Ainsi, le plaisir
d'interrompre, qui rend la discussion si anime?
d'interrompre, qui rend la discussion si anime?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
ment l'autre.
Mettez la mode, c'est-a`-dire les
applaudissements, du co^te? du danger, et vous verrez les Fran-
cais lebraver sous toutes ses formes; l'esprit de sociabilite? existe
en France depuis le premier rang jusqu'au dernier: il faut s'en-
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? DE L'ESPRIT DE CONVERSATION. ci
tendre approuver par ce qui nous environne; on ne veut s'ex-
poser, a` aucun prix, au bla^me ou au ridicule, car dans un pays
ou` causer a tant d'influence, le bruitdes paroles couvre souvent
la voix dela conscience.
On connai^t l'histoire de cet homme qui commenc? a par louer
avec transport une actrice qu'il venait d'entendre; il aperc? ut un
sourire sur les le`vres des assistants , il modifia son e? loge; l'opi-
nia^tre sourire ne cessa point, et la crainte de la moquerie finit
par lui faire dire: Ma foi! la pauvre diablesse a fait ce mielle
a pu. Les triomphes de la plaisanterie se renouvellent sans cesse
en France; dans un temps il convient d'e^tre religieux, dans un
autre de ne l'e^tre pas; dans un temps d'aimer sa femme, dans
l'aulre de ne pas parai^tre avec elle. Il a existe? me^me des moments
ou` l'on eu^t craint de passer pour niais si l'on avait montre? de
l'humanite? , et cette terreur du ridicule qui, dans les premie`res
classes, ne se manifeste d'ordinaire que parla vanite? , s'est tra-
duite en fe? rocite? dans les dernie`res.
Quel mal cet esprit d'imitation ne ferait-il pas parmi les Al-
lemands! Leur supe? riorite? consiste dans l'inde? pendance de l'es-
prit, dans l'amour de la retraite, dans l'originalite? individuelle.
Les Franc? ais ne sont tout-puissants qu'en masse, et leurs hom-
mes de ge? nie eux-me^mes prennent toujours leur point d'appui
dans les opinions rec? ues, quand ils veulent s'e? lancer au dela`.
Enfin, l'impatience du caracte`re franc? ais, si piquante en conver-
sation , o^terait aux Allemands le charme principal de leur ima-
gination naturelle, cette re^verie calme, cette vue profonde, qui
s'aide du temps et de la perse? ve? rance pour tout de? couvrir.
Ces qualite? s sont presque incompatibles avec la vivacite? d'es-
prit; et cependant cette vivacite? est surtout ce qui rend aimable
en conversation. Lorsqu'une discussion s'appesantit, lorsqu'un
conte s'allonge, il vous prend je ne sais quelle impatience, sem-
blable a` celle qu'on e? prouve quand un musicien ralentit trop
la mesure d'un air. On peut e^tre fatigant, ne? anmoins, a` force
de vivacite? , comme on l'est par trop de lenteur. J'ai connu un
homme de beaucoup d'esprit, mais tellement impatient, qu'il
donnait a` tous ceux qui causaient avec lui l'inquie? tude que doi-
vent e? prouver les gens prolixes , quand ils s'aperc? oivent qu'ils
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? 62 DE L'ESPRIT DE CONVERSATION.
fatiguent. Cet homme sautait sur sa chaise pendant qu'on lui
parlait, achevait les phrases des autres, dans la crainte qu'elles
ne se prolongeassent; il inquie? tait d'abord , et finissait par las-
ser en e? tourdissant: car quelque vite qu'on aille en fait de con-
versation, quand il n'y a plus moyen de retrancher que sur le
ne? cessaire, les pense? es et les sentiments oppressent, faute d'es-
pace pour les exprimer.
Toutes les manie`res d'abre? ger le temps ne l'e? pargnent pas, et l'on peut mettre des longueurs dans une seule phrase, si l'on y
laisse du vide; le talent de re? diger sa pense? e brillamment et ra-
pidement est ce qui re? ussit le plus en socie? te? ; on n'a pas le temps
d'y rien attendre. Nulle re? flexion, nulle complaisance ne peut
faire qu'on s'y amuse de ce qui n'amuse pas. Il faut exercer la`
l'esprit de conque^te et le despotisme du succe`s : car le fond et le
but e? tant peu de chose, on ne peut pas se consoler du revers par
la purete? des motifs, et la bonne intention n'est de rien en fait
d'esprit.
Le talent de conter, l'un des grands charmes de la conversa-
tion, est tre`s-rare en Allemagne ; les auditeurs y sont trop com-
plaisants , ils ne s'ennuient pas assez vite , et les conteurs, se
fiant a` la patience des auditeurs, s'e? tablissent trop a` leur aise
dans les re? cits. En France, celui qui parle est un usurpateur ,
qui se sententoure? de rivaux jaloux, et veut se maintenir a` force
de succe`s; en Allemagne, c'est un possesseur le? gitime, qui peut
user paisiblement de ses droits reconnus. Les Allemands re? ussissent mieux dans les contes poe? tiques
que dans les contes e? pigrammatiques: quand il faut parler a`
l'imagination, les de? tails peuvent plaire, ils rendent le tableau
plus vrai: mais quand il s'agit de rapporter un bon mot, on
ne saurait trop abre? ger les pre? ambules. La plaisanterie alle? ge
pour un moment le poids de la vie: vousaimez a` voir un homme,
votre semblable, se jouer ainsi du fardeau qui vous accable, et biento^t, anime? par lui, vous le soulevez a` votre tour; mais
quand vous sentez de l'effort ou de la langueur dans ce qui de-
vrait e^tre un amusement, vous en e^tes plus fatigue? que du se? rieux
me^me, dont les re? sultats au moins vous inte? ressent.
La bonne foi du caracte`re allemand est aussi peut-e^tre un
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? DE L'ESPRIT DE COSVEHSATIO:*. 63
obstacle a` l'art de conter; les Allemands ont pluto^t la gaiete? du
caracte`re que celle de l'esprit; ils sont gais comme ils sout hon-
ne^tes , pour la satisfaction de leur propre conscience, et rient
de ce qu'ils disent, longtemps avant me^me d'avoir songe? a` en
faire rire les autres.
Rien ne saurait e? galer, au contraire, le charme d'un re? cit fait
par un Franc? ais spirituel et de bon gou^t. Il pre? voit tout, il me? -
nage tout, et cependant il ne sacrifie point ce qui pourrait exciter
l'inte? re^t. Sa physionomie, moins prononce? e que celle des Ita-
liens, indique la gaiete? , sans rien faire perdre a` la dignite? du
maintien et des manie`res; il s'arre^te quand il le faut, et jamais
il n'e? puise me^me l'amusement; il s'anime, et ne? anmoins il tient
toujours en main les re^nes de son esprit, pour le conduire su^re-
ment et rapidement; biento^t aussi les auditeurs se me^lent de
l'entretien , il fait valoir alors a` son tour ceux qui viennent de
l'applaudir; il ne laisse point passer une expression heureuse
sans la relever, une plaisanterie piquante sans la sentir, et
pour un moment du moins l'on se plai^t, et l'on jouit les uns des
autres, comme si tout e? tait concorde, union et sympathie dans
le monde.
Les Allemands feraient bien de profiter, sous des rapports
essentiels, de quelques-uns des avantages de l'esprit social en
France: ilsdevraient apprendre des Franc? ais a` se montrer moins
irritables dans les petites circonstances , afm de re? server toute
leur force pour les grandes; ils devraient apprendre des Fran-
c? ais a` ne pas confondre l'opinia^trete? avec l'e? nergie, la rudesse
avec la fermete? ; ils devraient aussi, lorsqu'ils sont capables du
de? vouement entier de leur vie, ne pas la rattraper en de? tail par
une sorte de personnalite? minutieuse, que ne se permettrait
pas le ve? ritable e? goi? sme; enfin, ils devraient puiser dans l'art
me^me de la conversation l'habitude de re? pandre dans leurs li-
vres cette clarte? qui les mettrait a` la porte? e du plus grand nombre,
ce talent d'abre? ger, invente? par les peuples qui s'amusent, bien
pluto^t que par ceux qui s'occupent, et ce respect pour de cer-
taines convenances, qui ne porte pas a` sacrifier la nature, mais
a` me? nager l'imagination. Ils perfectionneraient leur manie`re
d'e? criro par quelques-unes des observations que le talent de
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? 6>> DE LA LANGUE ALLEMANDE.
parler fait nai^tre: mais ils auraient tort de pre? tendre a` ce talent
tel que les Franc? ais le posse`dent.
Une grande ville qui servirait de point de ralliement serait
utile a` l'Allemagne, pour rassembler les moyens d'e? tude, aug-
menter les ressources des arts, exciter l'e? mulation; mais si
cette capitale de? veloppait chez les Allemands le gou^t des plai-
sirs de la socie? te? dans toute leur e? le? gance, ils y perdraient la
bonne foi scrupuleuse, le travail solitaire, l'inde? pendance auda-
cieuse qui les distinguent, dans la carrie`re litte? raire et philo-
sophique; enfin, ils changeraient leurs habitudes de recueille-
ment contre un mouvement exte? rieur dont ils n'acquerraient
jamais la gra^ce et la dexte? rite? .
CHAPITRE XII.
Dela langue allemande, dans ses rapports avec l'esprit de conversation.
En e? tudiant l'esprit et le caracte`re d'une langue, on apprend
l'histoire philosophique des opinions, des moeurs et des habitu-
des nationales ; et les modifications que subit le langage doivent
jeter de grandes lumie`res sur la marche de la pense? e; mais une
telle analyse serait ne? cessairement tre`s-me? taphysique, etdemau-
derait une foule de connaissances qui nous manquent presque
toujours dans les langues e? trange`res, et souvent me^me dans la
no^tre. Il faut donc s'en tenir a` l'impression ge? ne? rale que produit
l'idiome d'une nation dans son e? tat actuel. Le franc? ais, ayant
e? te? parle? plus qu'aucun autre dialecte europe? en, est a` la fois poli
par l'usage et ace? re? pour le but. Aucune langue n'est plus claire
et plus rapide, n'indique plus le? ge`rement et n'explique plus
nettement ce qu'on veut dire. L'allemand se pre^te beaucoup
moins a` la pre? cision et a` la rapidite? de la conversation. Par la
nature me^me de sa construction grammaticale, le sens n'est or-
dinairement compris qu'a` la fin de la phrase.
Ainsi, le plaisir
d'interrompre, qui rend la discussion si anime? e eu France , et
force a` dire si vite ce qu'il importe de faire entendre, ce plaisir
ne peut exister en Allemagne ; car les commencements de phrase
ne signifient rien sans la fin ; il faut laisser a` chacun tout l'es-
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? DE LA LANGUE ALLEMANDE. 6&
liacequ'il lui convient de prendre; cela vaut mieux pour le fond
des choses, c'est aussi plus civil, mais moins piquant.
La politesse allemande est plus cordiale, mais moins nuancee
i|ue la politesse franc? aise; il y a plus d'e? gards pour le rang et
plus de pre? cautions en tout. En France, on flatte plus qu'on ne
me? nage, et, comme on a l'art de tout indiquer, on approche
beaucoup plus volontiers des sujets les plus de? licats. L'allemand
est une langue tre`s-brillante en poe? sie, tre`s-abondante en me? ta-
physique, mais tre`s-positive en conversation. La langue fran-
c? aise, au contraire, n'est vraiment riche que dans les tournures
qui expriment les rapports les plus de? lie? s de la socie? te? . Elle est
pauvre et circonscrite dans tout ce qui tient a` l'imagination et
a` la philosophie. Les Allemands craignent plus de faire de la
peine qu'ils n'ont envie de plaire. De la` vient qu'ils ont soumis
autant qu'ils ont pu la politesse a` des re`gles; et leur langue, si
hardie dans les livres, est singulie`rement asservie en conversa-
tion, par toutes les formules dont elle est surcharge? e.
Je me rappelle d'avoir assiste? , en Saxe, a` une lec? on de me? ta-
physique d'un philosophe ce? le`bre qui citait toujours le baron de
Leibnitz, et jamais l'entrai^nement du discours ne pouvait l'en-
gager a` supprimer ce titre de baron, qui n'allait gue`re avec le
nom d'un grand homme mort depuis pre`s d'un sie`cle.
L'allemand convient mieux a`la poe? sie qu'a`la prose, et a` la prose
e? crite qu'a` la prose parle? e; c'est un instrument qui sert tre`s-bien
quandon veut tout peindre ou tout dire: mais on ne peut pas glis-
seravecl'allemand, comme avec le franc? ais,sur les divers sujets
qui se pre? sentent. Si l'on voulait faire aller les mots allemands du
train de la conversation franc? aise, on leur o^terait toute gra^ce et
toute dignite? . Le me? rite des Allemands, c'est de bien remplir le
temps; le talent des Franc? ais, c'est de le faire oublier.
Quoique le sens des pe? riodes allemandes ne s'explique sou-
vent qu'a` la fin, la construction ne permet pas toujours de terminer une phrase par l'expression la plus piquante; et c'est cependant un des grands moyens de faire effet en conversation. "
L'on entend rarement parmi les Allemands ce qu'on appelle des
lions mots: ce sont les pense? es me^mes, et non l'e? clatqu'on Icuc? .
donne, qu'il faut admirer.
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? 66 DE LA LA\GLE ALLEMANDE.
Les Allemands trouvent une sorte de charlatanisme dans l'ex-
pression brillante, et prennent pluto^t l'expression abstraite,
parce qu'elle est plus scrupuleuse, et s'approche davantage de
l'essence me^me du vrai; mais la conversation ne doit donner
aucune peine, ni pour comprendre ni pour parler. De`s que l'en
tretien ue porte pas sur les inte? re^ts communs de la vie, et qu'on
entre dans la sphe`re des ide? es, la conversation en Allemagne de-
vient trop me? taphysique; il n'y a pas assez d'interme? diaire entre ce qui est vulgaire et ce qui est sublime; et c'est cependant
dans cet interme? diaire que s'exerce l'art de causer.
La langue allemande a une gaiete? qui lui est propre; la socie? te?
ne l'a pointrendue timide, et les bonnes moeurs l'ont laisse? e pure;
mais c'est une gaiete? nationale a` la porte? e de toutes les classes.
Les sons bizarres des mots, leur antique nai? vete? , donnent a` la
plaisanterie quelque chose de pittoresque, dont le peuple peut
s'amuser aussi bien que les gens du monde. Les Allemands sont
moins ge^ne? s que nous dans le choix des expressions, parce que
leur languen'ayant pas e? te? aussi fre? quemment employe? e dans la
conversation du grand monde, elle ne se compose pas, comme
la no^tre, de mots qu'un hasard, une application, une allusion,
rendent ridicules, de mots enfin qui, ayant subi toutes lesaven-
tures de la socie? te? , sont proscrits injustement peut-e^tre, mais ne
sauraient plus e^tre admis. La cole`re s'est souvent exprime? e en allemand, mais on n'en a pas fait l'arme du persiflage ; et les pa-
roles dont on se sert sont encore dans toute leur ve? rite? et dans
toute leur force; c'est une facilite? de plus : mais aussi l'on peut
exprimer avec le franc? ais mille observations fines, et se permet-
tre mille tours d'adresse dont la langue allemande est jusqu'a`
pre? sent incapable.
Il faut se mesurer avec les ide? es en allemand, avec les person-
nes en franc? ais; il faut creuser a` l'aide de l'allemand , il faut ar-
river au but en parlant franc? ais; l'un doit peindre la nature, et
l'autre la socie? te? . Goethe fait dire dans son roman de Wilhelm Meister,a` unefemme allemande, qu'elle s'aperc? ut que sonamaut
voulait la quitter, parce qu'il lui e? crivait en franc? ais. Il y a bien
des phrases en effet dans notre langue, pour dire en me^me temps
et ne pas dire, pour faire espe? rer sans promettre, pour promtttre
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? DE L'ALLEMAGNE DU NOIUJ. fi7
me^me sans se lier. L'allemand est moins flexible, et il fait bien
de rester tel, car rien n'inspire plus de de? gou^t que cette langue
tudesque, quand elle est employe? e aux mensonges, de quelque
nature qu'ils soient. Sa construction trai^nante, ses consonnes
multiplie? es, sa grammaire savante, ne lui permettent aucune
gra^ce dans la souplesse; et l'on dirait qu'ellese roidit d'elle-me^me contre l'intention de celui qui la parle, de`s qu'on veut la faire
servir a` trahir la ve? rite? .
CHAPITRE XIII.
De l'Allemagne du Nord.
Les premie`res impressions qu'on rec? oit en arrivant dans le
nord de l'Allemagne, surtout au milieu de l'hiver, sont extre^-
mement tristes; et je ne suis pas e? tonne? e que ces impressions
aient empe^che? la plupart des Franc? ais que l'exil a conduits dans
ce pays, de l'observer sans pre? vention. Cette frontie`re du Rhin
est solennelle; on craint, en la passant, de s'entendre prononcer
ce mot terrible: Vous e^tes hors de France. C'est eu vain que
l'esprit juge avec impartialite? le pays qui nous a vus nai^tre, nos
affections ne s'en de? tachent jamais; et quand on est contraint
a` le quitter, l'existence semble de? racine? e, on se devient comme
e? tranger a` soi-me^me. Les plus simples usages, comme les rela-
tions lesplus intimes; les inte? re^ts les plus graves, comme les
moindres plaisirs, tout e? tait de la patrie ; tout n'en est plus. On
ne rencontre personne qui puisse vous parler d'autrefois, per-
sonne qui vous atteste l'identite? des jours passe? s avec les jours
actuels; la destine? e recommence, sans que la confiance des pre-
mie`res anne? es se renouvelle; l'on change de monde, sans avoir
change? de coeur. Ainsi l'exil condamne a` se survivre; les adieux,
les se? parations, tout est comme a` l'instant de la mort, et l'on
y assiste cependant avec les forces entie`res de la vie.
J'e? tais, il y a six ans, sur les bords du Rhin, attendant la bar-
que qui devait me conduire a` l'autre rive; le temps e? tait froid , le
ciel obscur, et tout me semblait un pre? sage funeste. Quand la
douleur agite violemment notre a^me, on ne peut se persuader
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? 68 DE L'ALLEMAGNE uu NORD.
que la nature y soit indiffe? rente; il est permis a` l'homme d'attri-
buer quelque puissance a` ses peines; ce n'est pas de l'orgueil,
c'est de la confiance dans la ce? leste pitie? . Je m'inquie? tais pour
mes enfants, quoiqu'ils ne fussent pas encore dans l'a^ge de sen-
tir ces e? motions de l'a^me qui re? pandent l'effroi sur tous les objets exte? rieurs. Mes domestiques franc? ais s'impatientaient de la
lenteur allemande, et s'e? tonnaient de n'e^tre pas compris quand
ils parlaient la seule langue qu'ils crussent admise dans les pays
civilise? s. Il y avait dans notre bac une vieille femme allemande,
assise sur une charrette; elle ne voulait pas en descendre me^me
pour traverser le fleuve. --Vous e^tes bien tranquille! lui dis-je.
-- Oui, me re? pondit-elle, pourquoi faire du bruit? -- Ces sim-
ples mots me frappe`rent en effet, pourquoi faire dubruit? Mais
quand des ge? ne? rations entie`res traverseraient la vie en silence,
le malheur et la mort ne les observeraient pas moins, et sauraient
de me^me les atteindre.
En arrivant sur le rivage oppose? , j'entendis le cor des postil-
lons, dont les sons aigus et faux semblaient annoncer un triste
de? part vers un triste se? jour. La terre e? tait couverte de neige;
des petites fene^tres, dont les maisons sont perce? es, sortaient
les te^tes de quelques habitants, que le bruit d'une voiture arra-
chait a` leurs monotones occupations; une espe`ce de bascule,
qui fait mouvoir la poutre avec laquelle on ferme la barrie`re,
dispense celui qui demande le pe? age aux voyageurs de sortir de
sa maison pour recevoir l'argent qu'on doit lui payer. Tout est
calcule? pour e^tre immobile; et l'homme qui pense, comme celui
dont l'existence n'est que mate? rielle, de? daignent tous les deux
e? galement la distraction du dehors.
Les campagnes de? sertes, les maisons noircies par la fume?
applaudissements, du co^te? du danger, et vous verrez les Fran-
cais lebraver sous toutes ses formes; l'esprit de sociabilite? existe
en France depuis le premier rang jusqu'au dernier: il faut s'en-
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? DE L'ESPRIT DE CONVERSATION. ci
tendre approuver par ce qui nous environne; on ne veut s'ex-
poser, a` aucun prix, au bla^me ou au ridicule, car dans un pays
ou` causer a tant d'influence, le bruitdes paroles couvre souvent
la voix dela conscience.
On connai^t l'histoire de cet homme qui commenc? a par louer
avec transport une actrice qu'il venait d'entendre; il aperc? ut un
sourire sur les le`vres des assistants , il modifia son e? loge; l'opi-
nia^tre sourire ne cessa point, et la crainte de la moquerie finit
par lui faire dire: Ma foi! la pauvre diablesse a fait ce mielle
a pu. Les triomphes de la plaisanterie se renouvellent sans cesse
en France; dans un temps il convient d'e^tre religieux, dans un
autre de ne l'e^tre pas; dans un temps d'aimer sa femme, dans
l'aulre de ne pas parai^tre avec elle. Il a existe? me^me des moments
ou` l'on eu^t craint de passer pour niais si l'on avait montre? de
l'humanite? , et cette terreur du ridicule qui, dans les premie`res
classes, ne se manifeste d'ordinaire que parla vanite? , s'est tra-
duite en fe? rocite? dans les dernie`res.
Quel mal cet esprit d'imitation ne ferait-il pas parmi les Al-
lemands! Leur supe? riorite? consiste dans l'inde? pendance de l'es-
prit, dans l'amour de la retraite, dans l'originalite? individuelle.
Les Franc? ais ne sont tout-puissants qu'en masse, et leurs hom-
mes de ge? nie eux-me^mes prennent toujours leur point d'appui
dans les opinions rec? ues, quand ils veulent s'e? lancer au dela`.
Enfin, l'impatience du caracte`re franc? ais, si piquante en conver-
sation , o^terait aux Allemands le charme principal de leur ima-
gination naturelle, cette re^verie calme, cette vue profonde, qui
s'aide du temps et de la perse? ve? rance pour tout de? couvrir.
Ces qualite? s sont presque incompatibles avec la vivacite? d'es-
prit; et cependant cette vivacite? est surtout ce qui rend aimable
en conversation. Lorsqu'une discussion s'appesantit, lorsqu'un
conte s'allonge, il vous prend je ne sais quelle impatience, sem-
blable a` celle qu'on e? prouve quand un musicien ralentit trop
la mesure d'un air. On peut e^tre fatigant, ne? anmoins, a` force
de vivacite? , comme on l'est par trop de lenteur. J'ai connu un
homme de beaucoup d'esprit, mais tellement impatient, qu'il
donnait a` tous ceux qui causaient avec lui l'inquie? tude que doi-
vent e? prouver les gens prolixes , quand ils s'aperc? oivent qu'ils
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 62 DE L'ESPRIT DE CONVERSATION.
fatiguent. Cet homme sautait sur sa chaise pendant qu'on lui
parlait, achevait les phrases des autres, dans la crainte qu'elles
ne se prolongeassent; il inquie? tait d'abord , et finissait par las-
ser en e? tourdissant: car quelque vite qu'on aille en fait de con-
versation, quand il n'y a plus moyen de retrancher que sur le
ne? cessaire, les pense? es et les sentiments oppressent, faute d'es-
pace pour les exprimer.
Toutes les manie`res d'abre? ger le temps ne l'e? pargnent pas, et l'on peut mettre des longueurs dans une seule phrase, si l'on y
laisse du vide; le talent de re? diger sa pense? e brillamment et ra-
pidement est ce qui re? ussit le plus en socie? te? ; on n'a pas le temps
d'y rien attendre. Nulle re? flexion, nulle complaisance ne peut
faire qu'on s'y amuse de ce qui n'amuse pas. Il faut exercer la`
l'esprit de conque^te et le despotisme du succe`s : car le fond et le
but e? tant peu de chose, on ne peut pas se consoler du revers par
la purete? des motifs, et la bonne intention n'est de rien en fait
d'esprit.
Le talent de conter, l'un des grands charmes de la conversa-
tion, est tre`s-rare en Allemagne ; les auditeurs y sont trop com-
plaisants , ils ne s'ennuient pas assez vite , et les conteurs, se
fiant a` la patience des auditeurs, s'e? tablissent trop a` leur aise
dans les re? cits. En France, celui qui parle est un usurpateur ,
qui se sententoure? de rivaux jaloux, et veut se maintenir a` force
de succe`s; en Allemagne, c'est un possesseur le? gitime, qui peut
user paisiblement de ses droits reconnus. Les Allemands re? ussissent mieux dans les contes poe? tiques
que dans les contes e? pigrammatiques: quand il faut parler a`
l'imagination, les de? tails peuvent plaire, ils rendent le tableau
plus vrai: mais quand il s'agit de rapporter un bon mot, on
ne saurait trop abre? ger les pre? ambules. La plaisanterie alle? ge
pour un moment le poids de la vie: vousaimez a` voir un homme,
votre semblable, se jouer ainsi du fardeau qui vous accable, et biento^t, anime? par lui, vous le soulevez a` votre tour; mais
quand vous sentez de l'effort ou de la langueur dans ce qui de-
vrait e^tre un amusement, vous en e^tes plus fatigue? que du se? rieux
me^me, dont les re? sultats au moins vous inte? ressent.
La bonne foi du caracte`re allemand est aussi peut-e^tre un
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? DE L'ESPRIT DE COSVEHSATIO:*. 63
obstacle a` l'art de conter; les Allemands ont pluto^t la gaiete? du
caracte`re que celle de l'esprit; ils sont gais comme ils sout hon-
ne^tes , pour la satisfaction de leur propre conscience, et rient
de ce qu'ils disent, longtemps avant me^me d'avoir songe? a` en
faire rire les autres.
Rien ne saurait e? galer, au contraire, le charme d'un re? cit fait
par un Franc? ais spirituel et de bon gou^t. Il pre? voit tout, il me? -
nage tout, et cependant il ne sacrifie point ce qui pourrait exciter
l'inte? re^t. Sa physionomie, moins prononce? e que celle des Ita-
liens, indique la gaiete? , sans rien faire perdre a` la dignite? du
maintien et des manie`res; il s'arre^te quand il le faut, et jamais
il n'e? puise me^me l'amusement; il s'anime, et ne? anmoins il tient
toujours en main les re^nes de son esprit, pour le conduire su^re-
ment et rapidement; biento^t aussi les auditeurs se me^lent de
l'entretien , il fait valoir alors a` son tour ceux qui viennent de
l'applaudir; il ne laisse point passer une expression heureuse
sans la relever, une plaisanterie piquante sans la sentir, et
pour un moment du moins l'on se plai^t, et l'on jouit les uns des
autres, comme si tout e? tait concorde, union et sympathie dans
le monde.
Les Allemands feraient bien de profiter, sous des rapports
essentiels, de quelques-uns des avantages de l'esprit social en
France: ilsdevraient apprendre des Franc? ais a` se montrer moins
irritables dans les petites circonstances , afm de re? server toute
leur force pour les grandes; ils devraient apprendre des Fran-
c? ais a` ne pas confondre l'opinia^trete? avec l'e? nergie, la rudesse
avec la fermete? ; ils devraient aussi, lorsqu'ils sont capables du
de? vouement entier de leur vie, ne pas la rattraper en de? tail par
une sorte de personnalite? minutieuse, que ne se permettrait
pas le ve? ritable e? goi? sme; enfin, ils devraient puiser dans l'art
me^me de la conversation l'habitude de re? pandre dans leurs li-
vres cette clarte? qui les mettrait a` la porte? e du plus grand nombre,
ce talent d'abre? ger, invente? par les peuples qui s'amusent, bien
pluto^t que par ceux qui s'occupent, et ce respect pour de cer-
taines convenances, qui ne porte pas a` sacrifier la nature, mais
a` me? nager l'imagination. Ils perfectionneraient leur manie`re
d'e? criro par quelques-unes des observations que le talent de
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? 6>> DE LA LANGUE ALLEMANDE.
parler fait nai^tre: mais ils auraient tort de pre? tendre a` ce talent
tel que les Franc? ais le posse`dent.
Une grande ville qui servirait de point de ralliement serait
utile a` l'Allemagne, pour rassembler les moyens d'e? tude, aug-
menter les ressources des arts, exciter l'e? mulation; mais si
cette capitale de? veloppait chez les Allemands le gou^t des plai-
sirs de la socie? te? dans toute leur e? le? gance, ils y perdraient la
bonne foi scrupuleuse, le travail solitaire, l'inde? pendance auda-
cieuse qui les distinguent, dans la carrie`re litte? raire et philo-
sophique; enfin, ils changeraient leurs habitudes de recueille-
ment contre un mouvement exte? rieur dont ils n'acquerraient
jamais la gra^ce et la dexte? rite? .
CHAPITRE XII.
Dela langue allemande, dans ses rapports avec l'esprit de conversation.
En e? tudiant l'esprit et le caracte`re d'une langue, on apprend
l'histoire philosophique des opinions, des moeurs et des habitu-
des nationales ; et les modifications que subit le langage doivent
jeter de grandes lumie`res sur la marche de la pense? e; mais une
telle analyse serait ne? cessairement tre`s-me? taphysique, etdemau-
derait une foule de connaissances qui nous manquent presque
toujours dans les langues e? trange`res, et souvent me^me dans la
no^tre. Il faut donc s'en tenir a` l'impression ge? ne? rale que produit
l'idiome d'une nation dans son e? tat actuel. Le franc? ais, ayant
e? te? parle? plus qu'aucun autre dialecte europe? en, est a` la fois poli
par l'usage et ace? re? pour le but. Aucune langue n'est plus claire
et plus rapide, n'indique plus le? ge`rement et n'explique plus
nettement ce qu'on veut dire. L'allemand se pre^te beaucoup
moins a` la pre? cision et a` la rapidite? de la conversation. Par la
nature me^me de sa construction grammaticale, le sens n'est or-
dinairement compris qu'a` la fin de la phrase.
Ainsi, le plaisir
d'interrompre, qui rend la discussion si anime? e eu France , et
force a` dire si vite ce qu'il importe de faire entendre, ce plaisir
ne peut exister en Allemagne ; car les commencements de phrase
ne signifient rien sans la fin ; il faut laisser a` chacun tout l'es-
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? DE LA LANGUE ALLEMANDE. 6&
liacequ'il lui convient de prendre; cela vaut mieux pour le fond
des choses, c'est aussi plus civil, mais moins piquant.
La politesse allemande est plus cordiale, mais moins nuancee
i|ue la politesse franc? aise; il y a plus d'e? gards pour le rang et
plus de pre? cautions en tout. En France, on flatte plus qu'on ne
me? nage, et, comme on a l'art de tout indiquer, on approche
beaucoup plus volontiers des sujets les plus de? licats. L'allemand
est une langue tre`s-brillante en poe? sie, tre`s-abondante en me? ta-
physique, mais tre`s-positive en conversation. La langue fran-
c? aise, au contraire, n'est vraiment riche que dans les tournures
qui expriment les rapports les plus de? lie? s de la socie? te? . Elle est
pauvre et circonscrite dans tout ce qui tient a` l'imagination et
a` la philosophie. Les Allemands craignent plus de faire de la
peine qu'ils n'ont envie de plaire. De la` vient qu'ils ont soumis
autant qu'ils ont pu la politesse a` des re`gles; et leur langue, si
hardie dans les livres, est singulie`rement asservie en conversa-
tion, par toutes les formules dont elle est surcharge? e.
Je me rappelle d'avoir assiste? , en Saxe, a` une lec? on de me? ta-
physique d'un philosophe ce? le`bre qui citait toujours le baron de
Leibnitz, et jamais l'entrai^nement du discours ne pouvait l'en-
gager a` supprimer ce titre de baron, qui n'allait gue`re avec le
nom d'un grand homme mort depuis pre`s d'un sie`cle.
L'allemand convient mieux a`la poe? sie qu'a`la prose, et a` la prose
e? crite qu'a` la prose parle? e; c'est un instrument qui sert tre`s-bien
quandon veut tout peindre ou tout dire: mais on ne peut pas glis-
seravecl'allemand, comme avec le franc? ais,sur les divers sujets
qui se pre? sentent. Si l'on voulait faire aller les mots allemands du
train de la conversation franc? aise, on leur o^terait toute gra^ce et
toute dignite? . Le me? rite des Allemands, c'est de bien remplir le
temps; le talent des Franc? ais, c'est de le faire oublier.
Quoique le sens des pe? riodes allemandes ne s'explique sou-
vent qu'a` la fin, la construction ne permet pas toujours de terminer une phrase par l'expression la plus piquante; et c'est cependant un des grands moyens de faire effet en conversation. "
L'on entend rarement parmi les Allemands ce qu'on appelle des
lions mots: ce sont les pense? es me^mes, et non l'e? clatqu'on Icuc? .
donne, qu'il faut admirer.
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? 66 DE LA LA\GLE ALLEMANDE.
Les Allemands trouvent une sorte de charlatanisme dans l'ex-
pression brillante, et prennent pluto^t l'expression abstraite,
parce qu'elle est plus scrupuleuse, et s'approche davantage de
l'essence me^me du vrai; mais la conversation ne doit donner
aucune peine, ni pour comprendre ni pour parler. De`s que l'en
tretien ue porte pas sur les inte? re^ts communs de la vie, et qu'on
entre dans la sphe`re des ide? es, la conversation en Allemagne de-
vient trop me? taphysique; il n'y a pas assez d'interme? diaire entre ce qui est vulgaire et ce qui est sublime; et c'est cependant
dans cet interme? diaire que s'exerce l'art de causer.
La langue allemande a une gaiete? qui lui est propre; la socie? te?
ne l'a pointrendue timide, et les bonnes moeurs l'ont laisse? e pure;
mais c'est une gaiete? nationale a` la porte? e de toutes les classes.
Les sons bizarres des mots, leur antique nai? vete? , donnent a` la
plaisanterie quelque chose de pittoresque, dont le peuple peut
s'amuser aussi bien que les gens du monde. Les Allemands sont
moins ge^ne? s que nous dans le choix des expressions, parce que
leur languen'ayant pas e? te? aussi fre? quemment employe? e dans la
conversation du grand monde, elle ne se compose pas, comme
la no^tre, de mots qu'un hasard, une application, une allusion,
rendent ridicules, de mots enfin qui, ayant subi toutes lesaven-
tures de la socie? te? , sont proscrits injustement peut-e^tre, mais ne
sauraient plus e^tre admis. La cole`re s'est souvent exprime? e en allemand, mais on n'en a pas fait l'arme du persiflage ; et les pa-
roles dont on se sert sont encore dans toute leur ve? rite? et dans
toute leur force; c'est une facilite? de plus : mais aussi l'on peut
exprimer avec le franc? ais mille observations fines, et se permet-
tre mille tours d'adresse dont la langue allemande est jusqu'a`
pre? sent incapable.
Il faut se mesurer avec les ide? es en allemand, avec les person-
nes en franc? ais; il faut creuser a` l'aide de l'allemand , il faut ar-
river au but en parlant franc? ais; l'un doit peindre la nature, et
l'autre la socie? te? . Goethe fait dire dans son roman de Wilhelm Meister,a` unefemme allemande, qu'elle s'aperc? ut que sonamaut
voulait la quitter, parce qu'il lui e? crivait en franc? ais. Il y a bien
des phrases en effet dans notre langue, pour dire en me^me temps
et ne pas dire, pour faire espe? rer sans promettre, pour promtttre
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? DE L'ALLEMAGNE DU NOIUJ. fi7
me^me sans se lier. L'allemand est moins flexible, et il fait bien
de rester tel, car rien n'inspire plus de de? gou^t que cette langue
tudesque, quand elle est employe? e aux mensonges, de quelque
nature qu'ils soient. Sa construction trai^nante, ses consonnes
multiplie? es, sa grammaire savante, ne lui permettent aucune
gra^ce dans la souplesse; et l'on dirait qu'ellese roidit d'elle-me^me contre l'intention de celui qui la parle, de`s qu'on veut la faire
servir a` trahir la ve? rite? .
CHAPITRE XIII.
De l'Allemagne du Nord.
Les premie`res impressions qu'on rec? oit en arrivant dans le
nord de l'Allemagne, surtout au milieu de l'hiver, sont extre^-
mement tristes; et je ne suis pas e? tonne? e que ces impressions
aient empe^che? la plupart des Franc? ais que l'exil a conduits dans
ce pays, de l'observer sans pre? vention. Cette frontie`re du Rhin
est solennelle; on craint, en la passant, de s'entendre prononcer
ce mot terrible: Vous e^tes hors de France. C'est eu vain que
l'esprit juge avec impartialite? le pays qui nous a vus nai^tre, nos
affections ne s'en de? tachent jamais; et quand on est contraint
a` le quitter, l'existence semble de? racine? e, on se devient comme
e? tranger a` soi-me^me. Les plus simples usages, comme les rela-
tions lesplus intimes; les inte? re^ts les plus graves, comme les
moindres plaisirs, tout e? tait de la patrie ; tout n'en est plus. On
ne rencontre personne qui puisse vous parler d'autrefois, per-
sonne qui vous atteste l'identite? des jours passe? s avec les jours
actuels; la destine? e recommence, sans que la confiance des pre-
mie`res anne? es se renouvelle; l'on change de monde, sans avoir
change? de coeur. Ainsi l'exil condamne a` se survivre; les adieux,
les se? parations, tout est comme a` l'instant de la mort, et l'on
y assiste cependant avec les forces entie`res de la vie.
J'e? tais, il y a six ans, sur les bords du Rhin, attendant la bar-
que qui devait me conduire a` l'autre rive; le temps e? tait froid , le
ciel obscur, et tout me semblait un pre? sage funeste. Quand la
douleur agite violemment notre a^me, on ne peut se persuader
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? 68 DE L'ALLEMAGNE uu NORD.
que la nature y soit indiffe? rente; il est permis a` l'homme d'attri-
buer quelque puissance a` ses peines; ce n'est pas de l'orgueil,
c'est de la confiance dans la ce? leste pitie? . Je m'inquie? tais pour
mes enfants, quoiqu'ils ne fussent pas encore dans l'a^ge de sen-
tir ces e? motions de l'a^me qui re? pandent l'effroi sur tous les objets exte? rieurs. Mes domestiques franc? ais s'impatientaient de la
lenteur allemande, et s'e? tonnaient de n'e^tre pas compris quand
ils parlaient la seule langue qu'ils crussent admise dans les pays
civilise? s. Il y avait dans notre bac une vieille femme allemande,
assise sur une charrette; elle ne voulait pas en descendre me^me
pour traverser le fleuve. --Vous e^tes bien tranquille! lui dis-je.
-- Oui, me re? pondit-elle, pourquoi faire du bruit? -- Ces sim-
ples mots me frappe`rent en effet, pourquoi faire dubruit? Mais
quand des ge? ne? rations entie`res traverseraient la vie en silence,
le malheur et la mort ne les observeraient pas moins, et sauraient
de me^me les atteindre.
En arrivant sur le rivage oppose? , j'entendis le cor des postil-
lons, dont les sons aigus et faux semblaient annoncer un triste
de? part vers un triste se? jour. La terre e? tait couverte de neige;
des petites fene^tres, dont les maisons sont perce? es, sortaient
les te^tes de quelques habitants, que le bruit d'une voiture arra-
chait a` leurs monotones occupations; une espe`ce de bascule,
qui fait mouvoir la poutre avec laquelle on ferme la barrie`re,
dispense celui qui demande le pe? age aux voyageurs de sortir de
sa maison pour recevoir l'argent qu'on doit lui payer. Tout est
calcule? pour e^tre immobile; et l'homme qui pense, comme celui
dont l'existence n'est que mate? rielle, de? daignent tous les deux
e? galement la distraction du dehors.
Les campagnes de? sertes, les maisons noircies par la fume?
