la salle à manger de bois, si isolée. Ce fut pourtant vers celle où
dînaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par
habitude, par amitié, jusqu'à mon départ de Doncières. Et pourtant, même
cet hôtel où il prenait pension avec ses amis, je n'y songeais plus
depuis longtemps. Nous ne profitons guère de notre vie, nous laissons
inachevées dans les crépuscules d'été ou les nuits précoces d'hiver les
heures où il nous avait semblé qu'eût pu pourtant être enfermé un peu de
paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues.
Quand chantent à leur tour de nouveaux moments de plaisir qui
passeraient de même aussi grêles et linéaires, elles viennent leur
apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration.
Elles s'étendent ainsi jusqu'à un de ces bonheurs types, qu'on ne
retrouve que de temps à autre mais qui continuent d'être; dans l'exemple
présent, c'était l'abandon de tout le reste pour dîner dans un cadre
confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de
nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie
dormante de toute son énergie, de toute son affection, nous communiquer
un plaisir ému, bien différent de celui que nous pourrions devoir à
notre propre effort ou à des distractions mondaines; nous allons être
rien qu'à lui, lui faire des serments d'amitié qui, nés dans les
cloisons de cette heure, restant enfermés en elle, ne seraient peut-être
pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule à
Saint-Loup, puisque, avec un courage où il entrait beaucoup de sagesse
et le pressentiment que l'amitié ne se peut approfondir, le lendemain il
serait reparti.
Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de Doncières, quand
nous fûmes arrivés dans la rue brusquement, la nuit presque complète où
le brouillard semblait avoir éteint les réverbères, qu'on ne
distinguait, bien faibles, que de tout près, me ramena à je ne sais
quelle arrivée, le soir, à Combray, quand la ville n'était encore
éclairée que de loin en loin, et qu'on y tâtonnait dans une obscurité
humide, tiède et sainte de Crèche, à peine étoilée ça et là d'un
lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette année,
d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs à Rivebelle revus tout à
l'heure au-dessus des rideaux, quelles différences! J'éprouvais à les
percevoir un enthousiasme qui aurait pu être fécond si j'étais resté
seul, et m'aurait évité ainsi le détour de bien des années inutiles par
lesquelles j'allais encore passer avant que se déclarât la vocation
invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela fût advenu ce
soir-là, cette voiture eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi
que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j'avais composé
cette petite description--précisément retrouvée il y avait peu de temps,
arrangée, et vainement envoyée au _Figaro_--des clochers de Martinville.
Est-ce parce que nous ne revivons pas nos années dans leur suite
continue jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou
l'insolation d'une matinée ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site
isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste, et
qu'ainsi, les changements gradués non seulement au dehors, mais dans nos
rêves et notre caractère évoluant, lesquels nous ont insensiblement
conduit dans la vie d'un temps à tel autre très différent, se trouvant
supprimés, si nous revivons un autre souvenir prélevé sur une année
différente, nous trouvons entre eux, grâce à des lacunes, à d'immenses
pans d'oubli, comme l'abîme d'une différence d'altitude, comme
l'incompatibilité de deux qualités incomparables d'atmosphère respirée
et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais
d'avoir, successivement, de Combray, de Doncières et de Rivebelle, je
sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance
qu'il y aurait entre des univers différents où la matière ne serait pas
la même. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle
m'apparaissaient ciselés mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle,
il m'eût fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide,
compacte, fraîchissante et sonore, la substance jusque-là analogue au
grès sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses
explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idées qui
m'étaient apparues s'enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent
quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d'un
chemin, même dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout dans
le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dès
qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en société ne les
aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejeté dans l'amitié. Robert en
arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais
tandis que nous causions il n'avait cessé d'épaissir. Ce n'était plus
seulement la brume légère que j'avais souhaité voir s'élever de l'île et
nous envelopper Mme de Stermaria et moi. A deux pas les réverbères
s'éteignaient et alors c'était la nuit, aussi profonde qu'en pleins
champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers
laquelle j'eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la côte de
quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant
d'arriver à l'auberge solitaire; cessant d'être un mirage qu'on
recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on
lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à
bon port, les difficultés, l'inquiétude et enfin la joie que donne la
sécurité--si insensible à celui qui n'est pas menacé de la perdre--au
voyageur perplexe et dépaysé. Une seule chose faillit compromettre mon
plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l'étonnement
irrité où elle me jeta un instant. «Tu sais, j'ai raconté à Bloch, me
dit Saint-Loup, que tu ne l'aimais pas du tout tant que ça, que tu lui
trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j'aime les situations
tranchées», conclut-il d'un air satisfait et sur un ton qui n'admettait
pas de réplique. J'étais stupéfait. Non seulement j'avais la confiance
la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il
l'avait trahie par ce qu'il avait dit à Bloch, mais il me semblait que
de plus il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que
par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d'éducation qui pouvait
pousser la politesse jusqu'à un certain manque de franchise. Son air
triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque
embarras en avouant une chose que nous savons que nous n'aurions pas dû
faire? traduisait-il de l'inconscience? de la bêtise érigeant en vertu
un défaut que je ne lui connaissais pas? un accès de mauvaise humeur
passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l'enregistrement d'un
accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait
voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant? Du
reste sa figure était stigmatisée, pendant qu'il me disait ces paroles
vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu'une fois
ou deux dans la vie, et qui, suivant d'abord à peu près le milieu de la
figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une
expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et
sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-là, qui sans
doute ne revenaient qu'une fois tous les deux ans, éclipse partielle de
son propre moi, par le passage sur lui de la personnalité d'un aïeul qui
s'y reflétait. Tout autant que l'air de satisfaction de Robert, ses
paroles: «J'aime les situations tranchées» prêtaient au même doute, et
auraient dû encourir le même blâme. Je voulais lui dire que si l'on aime
les situations tranchées, il faut avoir de ces accès de franchise en ce
qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des
autres. Mais déjà la voiture s'était arrêtée devant le restaurant dont
la vaste façade vitrée et flamboyante arrivait seule à percer
l'obscurité. Le brouillard lui-même, par les clartés confortables de
l'intérieur, semblait jusque sur le trottoir même vous indiquer l'entrée
avec la joie de ces valets qui reflètent les dispositions du maître; il
s'irisait des nuances les plus délicates et montrait l'entrée comme la
colonne lumineuse qui guida les Hébreux. Il y en avait d'ailleurs
beaucoup dans la clientèle. Car c'était dans ce restaurant que Bloch et
ses amis étaient venus longtemps, ivres d'un jeûne aussi affamant que le
jeûne rituel, lequel du moins n'a lieu qu'une fois par an, de café et de
curiosité politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale
donnant une valeur qui prime, une qualité supérieure aux habitudes qui
s'y rattachent, il n'y a pas de goût un peu vif qui ne compose ainsi
autour de lui une société qu'il unit, et où la considération des autres
membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici,
fût-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnés
de musique; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se
passe aux séances de musique de chambre, aux réunions où on cause
musique, au café où l'on se retrouve entre amateurs et où on coudoie les
musiciens de l'orchestre. D'autres épris d'aviation tiennent à être bien
vus du vieux garçon du bar vitré perché au haut de l'aérodrome; à l'abri
du vent, comme dans la cage en verre d'un phare, il pourra suivre, en
compagnie d'un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les évolutions
d'un pilote exécutant des loopings, tandis qu'un autre, invisible
l'instant d'avant, vient atterrir brusquement, s'abattre avec le grand
bruit d'ailes de l'oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait pour
tâcher de perpétuer, d'approfondir, les émotions fugitives du procès
Zola, attachait de même une grande importance à ce café. Mais elle y
était mal vue des jeunes nobles qui formaient l'autre partie de la
clientèle et avaient adopté une seconde salle du café, séparée seulement
de l'autre par un léger parapet décoré de verdure. Ils considéraient
Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que vingt-cinq ans
plus tard, les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme
de prendre dans l'histoire une certaine élégance, les fils,
bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer
aux «intellectuels» qui les interrogeaient que sûrement, s'ils avaient
vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus, sans trop savoir
beaucoup plus ce qu'avait été l'Affaire que la comtesse Edmond de
Pourtalès ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs déjà éteintes
au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du
café qui devaient être plus tard les pères de ces jeunes intellectuels
rétrospectivement dreyfusards étaient encore garçons. Certes, un riche
mariage était envisagé par les familles de tous, mais n'était encore
réalisé pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage
désiré à la fois par plusieurs (il y avait bien plusieurs «riches
partis» en vue, mais enfin le nombre des fortes dots était beaucoup
moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens
quelque rivalité.
Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup étant resté quelques minutes
à s'adresser au cocher afin qu'il revînt nous prendre après avoir dîné,
il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engagé dans la
porte tournante dont je n'avais pas l'habitude, je crus que je ne
pourrais pas arriver à en sortir. (Disons en passant, pour les amateurs
d'un vocabulaire plus précis, que cette porte tambour, malgré ses
apparences pacifiques, s'appelle porte revolver, de l'anglais _revolving
door_. ) Ce soir-là le patron, n'osant pas se mouiller en allant dehors
ni quitter ses clients, restait cependant près de l'entrée pour avoir le
plaisir d'entendre les joyeuses doléances des arrivants tout illuminés
par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal à arriver et la
crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialité de son accueil fut
dissipée par la vue d'un inconnu qui ne savait pas se dégager des
volants de verre. Cette marque flagrante d'ignorance lui fit froncer le
sourcil comme à un examinateur qui a bonne envie de ne pas prononcer le
_dignus es intrare_. Pour comble de malchance j'allai m'asseoir dans la
salle réservée à l'aristocratie d'où il vint rudement me tirer en
m'indiquant, avec une grossièreté à laquelle se conformèrent
immédiatement tous les garçons, une place dans l'autre salle. Elle me
plut d'autant moins que la banquette où elle se trouvait était déjà
pleine de monde (et que j'avais en face de moi la porte réservée aux
Hébreux qui, non tournante celle-là, s'ouvrant et se fermant à chaque
instant, m'envoyait un froid horrible). Mais le patron m'en refusa une
autre en me disant: «Non, monsieur, je ne peux pas gêner tout le monde
pour vous. » Il oublia d'ailleurs bientôt le dîneur tardif et gênant que
j'étais, captivé qu'il était par l'arrivée de chaque nouveau venu, qui,
avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog
(l'heure du dîner était depuis longtemps passée), devait, comme dans les
vieux romans, payer son écot en disant son aventure au moment où il
pénétrait dans cet asile de chaleur et de sécurité, où le contraste avec
ce à quoi on avait échappé faisait régner la gaieté et la camaraderie
qui plaisantent de concert devant le feu d'un bivouac.
L'un racontait que sa voiture, se croyant arrivée au pont de la
Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides; un autre que la
sienne, essayant de descendre l'avenue des Champs-Élysées, était entrée
dans un massif du Rond-Point, d'où elle avait mis trois quarts d'heure à
sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le froid,
sur le silence de mort des rues, qui étaient dites et écoutées de l'air
exceptionnellement joyeux qu'expliquaient la douce atmosphère de la
salle où excepté à ma place il faisait chaud, la vive lumière qui
faisait cligner les yeux déjà habitués à ne pas voir et le bruit des
causeries qui rendait aux oreilles leur activité.
Les arrivants avaient peine à garder le silence. La singularité des
péripéties, qu'ils croyaient uniques, leur brûlaient la langue, et ils
cherchaient des yeux quelqu'un avec qui engager la conversation. Le
patron lui-même perdait le sentiment des distances: «M. le prince de
Foix s'est perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin», ne
craignit-il pas de dire en riant, non sans désigner, comme dans une
présentation, le célèbre aristocrate à un avocat israélite qui, tout
autre jour, eût été séparé de lui par une barrière bien plus difficile à
franchir que la baie ornée de verdures. «Trois fois! voyez-vous ça», dit
l'avocat en touchant son chapeau. Le prince ne goûta pas la phrase de
rapprochement. Il faisait partie d'un groupe aristocratique pour qui
l'exercice de l'impertinence, même à l'égard de la noblesse quand elle
n'était pas de tout premier rang, semblait être la seule occupation. Ne
pas répondre à un salut; si l'homme poli récidivait, ricaner d'un air
narquois ou rejeter la tête en arrière d'un air furieux; faire semblant
de ne pas connaître un homme âgé qui leur aurait rendu service; réserver
leur poignée de main et leur salut aux ducs et aux amis tout à fait
intimes des ducs que ceux-ci leur présentaient, telle était l'attitude
de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle
attitude était favorisée par le désordre de la prime jeunesse (où, même
dans la bourgeoisie, on paraît ingrat et on se montre mufle parce
qu'ayant oublié pendant des mois d'écrire à un bienfaiteur qui vient de
perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais elle
était surtout inspirée par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai
que, à l'instar de certaines affections nerveuses dont les
manifestations s'atténuent dans l'âge mûr, ce snobisme devait
généralement cesser de se traduire d'une façon aussi hostile chez ceux
qui avaient été de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois
passée, il est rare qu'on reste confiné dans l'insolence. On avait cru
qu'elle seule existait, on découvre tout d'un coup, si prince qu'on
soit, qu'il y a aussi la musique, la littérature, voire la députation.
L'ordre des valeurs humaines s'en trouvera modifié, et on entre en
conversation avec les gens qu'on foudroyait du regard autrefois. Bonne
chance à ceux de ces gens-là qui ont eu la patience d'attendre et de qui
le caractère est assez bien fait--si l'on doit ainsi dire--pour qu'ils
éprouvent du plaisir à recevoir vers la quarantaine la bonne grâce et
l'accueil qu'on leur avait sèchement refusés à vingt ans.
A propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l'occasion s'en
présente, qu'il appartenait à une coterie de douze à quinze jeunes gens
et à un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze à quinze
avait cette caractéristique, à laquelle échappait, je crois, le prince,
que ces jeunes gens présentaient chacun un double aspect. Pourris de
dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs,
malgré tout le plaisir que ceux-ci avaient à leur dire: «Monsieur le
Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc. . . » Ils espéraient se tirer
d'affaire au moyen du fameux «riche mariage», dit encore «gros sac», et
comme les grosses dots qu'ils convoitaient n'étaient qu'au nombre de
quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la
même fiancée. Et le secret était si bien gardé que, quand l'un d'eux
venant au café disait: «Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne
pas vous annoncer mes fiançailles avec Mlle d'Ambresac», plusieurs
exclamations retentissaient, nombre d'entre eux, croyant déjà la chose
faite pour eux-mêmes avec elle, n'ayant pas le sang-froid nécessaire
pour étouffer au premier moment le cri de leur rage et de leur
stupéfaction: «Alors ça te fait plaisir de te marier, Bibi? » ne pouvait
s'empêcher de s'exclamer le prince de Châtellerault, qui laissait tomber
sa fourchette d'étonnement et de désespoir, car il avait cru que les
mêmes fiançailles de Mlle d'Ambresac allaient bientôt être rendues
publiques, mais avec lui, Châtellerault. Et pourtant, Dieu sait tout ce
que son père avait adroitement conté aux Ambresac contre la mère de
Bibi. «Alors ça t'amuse de te marier? » ne pouvait-il s'empêcher de
demander une seconde fois à Bibi, lequel, mieux préparé puisqu'il avait
eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c'était «presque
officiel», répondait en souriant: «Je suis content non pas de me marier,
ce dont je n'avais guère envie, mais d'épouser Daisy d'Ambresac que je
trouve délicieuse. » Le temps qu'avait duré cette réponse, M. de
Châtellerault s'était ressaisi, mais il songeait qu'il fallait au plus
vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourque ou de Miss
Foster, les grands partis nº 2 et nº 3, demander patience aux créanciers
qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens
auxquels il avait dit aussi que Mlle d'Ambresac était charmante que ce
mariage était bon pour Bibi, mais que lui se serait brouillé avec toute
sa famille s'il l'avait épousée. Mme de Soléon avait été, allait-il
prétendre, jusqu'à dire qu'elle ne les recevrait pas.
Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc. . . , ils
semblaient des gens de peu, en revanche, êtres doubles, dès qu'ils se
trouvaient dans le monde, ils n'étaient plus jugés d'après le
délabrement de leur fortune et les tristes métiers auxquels ils se
livraient pour essayer de le réparer. Ils redevenaient M. le Prince, M.
le Duc un tel, et n'étaient comptés que d'après leurs quartiers. Un duc
presque milliardaire et qui semblait tout réunir en soi passait après
eux parce que, chefs de famille, ils étaient anciennement princes
souverains d'un petit pays où ils avaient le droit, de battre monnaie,
etc. . . Souvent, dans ce café, l'un baissait les yeux quand un autre
entrait, de façon à ne pas forcer l'arrivant à le saluer. C'est qu'il
avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invité à dîner un
banquier. Chaque fois qu'un homme entre, dans ces conditions, en
rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de
mille francs, ce qui n'empêche pas l'homme du monde de recommencer avec
un autre. On continue de brûler des cierges et de consulter les
médecins.
Mais le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à
cette coterie élégante d'une quinzaine de jeunes gens, mais à un groupe
plus fermé et inséparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On
ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre
gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les
châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que,
d'autant plus qu'ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur
leur intimité. Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce
qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus tard,
si l'on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en
revanche chacun d'eux l'avait entièrement ignoré des trois autres. Et
pourtant chacun d'eux avait bien cherché à s'instruire sur les autres,
soit pour assouvir un désir, ou plutôt une rancune, empêcher un mariage,
avoir barre sur l'ami découvert. Un cinquième (car dans les groupes de
quatre on est toujours plus de quatre) s'était joint aux quatre
platoniciens qui l'étaient plus que tous les autres. Mais des scrupules
religieux le retinrent jusque bien après que le groupe des quatre fût
désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le
prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l'intervalle se
jetant sur les militaires.
Malgré la manière d'être du prince, le fait que le propos fut tenu
devant lui sans lui être directement adressé rendit sa colère moins
forte qu'elle n'eût été sans cela. De plus, cette soirée avait quelque
chose d'exceptionnel.
Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance d'entrer
en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce
noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir répondre d'un air rogue
et à la cantonade à cet interlocuteur qui, à la faveur du brouillard,
était comme un compagnon de voyage rencontré dans quelque plage située
aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. «Ce
n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve pas. » La
justesse de cette pensée frappa le patron parce qu'il l'avait déjà
entendu exprimer plusieurs fois ce soir.
En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il entendait ou
lisait à un certain texte déjà connu et sentait s'éveiller son
admiration s'il ne voyait pas de différences. Cet état d'esprit n'est
pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture
des journaux, il forme l'opinion publique, et par là rend possibles les
plus grands événements. Beaucoup de patrons de cafés allemands admirant
seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la
France, l'Angleterre et la Russie «cherchaient» l'Allemagne, ont rendu
possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas éclaté.
Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer à expliquer les
actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la
psychologie de l'individu médiocre.
En politique, le patron du café où je venais d'arriver n'appliquait
depuis quelque temps sa mentalité de professeur de récitation qu'à un
certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait pas
les termes connus dans les propos d'un client où les colonnes d'un
journal, il déclarait l'article assommant, ou le client pas franc. Le
prince de Foix l'émerveilla au contraire au point qu'il laissa à peine à
son interlocuteur le temps de finir sa phrase. «Bien dit, mon prince,
bien dit (ce qui voulait dire, en somme, récité sans faute), c'est ça,
c'est ça», s'écria-t-il, dilaté, comme s'expriment les _Mille et une
nuits_, «à la limite de la satisfaction». Mais le prince avait déjà
disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend même après les
événements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de
brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur
souper; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, à cause du
caractère anormal du jour, n'hésitèrent pas à s'installer à deux tables
dans la grande salle, et se trouvèrent ainsi fort près de moi. Tel le
cataclysme avait établi même de la petite salle à la grande, entre tous
ces gens stimulés par le confort du restaurant, après leurs longues
erreurs dans l'océan de brume, une familiarité dont j'étais seul exclu,
et à laquelle devait ressembler celle qui régnait dans l'arche de Noé.
Tout à coup, je vis le patron s'infléchir en courbettes, les maîtres
d'hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous
les clients. «Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de
Saint-Loup», s'écriait le patron, pour qui Robert n'était pas seulement
un grand seigneur jouissant d'un véritable prestige, même aux yeux du
prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et
dépensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les clients de la grande
salle regardaient avec curiosité, ceux de la petite hélaient à qui mieux
mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment où
il allait pénétrer dans la petite salle, il m'aperçut dans la grande.
«Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais là, et avec la porte ouverte
devant toi», dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui
courut la fermer en s'excusant sur les garçons: «Je leur dis toujours de
la tenir fermée. »
J'avais été obligé de déranger ma table et d'autres qui étaient devant
la mienne, pour aller à lui. «Pourquoi as-tu bougé? Tu aimes mieux dîner
là que dans la petite salle? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous
allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron. --A
l'instant même, M. le Marquis, les clients qui viendront à partir de
maintenant passeront par la petite salle, voilà tout. » Et pour mieux
montrer son zèle, il commanda pour cette opération un maître d'hôtel et
plusieurs garçons, et tout en faisant sonner très haut de terribles
menaces si elle n'était pas menée à bien. Il me donnait des marques de
respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas commencé
dès mon arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup, et pour que
je ne crusse pas cependant qu'elles étaient dues à l'amitié que me
montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait à la dérobée
de petits sourires où semblait se déclarer une sympathie toute
personnelle.
Derrière moi le propos d'un consommateur me fit tourner une seconde la
tête. J'avais entendu au lieu des mots: «Aile de poulet, très bien, un
peu de champagne; mais pas trop sec», ceux-ci: «J'aimerais mieux de la
glycérine. Oui, chaude, très bien. » J'avais voulu voir quel était
l'ascète qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tête
vers Saint-Loup pour ne pas être reconnu de l'étrange gourmet. C'était
tout simplement un docteur, que je connaissais, à qui un client,
profitant du brouillard pour le chambrer dans ce café, demandait une
consultation. Les médecins comme les boursiers disent «je».
Cependant je regardais Robert et je songeais à ceci. Il y avait dans ce
café, j'avais connu dans la vie, bien des étrangers, intellectuels,
rapins de toute sorte, résignés au rire qu'excitaient leur cape
prétentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements
maladroits, allant jusqu'à le provoquer pour montrer qu'ils ne s'en
souciaient pas, et qui étaient des gens d'une réelle valeur
intellectuelle et morale, d'une profonde sensibilité. Ils
déplaisaient--les Juifs principalement, les Juifs non assimilés bien
entendu, il ne saurait être question des autres--aux personnes qui ne
peuvent souffrir un aspect étrange, loufoque (comme Bloch à Albertine).
Généralement on reconnaissait ensuite que, s'ils avaient contre eux
d'avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des
gestes théâtraux et saccadés, il était puéril de les juger là-dessus,
ils avaient beaucoup d'esprit, de coeur et étaient, à l'user, des gens
qu'on pouvait profondément aimer. Pour les Juifs en particulier, il en
était peu dont les parents n'eussent une générosité de coeur, une largeur
d'esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le
duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse,
leur religiosité superficielle qui ne flétrissait que les scandales, et
leur apologie d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les
voies imprévues de l'intelligence uniquement prisée) à un colossal
mariage d'argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque façon que les
défauts des parents se fussent combinés en une création nouvelle de
qualités, régnait la plus charmante ouverture d'esprit et de coeur. Et
alors, il faut bien le dire à la gloire immortelle de la France, quand
ces qualités-là se trouvent chez un pur Français, qu'il soit de
l'aristocratie ou du peuple, elles fleurissent--s'épanouissent serait
trop dire car la mesure y persiste et la restriction--avec une grâce
que l'étranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualités
intellectuelles et morales, certes les autres les possèdent aussi, et
s'il faut d'abord traverser ce qui déplaît et ce qui choque et ce qui
fait sourire, elles ne sont pas moins précieuses. Mais c'est tout de
même une jolie chose et qui est peut-être exclusivement française, que
ce qui est beau au jugement de l'équité, ce qui vaut selon l'esprit et
le coeur, soit d'abord charmant aux yeux, coloré avec grâce, ciselé avec
justesse, réalise aussi dans sa matière et dans sa forme la perfection
intérieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c'est une jolie
chose quand il n'y a pas de disgrâce physique pour servir de vestibule
aux grâces intérieures, et que les ailes du nez soient délicates et d'un
dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les
fleurs des prairies, autour de Combray; et que le véritable _opus
francigenum_, dont le secret n'a pas été perdu depuis le XIIIe siècle,
et qui ne périrait pas avec nos églises, ce ne sont pas tant les anges
de pierre de Saint-André-des-Champs que les petits Français, nobles,
bourgeois ou paysans, au visage sculpté avec cette délicatesse et cette
franchise restées aussi traditionnelles qu'au porche fameux, mais encore
créatrices.
Après être parti un instant pour veiller lui-même à la fermeture de la
porte et à la commande du dîner (il insista beaucoup pour que nous
prissions de la «viande de boucherie», les volailles n'étant sans doute
pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix
aurait bien voulu que M. le marquis lui permît de venir dîner à une
table près de lui. «Mais elles sont toutes prises, répondit Robert en
voyant les tables qui bloquaient la mienne. --Pour cela, cela ne fait
rien, si ça pouvait être agréable à M. le marquis, il me serait bien
facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses
qu'on peut faire pour M. le marquis! --Mais c'est à toi de décider, me
dit Saint-Loup, Foix est un bon garçon, je ne sais pas s'il t'ennuiera,
il est moins bête que beaucoup. » Je répondis à Robert qu'il me plairait
certainement, mais que pour une fois où je dînais avec lui et où je m'en
sentais si heureux, j'aurais autant aimé que nous fussions seuls. «Ah!
il a un manteau bien joli, M. le prince», dit le patron pendant notre
délibération. «Oui, je le connais», répondit Saint-Loup. Je voulais
raconter à Robert que M. de Charlus avait dissimulé à sa belle-soeur
qu'il me connût et lui demander quelle pouvait en être la raison, mais
j'en fus empêché par l'arrivée de M. de Foix. Venant pour voir si sa
requête était accueillie, nous l'aperçûmes qui se tenait à deux pas.
Robert nous présenta, mais ne cacha pas à son ami qu'ayant à causer avec
moi, il préférait qu'on nous laissât tranquilles. Le prince s'éloigna en
ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait
Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volonté de celui-ci de la
brièveté d'une présentation qu'il eût souhaitée plus longue. Mais à ce
moment Robert semblant frappé d'une idée subite s'éloigna avec son
camarade, après m'avoir dit: «Assieds-toi toujours et commence à dîner,
j'arrive», et il disparut dans la petite salle. Je fus peiné d'entendre
les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires
les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc
héritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu à Balbec
et qui m'avait donné des preuves si délicates de sympathie pendant la
maladie de ma grand'mère. L'un prétendait qu'il avait dit à la duchesse
de Guermantes: «J'exige que tout le monde se lève quand ma femme passe»
et que la duchesse avait répondu (ce qui eût été non seulement dénué
d'esprit mais d'exactitude, la grand'mère de la jeune princesse ayant
toujours été la plus honnête femme du monde): «Il faut qu'on se lève
quand passe ta femme, cela changera de sa grand'mère car pour elle les
hommes se couchaient. » Puis on raconta qu'étant allé voir cette année sa
tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand
Hôtel, il s'était plaint au directeur (mon ami) qu'il n'eût pas hissé le
fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion étant moins
connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il
avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mécontentement
du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me
promis, dès que j'irais à Balbec, d'interroger le directeur de l'hôtel
de façon à m'assurer qu'elle était une invention pure. En attendant
Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du
pain. «Tout de suite, monsieur le baron. --Je ne suis pas baron, lui
répondis-je. --Oh! pardon, monsieur le comte! » Je n'eus pas le temps de
faire entendre une seconde protestation, après laquelle je fusse
sûrement devenu «monsieur le marquis»; aussi vite qu'il l'avait annoncé,
Saint-Loup réapparut dans l'entrée tenant à la main le grand manteau de
vigogne du prince à qui je compris qu'il l'avait demandé pour me tenir
chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me déranger, il avança, il
aurait fallu qu'on bougeât encore ma table ou que je changeasse de place
pour qu'il pût s'asseoir. Dès qu'il entra dans la grande salle, il monta
légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour
en longeant le mur et où en dehors de moi n'étaient assis que trois ou
quatre jeunes gens du Jockey, connaissances à lui qui n'avaient pu
trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils
électriques étaient tendus à une certaine hauteur; sans s'y embarrasser
Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle;
confus qu'elle s'exerçât uniquement pour moi et dans le but de m'éviter
un mouvement bien simple, j'étais en même temps émerveillé de cette
sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; et
je n'étais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute
médiocrement goûté de la part d'un moins aristocratique et moins
généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des
connaisseurs au pesage; un commis, comme paralysé, restait immobile avec
un plat que des dîneurs attendaient à côté; et quand Saint-Loup, ayant à
passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avança
en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de
la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la
précision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me
tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne,
qu'aussitôt après, s'étant assis à côté de moi, sans que j'eusse eu un
mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes
épaules.
--Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a
quelque chose à te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais chez lui
demain soir.
--Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je dîne chez ta
tante Guermantes.
--Oui, il y a un gueuleton à tout casser, demain, chez Oriane. Je ne
suis pas convié. Mais mon oncle Palamède voudrait que tu n'y ailles pas.
Tu ne peux pas te décommander? En tout cas, va chez mon oncle Palamède
après. Je crois qu'il tient à te voir. Voyons, tu peux bien y être vers
onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le prévenir. Il
est très susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela finit
toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y dîner, tu peux
très bien être à onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait
fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais
changer. Elle est si gentille pour ces choses-là et elle peut tout sur
le général de Saint-Joseph de qui ça dépend. Mais ne lui en parle pas.
J'ai dit un mot à la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah! le
Maroc, très intéressant. Il y aurait beaucoup à te parler. Hommes très
fins là-bas. On sent la parité d'intelligence.
--Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'à la guerre à
propos de cela?
--Non, cela les ennuie, et au fond c'est très juste. Mais l'empereur est
pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour
nous forcer à céder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume
II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si
nous ne cédons pas. Alors nous cédons. Mais si nous ne cédions pas, il
n'y aurait aucune espèce de guerre. Tu n'as qu'à penser quelle chose
comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique que
le _Déluge_ et le _Götter Dämmerung_. Seulement cela durerait moins
longtemps.
Il me parla d'amitié, de prédilection, de regret, bien que, comme tous
les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques
mois qu'il devait passer à la campagne et dût revenir seulement
quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs);
mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de coeur que j'avais ce
soir-là y allumaient une douce rêverie. Nos rares tête-à-tête, et
celui-là surtout, ont fait depuis époque dans ma mémoire. Pour lui,
comme pour moi, ce fut le soir de l'amitié. Pourtant celle que je
ressentais en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords)
n'était guère, je le craignais, celle qu'il lui eût plu d'inspirer. Tout
rempli encore du plaisir que j'avais eu à le voir s'avancer au petit
galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait
à ce que chacun des mouvements développés le long du mur, sur la
banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle
de Saint-Loup peut-être, mais plus encore dans celle que par la
naissance et par l'éducation il avait héritée de sa race.
Une certitude du goût dans l'ordre non du beau mais des manières, et qui
en présence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite à
l'homme élégant--comme à un musicien à qui on demande de jouer un
morceau inconnu--le sentiment, le mouvement qu'elle réclame et y adapter
le mécanisme, la technique qui conviennent le mieux; puis permettait à
ce goût de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre considération,
dont tant de jeunes bourgeois eussent été paralysés, aussi bien par peur
d'être ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de
paraître trop empressés à ceux de leurs amis, et que remplaçait chez
Robert un dédain que certes il n'avait jamais éprouvé dans son coeur,
mais qu'il avait reçu par héritage en son corps, et qui avait plié les
façons de ses ancêtres à une familiarité qu'ils croyaient ne pouvoir que
flatter et ravir celui à qui elle s'adressait; enfin une noble
libéralité qui, ne tenant aucun compte de tant d'avantages matériels
(des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de
lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori,
situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de
la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui
faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement
et symboliquement trépignées, pareilles à un chemin somptueux qui ne
plaisait à mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec plus de
grâce et de rapidité; telles étaient les qualités, toutes essentielles à
l'aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût
été le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à
travers une oeuvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a
créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert
avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux
de cavaliers sculptés sur une frise. «Hélas, eût pensé Robert, est-ce la
peine que j'aie passé ma jeunesse à mépriser la naissance, à honorer
seulement la justice et l'esprit, à choisir, en dehors des amis qui
m'étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s'ils avaient de
l'éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde
un précieux souvenir, soit non celui que ma volonté, en s'efforçant et
en méritant, a modelé à ma ressemblance, mais un être qui n'est pas mon
oeuvre, qui n'est même pas moi, que j'ai toujours méprisé et cherché à
vaincre; est-ce la peine que j'aie aimé mon ami préféré comme je l'ai
fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y
découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir
qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement
le croire, un plaisir d'amitié, mais un plaisir intellectuel et
désintéressé, une sorte de plaisir d'art? » Voilà ce que je crains,
aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il s'est trompé, dans
ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de
plus élevé que la souplesse innée de son corps, s'il n'avait pas été si
longtemps détaché de l'orgueil nobiliaire, il y eût eu plus
d'application et de lourdeur dans son agilité même, une vulgarité
importante dans ses manières. Comme à Mme de Villeparisis il avait fallu
beaucoup de sérieux pour qu'elle donnât dans sa conversation et dans ses
Mémoires le sentiment de la frivolité, lequel est intellectuel, de même,
pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d'aristocratie, il
fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts
objets, et, résorbée dans son corps, s'y fût fixée en lignes
inconscientes et nobles. Par là sa distinction d'esprit n'était pas
absente d'une distinction physique qui, la première faisant défaut,
n'eût pas été complète. Un artiste n'a pas besoin d'exprimer directement
sa pensée dans son ouvrage pour que celui-ci en reflète la qualité; on a
même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation
de l'athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d'un
créateur. Et je savais bien aussi que ce n'était pas qu'une oeuvre d'art
que j'admirais en ce jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de
sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de
Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter à mon
profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant
moi, les ancêtres dédaigneux et souples qui survivaient dans l'assurance
et l'agilité, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de
mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'était-ce pas comme
des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que
nous dussions toujours être séparés, et qu'il me sacrifiait au contraire
par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de
l'intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de
Robert étaient l'image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié?
Ce que la familiarité d'un Guermantes--au lieu de la distinction qu'elle
avait chez Robert, parce que le dédain héréditaire n'y était que le
vêtement, devenu grâce inconsciente, d'une réelle humilité morale--eût
décelé de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre conscience, non en M.
de Charlus chez lequel les défauts de caractère que jusqu'ici je
comprenais mal s'étaient superposés aux habitudes aristocratiques, mais
chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun
qui avait tant déplu à ma grand'mère quand autrefois elle l'avait
rencontré chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur
ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai dîner chez lui, le
lendemain de la soirée que j'avais passée avec Saint-Loup.
Elles ne m'étaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je
les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le
premier jour les différences qui séparaient la Berma de ses camarades,
encore que chez celle-ci les particularités fussent infiniment plus
saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus
marquées au fur et à mesure que les objets sont plus réels, plus
concevables à l'intelligence. Mais enfin si légères que soient les
nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre véridique comme
Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre
le salon de Mme Geoffrin, de Mme Récamier et de Mme de Boigne, ils
apparaissent tous si semblables que la principale vérité qui, à l'insu
de l'auteur, ressort de ses études, c'est le néant de la vie de salon),
pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les
Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur
originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la
recueillir, tout impondérable qu'elle fût.
La duchesse ne m'ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante,
je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il
assisterait au dîner. Mais je fus bien vite fixé car parmi les valets de
pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils
avaient dû jusqu'ici me considérer à peu près comme les enfants de
l'ébéniste, c'est-à-dire peut-être avec plus de sympathie que leur
maître mais comme incapable d'être reçu chez lui) devaient chercher la
cause de cette révolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui
guettait mon arrivée pour me recevoir sur le seuil et m'ôter lui-même
mon pardessus.
--Mme de Guermantes va être tout ce qu'il y a de plus heureuse, me
dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous débarrasser
de vos frusques (il trouvait à la fois bon enfant et comique de parler
le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une défection de votre
part, bien que vous eussiez donné votre jour. Depuis ce matin nous nous
disions l'un à l'autre: «Vous verrez qu'il ne viendra pas. » Je dois dire
que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n'êtes pas un homme
commode à avoir et j'étais persuadé que vous nous feriez faux bond.
Et le duc était si mauvais mari, si brutal même, disait-on, qu'on lui
savait gré, comme on sait gré de leur douceur aux méchants, de ces mots
«Mme de Guermantes» avec lesquels il avait l'air d'étendre sur la
duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui.
Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir
de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression
courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la
survivance d'une tradition locale, la trace d'un événement historique,
peut-être ignorés de celui qui y fait allusion; de même cette politesse
de M. de Guermantes, et qu'il allait me témoigner pendant toute la
soirée, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois séculaires,
d'habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Les gens des temps passés
nous semblent infiniment loin de nous. Nous n'osons pas leur supposer
d'intentions profondes au delà de ce qu'ils expriment formellement; nous
sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à
ceux que nous éprouvons chez un héros d'Homère ou une habile feinte
tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa
enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi
éloignés de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez
tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des
marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme
de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles nous
laissent surpris parce qu'elles nous révèlent tout à coup chez ces
grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais
directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu'il
faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus
grand scrupule certaines fonctions d'amabilité.
Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui
permettent de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une
beauté géniale aux oeuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous
sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées
modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un
vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n'eussions
trouvée qu'ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n'a
qu'à ajouter à un Ancien qu'il restitue plus ou moins fidèlement, des
morceaux qui, signés d'un nom contemporain et publiés à part,
paraîtraient seulement agréables: aussitôt il donne une émouvante
grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs
siècles. Ce traducteur n'était capable que d'un livre médiocre, si ce
livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une
traduction, il semble celle d'un chef-d'oeuvre. Le passé non seulement
n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois
après le commencement d'une guerre que des lois votées sans hâte peuvent
agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans après un
crime resté obscur qu'un magistrat peut encore trouver les éléments qui
serviront à l'éclaircir; après des siècles et des siècles, le savant qui
étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des
habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure
au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée au temps
d'Hérodote et qui dans l'appellation donnée à une roche, dans un rite
religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense,
immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique,
émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires
de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je devais
la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu
plus tard au salon. Car je n'y étais pas allé tout de suite.
En quittant le vestibule, j'avais dit à M. de Guermantes que j'avais un
grand désir de voir ses Elstir. «Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il
donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un
homme aimable, ce que nos pères appelaient l'honnête homme, j'aurais pu
lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il
aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre
compagnie. » Fort peu ancien régime quand il s'efforçait ainsi de l'être,
le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demandé si je
désirais qu'il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s'effaçant
gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le
chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le
temps où Saint-Simon raconte qu'un ancêtre des Guermantes lui fit les
honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l'accomplissement
des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu'à
nous, être jouée par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres
visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'être
seul un moment devant les tableaux, il s'était retiré discrètement en me
disant que je n'aurais qu'à venir le retrouver au salon.
Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait
l'heure du dîner; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les
fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la
projection, la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne
traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de
peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme
les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le
cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner
l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire
tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant
qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux,
quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces
illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à
quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de
mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès
lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une
chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous
avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en réalité
indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous
les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
précédents dans le passé.
Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
des ombres.
