Watt, dit
Monsieur
Nixon.
Samuel Beckett
Vous vous souvenez de Green? dit Monsieur Hackett. L'empoisonneur, dit le monsieur.
L'avoué, dit Monsieur Hackett.
Je l'ai connu un peu, dit le monsieur. Six ans, n'est-ce
pas?
Sept, dit Monsieur Hackett. On en colle rarement six. Il en méritait dix, à mon avis, dit le monsieur.
Ou douze, dit Monsieur Hackett.
Qu'est-ce qu'il a fait? dit la dame.
D'un rien outrepassé ses prérogatives, dit le monsieur. J'ai reçu une lettre de lui ce matin, dit Monsieur Hackett. Oh, dit le monsieur, j'ignorais qu'ils pussent communi-
quer avec le monde extérieur.
Il est avoué, dit Monsieur Hackett. Il ajouta, Je ne suis
guère le monde extérieur.
Voyons voyons, dit le monsieur.
Allons allons, dit la dame.
A la lettre, dit Monsieur Hackett, était jointe une pièce
dont, connaissant votre goût pour la littérature, je vous donnerais bien la primeur, s'il ne faisait pas trop sombre pour y voir.
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La primeur, dit la dame.
C'est bien ce que j'ai dit, dit Monsieur Hackett.
J'ai mon briquet à essence, dit le monsieur.
Monsieur Hackett sortit un papier de sa poche et le
monsieur alluma son briquet à essence. Mr Hackett lut :
A NELLY
A Nelly, dit la dame.
A Nelly, dit Monsieur Hackett.
Le silence se fit.
Dois-je continuer? dit Monsieur Hackett.
Ma mère s'appelait Nelly, dit la dame.
Le nom n'est pas si rare, dit Monsieur Hackett, même
moi j'ai connu plus d'une Nelly.
Lisez donc, mon cher ami, dit le monsieur. Monsieur Hackett lut :
A NELLY
Vers toi} m'amour} vienne la nuit (Vienne la nul! )
Dans ma cellule
Je bande en soupirant.
Avecques Dunn sort-elle encore? Denis va-t-il sous ses jupes fouillant
Encore ? Lors Echo de répondre} Encore} encore.
C'est bon! C'est bon! Loin loin de moi (Loin loin de moi)
De blâmer} ange}
D'aussi chastes ébats.
Donne à Dunn tout} à Denis ne dénie Que ce qui appartient à Green. Mais ÇA, Le dénie à Denis} à Dunn ne donne mie.
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Ça! Gage exquis d'intactitude! (D'intactitude ! )
Ah te pouvoir
Me porter garant, bitte,
Qu'au sortir de ton long cachot
Tu vas revoir sous la fleur d'Aphrodite Le bouton d'Artémis fidèle au statu quo.
Alors pourrait s'embraser l'âme (S'embraser l'âme)
Comme au lointain
S'annoncent les accents D'épithalames éperdus
Et Hymen épancher sur tous mes sens Du lit des voluptés les joyeux avant-jus.
Assez -
Largement, dit la dame.
Mais voilà que vint à passer devant eux une dame enve- loppée d'un châle. Son ventre se dessinait vaguement, bombé comme un ballon.
Je n'ai jamais été comme ça, mon cher, dit la dame, n'est-ce pas?
Pas à ma connaissance, mon amour, dit le monsieur.
Tu te souviens de la nuit où Larry a vu le jour? dit la dame.
Si je m'en souviens, dit le monsieur.
Quel âge a Larry à présent? dit Monsieur Hackett, Quel âge a Larry, dit la dame. Larry aura quarante ans
le mois prochain, s'il plaît à Dieu.
C'est le genre de chose qui plaît à Dieu toujours, dit
Monsieur Hackett.
Comme vous y allez! dit le monsieur.
Ça vous dirait, Monsieur Hackett, dit la dame, que je
vous raconte la nuit où Larry a vu le jour?
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Oh oui raconte-lui, ma chère, dit le monsieur.
Eh bien, dit la dame, ce matin-là au petit déjeuner Goff se tourne vers moi et me dit, Tetty, dit-il, Tetty chérie, j'aimerais beaucoup inviter Thompson, Cream et Colquhoun à partager notre caneton si j'étais sûr que tu le supportes. Mais mon cher, dis-je, jamais de ma vie je ne me suis sentie plus d'attaque. C'étaient mes propres termes, n'est-ce pas?
Je crois que oui, dit Goff.
Eh bien, dit Tetty, au moment où Thompson pénètre dans la salle à manger, suivi de Cream et de Berry (Colquhoun s'était engagé ailleurs, ça me revient), j'étais déjà assise à table. Rien d'étrange à cela, vu que j'étais la seule dame présente. Tu n'as pas trouvé cela étrange, n'est-ce pas, mon amour ?
Bien sûr que non, dit Goff, tout à fait normal.
Pas plus tôt avalée ma première fourchetée de navets, dit Tetty, que Larry fit un bond dans ma triee.
Votre quoi? dit Monsieur Hackett.
Vous savez, dit Goff, sa triee.
Quelle affaire pour vous, dit Monsieur Hackett.
J'ai continué de boire et de manger, dit Tetty, tout en
faisant des étincelles, et Larry de bondir comme une carpe. Quelle situation pour vous, dit Monsieur Hackett.
Il y avait des moments, dit Tetty, où je croyais qu'il
allait dégringoler sur le parquet, à mes pieds.
Miséricorde, dit Monsieur Hackett, vous le sentiez glisser. Aucune trace de ces labours ne paraissait sur mon visage,
dit Tetty, n'est-ce pas, mon trésor?
Pas la moindre, dit Goff.
Je n'en perdais pas non plus le sens de l'humour, dit
Tetty. Quel pudding, dit Monsieur Berry à un moment donné, ça me revient, se tournant vers moi avec un sourire, quel pudding exquis, il fond dans la bouche. Pas que dans la bouche, Monsieur, répliquai-je du tac au tac, pas que dans
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la bouche, mon cher Monsieur. Pas trop gallois, me sem- blait-il, à l'heure de l'entremets.
Pas trop quoi? dit Monsieur Hackett.
Gallois, dit Goff, vous savez, pas trop gallois.
Servi le pousse-café le travail battait son plein, je vous
donne ma parole d'honneur, sous la table gémissante. C'est le cas de le dire, dit Goff.
Vous la saviez pleine? dit Monsieur Hackett. C'est-à-dire euh, dit Goff, vous comprenez euh, moi je
euh, nous nous euh -
La main de Tetty s'abattit rondement sur la cuisse de
Monsieur Hackett.
Il pensait que je faisais des chichis, dit Tetty. Hahahaha.
Haha. Ha.
Haha, dit Monsieur Hackett.
Je me faisais un sang d'encre, dit Goff, j'en conviens.
Ils ont fini par passer à côté, n'est-ce pas? dit Tetty. En effet, dit Goff, nous sommes passés au billard pour
une partie de snooker.
J'ai monté les escaliers, Monsieur Hackett, dit Tetty, à
quatre pattes, en tordant les tringles du tapis comme autant de fétus.
Vous ressentiez de telIes douleurs, dit Monsieur Hackett. Trois minutes plus tard j'étais mère.
Toute seule, dit Goff.
J'ai tout fait de mes propres mains, dit Tetty, tout. Elle a sectionné le cordon avec ses dents, dit Goff, n'ayant
pas de ciseaux sous la main. Qu'est-ce que vous dites de ça?
Je l'aurais rompu sur mon genou, dit Tetty, s'il l'avait faIlu.
C'est une chose que je me suis souvent demandée, dit Monsieur Hackett, l'effet que ça vous fait lorsqu'on coupe le cordon.
Pour la mère ou pour l'enfant? dit Goff.
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Pour la mère, dit Monsieur Hackett. On ne m'a pas trouvé dans un chou, que je sache.
Pour la mère, dit Tetty, c'est un grand ouf, comme lorsque les invités s'en vont. Tous mes cordons subséquents furent sectionnés par le Professeur Cooper, mais l'effet fut toujours le même : ouf.
Ensuite vous avez ajusté vos vêtements, dit Monsieur Hackett, et vous êtes descendue, en tenant le bébé par la main.
Nous avons entendu les cris, dit Goff.
Jugez de leur surprise, dit Tetty.
Les mises en blouse de Cream avaient été extraordinaires,
dit Goff, extraordinaires, je n'avais jamais rien vu de pareil. Nous le regardions, le souffle coupé, qui s'attaquait à un jenny très long et rasant, et avec la noire pour comble.
Quelle témérité, dit Monsieur Hackett.
Un coup tout à fait infaisable, à mon avis, dit Goff. Il reculait enfin sa queue pour frapper lorsque le vagissement se fit entendre. Il se permit une expression que je ne répéterai pas.
Pauvre petit Larry, dit Tetty, comme si c'était sa faute. Pas un mot de plus, dit Monsieur Hackett, c'est inutile. Ces ciels nord-ouest sont vraiment inouïs, dit Goff, vous
ne trouvez pas ?
Si voluptueux, dit Tetty. On les croit éteints et hop les
revoilà qui s'embrasent plus éclatants qu'avant.
Pas comme ma bosse, dit Monsieur Hackett.
Pauvre Monsieur Hackett, dit Tetty, pauvre cher Mon-
sieur Hackett.
Oui, dit Monsieur Hackett.
Rien à voir avec les Hackett de Glencullen, je présume,
dit Tetty.
C'est là où je suis tombé de l'échelle, dit Monsieur
Hackett.
Quel âge aviez-vous alors? dit Tetty.
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Un an, dit Monsieur Rackett.
Et où était votre chère maman? dit Tetty.
Sortie, dit Monsieur Hackett.
Et votre cher papa? dit Tetty.
Sorti tailler le granit dans la montagne, dit Monsieur
Hackett.
Vous étiez tout seul, dit Tetty.
Il y avait la chèvre, à ce qu'on m'a dit, dit Monsieur
Hackett.
Il se détourna de l'échelle tombée dans la cour sombre
et promena son regard en contrebas sur les petits champs aux murettes branlantes et par delà la rivière sur l'autre versant toujours plus haut jusqu'à la masse du sommet déjà dans l'ombre et de là au ciel d'été. Il se glissa au gré des champs ensoleillés, il peina tout au long des pentes jusqu'au sommet sombre et il entendit le cliquetis lointain des marteaux.
Elle vous a laissé tout seul dans la cour, dit Tetty, avec la chèvre.
C'était un beau jour d'été, dit Monsieur Rackett.
Et qu'est-ce qui lui a pris de filer comme ça? dit Goff. Je ne lui ai jamais posé la question, dit Monsieur Hac-
kett. La taverne, ou l'église, ou les deux.
Pauvre femme, Dieu lui pardonne, dit Tetty.
Fichtre ça ne m'étonnerait pas de lui, dit Monsieur
Hackett.
La brune s'épaissit, dit Goff, il fera bientôt nuit noire. Et nous rentrerons tous à la maison, dit Monsieur Hac-
kett.
De l'autre côté de la rue, en face d'où ils étaient assis,
un tram s'arrêta. Il resta en place un bon moment et ils entendirent, grossie par la colère, la voix du contrôleur. Puis il repartit, découvrant sur le trottoir, immobile, une forme solitaire qu'éclairaient de moins en moins, à mesure
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qu'elles s'éloignaient, les lumières du véhicule, et qui bien- tôt se détacha à peine du mur sombre derrière elle. Tetty se demanda si c'était un homme ou une femme. Monsieur Hackett se demanda si ce n'était pas un colis, un tapis par exemple ou un rouleau de toile goudronnée enveloppé de papier brun et ficelé au milieu. Goff se leva, sans un mot, et traversa vivement la rue. Tetty et Monsieur Hackett pou- vaient voir ses gestes impétueux, car sa veste était de cou- leur claire, et entendre sa voix vibrante de reproche. Mais Watt ne bougeait pas plus, pour autant qu'ils pussent voir, que s'il avait été de pierre, et s'il parlait il parlait si bas qu'aucun son ne leur parvenait.
Monsieur Hackett n'aurait pas su dire quand il avait été plus fortement intrigué, bien plus, il n'aurait pas su dire quand il avait été aussi fortement intrigué. Il n'aurait pas su dire non plus ce que c'était qui l'intriguait si fortement. Qu'est-ce que c'est, dit-il, qui m'intrigue si fortement, moi que même l'insolite, même le surnaturel, intriguent si rare- ment, et si faiblement. Rien ici apparemment qui sorte le moins du monde de l'ordinaire et cependant je brûle de curiosité, et d'émerveillement. La sensation n'est pas
désagréable, c'est entendu, mais je ne me vois pas en train de la supporter plus de vingt minutes ou une demi-heure.
La dame aussi était tout yeux.
Goff les rejoignit, de fort méchante humeur. Je l'ai reconnu, dit-il, du premier coup d'œil. Il se servit, à pro- pos de Watt, d'une expression que nous ne rapporterons pas.
Depuis sept ans, dit-il, il me doit cinq shillings, c'est- à-dire six shillings et neuf pence.
Il ne bouge pas, dit Tetty.
Il refuse de payer, dit Monsieur Hackett.
Il ne refuse pas de payer, dit Goff. Il me propose
quatre shillings et quatre pence. C'est toute sa fortune. Après quoi il ne vous devrait plus que deux shillings
et trois pence, dit Monsieur Hackett. 17
Je ne peux pas le laisser sans un, dit Goff.
Et pourquoi pas? dit Monsieur Hackett.
Il part en voyage, dit Goff. Si j'acceptais son offre il
n'aurait plus qu'à rentrer chez lui.
C'est peut-être ce qu'il aurait de mieux à faire, dit
Monsieur Hackett. Un jour peut-être, quand nous ne serons plus, penché sur son passé il dira, Si seulement Monsieur Nesbit avait accepté -
Nixon je m'appelle, dit Goff. Nixon.
Si seulement Monsieur Nixon avait accepté mes quatre shillings et quatre pence et que je fusse rentré chez moi, au lieu de continuer.
Bobards en tout cas, dit Madame Nixon, d'un bout à l'autre. N o n ?
Non non, dit Monsieur Nixon, il est la véracité même, vraiment incapable, j'en suis persuadé, du moindre men- songe.
Vous auriez pu accepter un shilling au moins, dit Mon- sieur Hackett, ou un shilling et six pence.
Le voilà à présent sur le pont, dit Madame Nixon.
Il leur tournait le dos, le haut du corps se détachant faiblement contre les dernières traînées du jour.
Vous ne nous avez pas dit son nom, dit Monsieur Hac- kett.
Watt, dit Monsieur Nixon.
Je ne t'ai jamais entendu parler de lui, dit Madame Nixon. Bizarre, dit Monsieur Nixon.
Vieille connaissance? dit Monsieur Hackett,
Je ne prétends pas le connaître vraiment, dit Monsieur
Nixon.
Un tuyau d'égout, dit Madame Nixon. Où sont les bras? Depuis quand ne prétendez-vous pas le connaître vrai-
ment? dit Monsieur Hackett.
Mon cher ami, dit Monsieur Nixon, d'où vient ce sou-
dain intérêt?
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Ne répondez pas, dit Monsieur Hackett, si cela vous ennuie.
Il m'est difficile de répondre, dit Monsieur Nixon. Il me semble le connaître depuis toujours, mais il a dû y avoir une période où je ne le connaissais pas.
Comment cela? dit Monsieur Hackett.
Il est considérablement plus jeune que moi, dit Monsieur Nixon.
Et vous ne parlez jamais de lui, dit Monsieur Hackett.
Ma foi, dit Monsieur Nixon, j'ai très bien pu parler de lui, je n'ai vraiment aucune raison pour ne pas le faire. Il est vrai que. . . Il se tut. Il reprit, Il ne s'y prête pas, à ce qu'on parle de lui, il y a des gens comme ça.
Pas comme moi, dit Monsieur Hackett.
Il a disparu, dit Madame Nixon.
Tiens, dit Monsieur Nixon. Il ajouta, Ce qui est curieux,
mon cher ami, je ne vous le cache pas, c'est que chaque fois que je le vois, ou pense à lui, je pense à vous, et que chaque fois que je vous vois, ou pense à vous, je pense à lui. Pourquoi, je n'en ai pas la moindre idée.
Voyez-vous ça, dit Monsieur Hackett.
Il se dirige à présent vers la gare, dit Monsieur Nixon. Je me demande pourquoi il est descendu ici.
C'est la fin de la section, dit Madame Nixon. Avec un penny on ne va pas plus loin.
Ça dépend d'où il est monté, dit Monsieur Nixon.
Il peut difficilement être monté à un point plus éloigné que le terminus, dit Monsieur Hackett.
Mais est-ce bien ici la fin de la section, dit Monsieur Nixon, à un arrêt entièrement facultatif? Ne serait-ce plu- tôt à la gare?
Je pense que vous avez raison, dit Monsieur Hackett. Alors pourquoi descendre ici? dit Monsieur Nixon. Peut-être avait-il envie de respirer un peu, dit Monsieur
Hackett, avant d'être bouclé dans le train.
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Chargé comme il l'est, dit Monsieur Nixon. Voyons voyons.
Peut-être s'est-il trompé d'arrêt, dit Madame Nixon.
Mais ici ce n'est pas un arrêt, dit Monsieur Nixon, dans le sens habituel du terme. Ici le tram ne s'arrête qu'à la demande. Et puisque personne d'autre n'est descendu et que personne n'est monté la demande n'a pu venir que de Watt lui-même. .
Un silence s'ensuivit. Madame Nixon dit enfin :
Je ne te suis pas, Goff. Pourquoi n'aurait-il pas demandé au tram de s'arrêter, s'il en avait envie?
Aucune raison, ma chère, dit Monsieur Nixon, mais aucune, pour quoi il n'aurait pas demandé au tram de s'ar- rêter, la preuve. Mais le fait d'avoir demandé au tram de s'arrêter nous montre qu'il ne s'est pas trompé d'arrêt, comme tu viens de l'insinuer. Car s'il s'était trompé d'arrêt, se croyant déjà à la gare, il n'aurait pas demandé au tram de s'arrêter. Car le tram s'arrête toujours à la gare.
Fortement raisonné, dit Monsieur Hackett. Il ajouta, Peut-être n'a-t-il plus toute sa tête.
Il est un peu bizarre par moments, dit Monsieur Nixon, mais c'est un voyageur chevronné.
Peut-être, dit Monsieur Hackett, s'apercevant qu'il avait un peu de temps devant lui, a-t-il préféré le consacrer aux suavités du crépuscule plutôt qu'aux miasmes et remugles de la gare.
Mais il va manquer son train, dit Monsieur Nixon, il va manquer le dernier départ, à moins de courir.
Peut-être, dit Madame Nixon, a-t-il voulu contrarier le contrôleur, ou le wattman.
Mois on ne peut rêver être plus doux, dit Monsieur Nixon, plus inoffensif. Il tendrait positivement l'autre joue, j'en suis persuadé, s'il en avait la force.
Peut-être, dit Monsieur Hackett, a-t-il brusquement décidé de ne pas quitter la ville après tout. Entre le ter-
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minus et ici il a eu le temps de réfléchir. Puis ayant décidé qu'il vaut mieux après tout ne pas quitter la ville pour le moment il fait arrêter le tram et descend, car à quoi bon continuer.
Mais il a bel et bien continué, dit Monsieur Nixon, il n'a pas rebroussé chemin, il a continué vers la gare.
Peut-être a-t-il pris le chemin des écoliers, dit Madame Nixon.
Où habite-t-il ? dit Monsieur Hackett.
Il n'a pas de domicile fixe, que je sache, dit Monsieur Nixon.
Alors le fait de continuer vers la gare ne prouve rien. dit Madame Nixon. Il est peut-être à l'Hôtel Quin à l'heure qu'il est, plongé dans le sommeil.
Avec en poche quatre shillings quatre, dit Monsieur Hackett.
Ou sur un banc quelque part, dit Madame Nixon. Ou dans le parc. Ou sur le terrain de football. Ou sur le terrain de cricket. Ou sur les courts de tennis.
Ou sur le boulingrin, dit Monsieur Nixon.
Je ne pense pas, dit Monsieur Hackett. Il descend du tram, résolu à ne pas quitter la ville après tout. Mais une plus ample réflexion lui démontre la folie d'une telle con- duite. Cela expliquerait son comportement après que le tram se fut remis en route, le laissant là.
La folie de quelle conduite ? dit Monsieur Nixon.
De cette retraite précipitée, dit Monsieur Hackett, à peine pris son élan.
Vous avez vu l'accoutrement? dit Madame Nixon. Qu'est-ce qu'il avait sur la tête?
Son chapeau, dit Monsieur Nixon.
La pensée de quitter la ville lui était douloureuse, dit Monsieur Hackett, mais celle d'y rester ne l'était pas moins. Il se dirige donc vers la gare, souhaitant à demi manquer son train.
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Vous avez peut-être raison, dit Monsieur Nixon.
Sans courage pour prendre sur lui le poids d'une décision, dit Monsieur Hackett, il s'en remet à la froide machinerie d'une relation temps-espace.
Très ingénieux, dit Monsieur Nixon.
Et qu'est-ce qui lui a fait peur tout d'un coup, dit Madame Nixon, à votre avis ?
Ça ne peut pas être le déplacement à proprement parler, dit Monsieur Hackett, puisque vous me dites que c'est un voyageur chevronné.
Un silence s'ensuivit.
Maintenant que j'ai tiré ça au clair, dit Monsieur Hac- kett, vous pourriez décrire votre ami avec un peu plus de précision.
A vrai dire je ne sais rien, dit Monsieur Nixon.
Mais vous devez bien savoir quelque chose, dit Monsieur Hackett. On ne lâche pas cinq shillings à une ombre. Nationalité, famille, lieu de naissance, confession, profes- sion, moyens d'existence, signes particuliers, il est impos- sible que vous soyez dans l'ignorance de tout cela.
Dans l'ignorance absolue, dit Monsieur Nixon. Monsieur Hackett n'avait pas lu ses Eglogues pour rien. Il n'est cependant pas issu du roc, dit-il.
Je vous dis qu'on ignore tout, s'écria Monsieur Nixon. Un silence suivit ces mots rageurs, Monsieur Hackett
les ressentant, Monsieur Nixon s'en repentant.
Il a un gros nez rouge, dit Monsieur Nixon enfin, de
mauvaise grâce.
Monsieur Hackett médita ce détail.
Tu ne dors pas, ma chérie? dit Monsieur Nixon.
Le sommeil me gagne, dit Madame Nixon.
Voici quelqu'un qu'il vous semble connaître depuis tou-
jours, dit Monsieur Hackett, qui vous doit cinq shillings depuis sept ans, et tout ce que vous trouvez à me dire c'est qu'il a un gros nez rouge et pas de domicile fixe. Il
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se tut. Il reprit, Et que c'est un voyageur chevronné. Il se tut. Il reprit, Et qu'il est considérablement plus jeune que vous, état à vrai dire fort répandu. Il se tut. Il reprit, Et qu'il est doux, la véracité même et par moments un peu bizarre. Il leva la tête et braqua sur le visage de Mon- sieur Nixon un regard plein de colère. Mais ce regard plein de colère échappa à Monsieur Nixon, car il regardait tout autre chose.
Peut-être qu'il est temps de se trotter, dit-il, qu'en dis-tu, ma chérie?
Dans un instant les dernières fleurs seront englouties, dit Madame Nixon.
Monsieur Nixon se leva.
Voici quelqu'un que vous avez connu d'aussi loin qu'il vous souvienne, dit Monsieur Hackett, à qui vous avez prêté cinq shillings il y a sept ans, que vous reconnaissez du premier coup d'œil à une distance considérable, dans l'obs- curité. Vous dites que vous ignorez tout de ses antécédents. Je suis obligé de vous croire.
Rien ne vous y oblige, dit Monsieur Nixon.
Je choisis de vous croire, dit Monsieur Hackett. Et que vous soyez incapable de dire ce que vous ne savez pas, je veux bien le croire aussi. C'est une faiblesse des plus répandues.
Tetty, dit Monsieur Nixon.
Mais il y a certaines choses que vous devez savoir, dit Monsieur Hackett.
Par exemple, dit Monsieur Nixon.
Comment vous avez fait sa connaissance, dit Monsieur Hackett. En quelles circonstances il vous a tapé. Où on peut le voir.
Qu'est-ce que ça peut faire qui il est? dit Madame Nixon. Elle se leva.
Prends mon bras, ma chère, dit Monsieur Nixon.
Ou ce qu'il fait, dit Madame Nixon. Ou comment il vit.
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Ou d'où il vient. Ou où il va. Ou de quoi il a l'air. Qu'est- ce que ça peut bien nous faire, à nous?
Je me pose la même question, dit Monsieur Hackett.
Comment j'ai fait sa connaissance, dit Monsieur Nixon. Vraiment je ne m'en souviens pas plus que je ne me sou- viens avoir fait la connaissance de mon père.
Seigneur, dit Monsieur Hackett.
En quelles circonstances il m'a tapé, dit Monsieur Nixon. Un jour je l'ai rencontré dans la rue. Il avait un pied nu. J'oublie lequel. Il m'a pris à l'écart et m'a dit qu'il avait besoin de cinq shillings pour s'acheter un brodequin. Je ne pouvais pas refuser.
Mais on n'achète pas un brodequin, s'écria Monsieur Hackett.
Peut-être qu'il avait la possibilité de le faire faire sur mesure, dit Madame Nixon.
Je n'en sais rien, dit Monsieur Nixon. Quant aux en- droits où on peut le voir, on peut le voir dans la rue, allant et venant. Mais on ne le voit pas souvent.
Il a fait l'université bien entendu, dit Madame Nixon. Le contraire m'étonnerait, dit Monsieur Nixon. Monsieur et Madame Nixon s'éloignèrent bras dessus bras
dessous. Mais au bout de quelques pas ils firent demi-tour. Monsieur Nixon se pencha et chuchota à l'oreille de Mon- sieur Hackett, Monsieur Nixon qui n'aimait pas que le soleil se couche sur le moindre nuage de dissension.
La dive, dit Monsieur Hackett.
Oh mon Dieu non, dit Monsieur Nixon, il ne boit que du lait.
Du lait, s'écria Monsieur Hackett.
Même l'eau, dit Monsieur Nixon, jamais une goutte.
Eh ben, dit Monsieur Hackett, je vous suis obligé je
suppose.
Monsieur et Madame Nixon s'éloignèrent bras dessus
bras dessous. Mais au bout de quelques pas ils entendirent
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un cri. Ils firent halte et prêtèrent l'oreille. C'était Mon- sieur Hackett qui criait, dans la nuit, Heureux de vous avoir rencontrée, Madame Nisbet.
Madame Nixon, serrant plus fort le bras de Monsieur Nixon, cria en guise de réponse, Tout le bonheur est pour moi, Monsieur Hackett.
Quoi ? cria Monsieur Hackett.
Elle dit que tout le bonheur est pour elle, cria Monsieur Nixon.
Monsieur Hackett étreignit de nouveau les accoudoirs. Se tirant vivement en avant et se laissant retomber de même en arrière, plusieurs fois de suite, il gratta la crête de sa brosse contre le bas de la traverse. Il leva les yeux vers l'horizon qu 'il était sorti voir , qu 'il avait si peu vu. Maintenant il faisait tout à fait noir. Oui, maintenant le ciel de l'ouest était comme le ciel de l'est, lequel était comme le ciel du sud, lequel était comme le ciel du nord.
Watt se heurta contre un porteur qui roulait devant lui un bidon de lait. W a t t tomba et son chapeau et ses sacs s'éparpillèrent. Le porteur ne tomba pas, mais il lâcha son bidon qui retomba lourdement en porte-à-faux, chancela avec fracas sur sa base et finit par s'immobiliser. Heureux hasard s'il en fut, car s'il était retombé sur le flanc, plein de lait qu'il était peut-être, alors qui sait le lait aurait pu se répandre à flot sur le quai, et jusque sur les rails pour finalement se perdre, sous le convoi.
Watt se ramassa, plus ou moins intact comme d'habitude. Couillon d'abruti, dit le porteur.
C'était un beau garçon, quoique crasseux. Etre porteur
en gare et se tenir propre et net, cela n'est pas chose facile, vu le travail à faire.
Tu ne peux pas regarder où tu mets les pieds? dit le porteur.
Watt ne se récria pas à cette extravagante suggestion 25
lâchée, soyons justes, dans le feu de la colère. Il se pencha pour ramasser son chapeau et ses sacs, mais se redressa sans l'avoir fait. Il ne se sentait pas libre de s'attaquer à cette affaire tant que le porteur n'aurait pas fini de l'inju- rier.
